
Après la publication de deux premiers romans passés inaperçus et un silence littéraire de plus de vingt ans, Italo Svevo est devenu célèbre avec La Conscience de Zeno, son troisième et dernier roman paru de son vivant en 1923. L’auteur triestin y dépeint sous les traits de Zeno, son double à peine déguisé, un personnage aboulique, souffreteux et néanmoins souriant.
La réputation de ce livre doit beaucoup à son statut de premier roman psychanalytique de l’histoire littéraire, puisqu’il décrit des séances d’analyse et se présente même sous la forme d’une autobiographie écrite par le protagoniste à la demande de son analyste. Mais sans être usurpée, cette réputation ne dit rien de ce qu’est avant tout le roman : un chef-d’œuvre d’ironie. Au reste, rien de ce qu’y raconte Svevo sous une plume d’emprunt n’est étranger à sa propre vie.
Tout commence par un tabagisme compulsif qui entraîne Zeno à fumer perpétuellement sa dernière cigarette après le séisme qu’a provoqué en lui la mort de son père. Viennent ensuite ses amours malheureuses puisqu’il est ballotté entre trois sœurs : la première qui ne veut pas de lui alors qu'il est épris d’elle, la deuxième qui ne veut pas non plus de lui alors qu'il s'est rabattu sur elle et la troisième qui veut bien de lui alors qu’il ne l’aime pas.
De guerre lasse, il se résout au mariage avec la troisième des sœurs qui, après des fiançailles plutôt glaçantes, le surprend par des charmes insoupçonnés au point qu’il s’éprend d’elle. Mais dès le retour du voyage de noces, l’insatisfaction revient et le pousse à prendre une maîtresse, non par désamour, mais par ennui – et peut-être aussi par dépit parce qu’il trouve en son épouse une personne plus vigoureuse que lui.
Dans ses affaires commerciales, Zeno ne connaît guère plus de réussite ou de satisfaction que dans sa vie conjugale. Avec son beau-frère, marié à celle des trois sœurs qui avait ses préférences, il forme une association qui est plaisamment comparée au duo formé par Don Quichotte et Sancho Pança, avec pour lui le rôle de l’écuyer en raison de sa prudence. Ses fortunes diverses dans les affaires répondent à celles qu’il a pu avoir en amour.
Zeno est malhabile ou maladroit, et peut-être même malade ; du moins le croit-il et, à force de le croire, il finit par le devenir. Son manque de volonté pour arrêter de fumer et ses insatisfactions perpétuelles, en amour comme dans le reste de sa vie, se manifestent par de petits maux physiques, à commencer par un boitillement étrange et quasi permanent. C’est cette accumulation de maux qui l’a conduit dans le cabinet d’un psychanalyste et, par suite, à l’écriture du récit de sa vie.
Tout en se racontant, il se met à philosopher (ne porte-t-il pas, à une lettre près, le nom du père du stoïcisme ?) sur la maladie considérée comme un état normal de la vie. Selon lui, la santé absolue ou permanente n’existe pas ; il n’y a qu’un fragile équilibre improprement appelé « santé » entre deux maux, le goitre et l’œdème, l’un résultant d’une dépense de vitalité excessive et l’autre d’un défaut de vitalité congénital. C’est là le point de vue d’un savant improvisé qui n’oublie pas d’être spirituel.
Il est toutefois permis de se demander si Zeno n’a pas la manie de ces esprits paresseux ou morbides qui prennent leur cas pour une généralité. En vérité, il n’est pas seul dans son mal-être ; il côtoie aussi la maladie à travers ses proches qui tous connaissent, à des degrés divers, leurs propres maux. Il se fait donc l’observateur de l’humanité à travers eux et acquiert par là même une supériorité vis-à-vis de ceux qui, comme son épouse ou son beau-frère, paraissaient plus actifs ou volontaires que lui.
La faiblesse de Zeno est une faiblesse du caractère, non de l’esprit. Elle est la conséquence nullement paradoxale de son goût pour l’observation ou l’introspection qui l’entrave dans ses actions. Il y voit même un effet de la nature humaine ou de la vie sociale, voire d’une loi universelle : à mesure que l’homme devient plus intelligent, il devient aussi plus faible. Ce point de vue philosophiquement vitaliste, qui est à l’évidence celui de l’auteur et non seulement de son personnage, témoigne moins d’une proximité avec les vues de Freud que de l’influence des idées de Darwin et de Nietzsche.
Du reste, Zeno ne doit rien – et c’est toute la dérision du roman – à la psychanalyse, ni même à son analyste. Il a beau avoir joué son rôle de malade auprès de ce dernier, il se trouve plus mal à la fin de ce qu’il appelle sa cure et, comble du sacrilège, regarde cette nouvelle thérapie (dont Svevo a pourtant voulu se faire le promoteur en Italie) comme une « illusion absurde », en l’apparentant au spiritisme. Cette critique sans nuances de la thérapie analytique explique que le même analyste ait décidé – comme il le dit dans la fausse préface du livre – de publier l’autobiographie de son patient par vengeance.
En tout cas, Zeno se sent guéri au bout du compte, car il a compris que la maladie était le lot de l’homme moderne en raison d’une vie « polluée à sa racine ». Tout effort pour permettre à celui-ci d’avoir une pleine santé, comme les bêtes qui peuplent la nature, est vain et les outils, toujours plus nombreux, qu’il se donne pour paraître dominer le monde ne font qu’aggraver son mal-être. Le remède, le grand remède, espère un Zeno ironique ou simplement visionnaire, ne pourrait venir que d’une énorme explosion au centre de la terre qui ferait revenir celle-ci à l’état d’une nébuleuse sans parasites ni maladies.
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