Écrivains en Résistance VIIème volet : Jorge Semprun

 Jorge Semprún (©Cinétévé).


On connait le Jorge Semprun brillant scénariste de films incontournables tels le « Z » de Costa-Gavras ou le Dreyfus d’Yves Boisset. Antifranquiste durant la guerre d’Espagne, Résistant contre l’Occupant nazi au cœur du maquis français, puis engagé après la guerre dans une critique ouverte du stalinisme, Semprun a construit sa vie autour du seul fait qui, à ses yeux méritait qu’on s’y accroche : le refus de toute forme de dictature. Que ce soient des scénari comme l’Aveu ou Z, Dreyfus ou Section Spéciale, Semprun a résisté avec sa plume, son intelligence et sa volonté sans jamais renier ses engagements d’Européen de gauche.

Celui qui fut également ministre de la Culture dans le gouvernement de Felipe Gonzales de 1988 à 1991 m’a semblé, en tant qu’écrivain, parfaitement désigné pour clôturer ce cycle de célébration du 80ème anniversaire de la libération du camp d’Auschwitz et du symbole qu’elle renferme. Son œuvre littéraire se suffit d’ailleurs à elle-même pour illustrer ce propos. Avec le Grand Voyage, son premier opus littéraire paru en 1963 chez Gallimard, Semprun tente à sa manière, autrement dit ses mots, d’exorciser les années passées à Büchenwald. Entre le moment de son arrestation par les nazis et celui où il arrive au camp de concentration, Semprun immerge le lecteur dans un espace-temps où les hommes quittent la vie pour arriver au seuil de la mort. Plus le train se rapproche de Büchenwald, plus les personnes entassées dans le wagon plombé où se trouve le personnage central finissent, peu à peu, par perdre ce qui reste de leur humanité. À vue de mot, pour ainsi dire, le lecteur a la singulière impression de les voir se noyer. Le Temps n’existe plus. Hors de portée des malheureux, un simple grillage d’à peine quelques centimètres carrées exhale un air glacial. Le train parcours des paysages que personne ne voit. On y meurt dans la plus totale impudeur. Le personnage central — Semprun ? — se raconte à un homme qu’il ne connaît pas. Parfois, durant des heures, voire plus, le train stationne sans qu’on sache pourquoi. Pas d’eau, pas de nourriture. Les plus fragiles se décrochent de la vie. Tout le monde est si pressuré, que les cadavres coudoient les vivants. Arrivés au camp de Büchenwald, quand les portes s’ouvrent enfin, entre les SS et les chiens policiers dressés à tuer, ceux qui n’ont pas eu la chance de mourir dans ce cercueil sur rail, savent qu’ils viennent d’entrer dans un univers parallèle où les humains n’ont guère leur place.

Le Grand Voyage est construit à partir de phrases courtes. Il suffit de lire le texte à haute voix pour avoir une impression d’essoufflement : à peine une phrase dite, qu’une autre vient se buter à la gorge. Appelons cela la texture comme on dit de la texture d’une pâte. Le Grand Voyage décrit la lente et inexorable descente dans l’univers de l’inhumanité déshumanisation. Les SS ne sont pas là seulement l’assassiner, mais pour le déshumaniser avant de le faire disparaître de la surface des vivants, ce qui est sans doute pire que la mort.

Jorge Semprun malgré l’écriture du Grand Voyage ne se remettra jamais de son expérience à Büchenwald. Avec l’Écriture ou la Vie paru en 1994, il continue sa recherche de lui-même — si tant est qu’une telle entreprise ne s’arrête jamais — mais en touchant là ou ça fait mal. L’Écriture ou la Vie marque un tournant décisif dans la carrière littéraire de Semprun. En 1995 il publie coup sur coup deux livres importants, Mal et Modernité et Se taire est impossible (avec Elie Wiesel) et en 2012 Exercices de Survie. Écrire, est la seule thérapie possible. Écrire pour survivre. Écrire pour continuer de vivre. Par une sorte de besoin irrépressible, il n’a jamais cessé de mener une réflexion en profondeur sur tout ce qui touche à la mémoire en convoquant aussi bien ses souvenirs espagnols dans les rangs des antifranquistes que ceux, plus cauchemardesques encore de Büchenwald.

À l’instar de Vercors, Lévi, Schwartz-Bart et de tant d’autres, Semprun a résisté toute sa vie contre les injustices. Aussi n’a-t-il fait que son dur métier d’homme. En cette période où les bruits de bottes martèlent particulièrement nos consciences, n’oublions jamais qu’il suffit de très peu pour que la Bête reviennent rugir hors la mémoire et sauter à la figure des humains.

Laissez-nous un commentaire

Plus récente Plus ancienne