Avant qu’il ne soit trop tard de Kamel Daoud (édition Presses de la Cité)

 Avant qu'il ne soit trop tard de Kamel Daoud, aux éditions Les Presses de la Cité.


À sa manière, le journaliste est une sorte d’urgentiste. L’un et l’autre ont l’obligation de ne pas se perdre en conjectures, de traiter le problème en n’ayant en tête qu’un seul objectif  : agir tout de suite pour ne pas laisser la blessure emporter le corps tout entier. L’un et l’autre sont pris dans l’étau de l’immédiateté. Car, si l’urgentiste se doit d’avoir le geste sûr, le journaliste se doit d’avoir le mot tout aussi sûr sous peine de se perdre dans des circonvolutions que, à la limite, un écrivain, seul, peut se permettre. 


Kamel Daoud, comme beaucoup de ses confrères est à la fois écrivain et journaliste. Le distinguo est important : l’écrivain écrit là où le journaliste crie. Les éditions des Presses de la Cité, en publiant dix ans de chroniques écrites à chaud par Kamel Daoud nous offrent la possibilité de réfléchir sur les gens, sur les choses et sur le temps qui passe. N’attendez pas en lisant ces textes que Daoud vous livre je ne sais quelle recette contre la somnolence intellectuelle qui fait que, après un choc, après une catastrophe ou bien après une simple info vue à la télévision entre la poire et le fromage, on finit par en oublier et le sens et la profondeur.


Faites une expérience. Vous ouvrez chaque semaine votre hebdomadaire préféré, et, comme chaque semaine, vous vous précipitez sur le papier du journaliste, que, pour une raison très personnelle, vous avez décidé de suivre la carrière. Et, comme toutes les semaines, vous vous dites « si seulement tous les gens pouvaient penser comme lui, s’ils avaient la même intelligence, la même perspicacité, la même lucidité ! Mais… »  Et là votre pensée bute sur un silence pour le moins dubitatif. Vous savez que derrière ce « mais » qui ne demandait qu’à préciser votre pensée, il n’y a rien pour la bonne et simple raison que personne — c’est en tous les cas votre conviction — n’a ni le cran ni la manière pour écrire « aussi juste » ; bref, d’une semaine à l’autre, et sans vraiment de surprise, la lecture du papier de votre journaliste préféré vous comble d’aise. Il suffit — pour une raison ou pour une autre — que votre journaliste préféré n’écrive plus dans les colonnes de votre journal, pour que vous perdiez pied. C’est comme si vos habitudes en avait pris un sacré coup, car, sans vous en rendre compte, vous avez aimé cet hebdomadaire précisément parce que vous avez aimé la prose de votre journaliste préféré. L’habitude est toujours très mauvaise conseillère : elle érode nos sens, émousse nos réactions. Sans comprendre le mécanisme de la chose, vous finissez par vous habituer à son « absence » jusqu’au jour où, vous découvrez en librairie un livre signé de lui et qui regroupe l’essentiel de dix ans de chroniques. Vous sautez de joie et une fois rentré chez vous, vous vous plongez dans la lecture dudit ouvrage. Or, les chroniques que, goulûment, vous relisez n’ont plus le même impact. Vous découvrez que beaucoup de temps et d’événements ont coulé sous les ponts de l’histoire au point que les textes vous paraissent plus forts, plus prophétiques même. Et tout à coup, vous découvrez que ce journaliste qui vous a enchanté durant des années, n’avait pas écrit pour VOUS faire plaisir mais pour vous alerter sur un monde dangereux parce que fragile, et fragile parce qu’ayant perdu confiance en lui-même.  


Avant qu’il ne soit trop tard donne parfaitement cet effet. Lire les chroniques que Kamel Daoud a écrites durant toutes ces années, c’est comme si, par je ne sais quelle puissance terrifiante, elles se rappelaient brutalement à notre souvenir. Pendant des années nous avons lu la prose de Kamel Daoud, nous en avons apprécié son style flamboyant et nous avons apprécié son courage. Avec Meursault Contre-enquête et plus encore avec Houris, nous avons découvert chez cet homme dont la sensibilité à fleur de peau nous émouvait, à quel point il est dur d’être une sentinelle face à un monde qui ne cesse de perdre ses repères — il est toujours plus confortable de faire l’autruche. Kamel Daoud ne nous apprend pas dix années d’une histoire mais nous rappelle nos dix années de surdité et d’aveuglement.


Avant qu’il ne soit trop tard n’est pas le genre de livre qu’on se plaît à lire ; pour tout dire, l’ouvrage est …gênant. Car, il nous renvoie à notre silence sans pour autant nous vilipender. Bien au contraire, il nous susurre à l’oreille que rien n’est encore perdu et surtout qu’il ne faut jamais avoir peur des Cassandre ; bien au contraire. Nous sommes comme les deux enchaînés dans la Caverne de Platon. Vautrés dans notre confort, nous pensons que notre condition d’humain est sans histoire, alors que l’Histoire, la vraie, n’a rien de confortable. Daoud nous sort de notre caverne pour brutalement nous jeter dans la réalité. Avant qu’il ne soit trop tard n’est ni un simple recueil de chroniques ni un roman mais tout simplement NOTRE quotidien. Cela nous est proprement insupportable parce que nous apprenons ligne après ligne, page après page que nous n’avons rien à gagner à n’être que de passifs observateurs. 


On pourra dire que Kamel Daoud écrit, pense et agit en fonction de sa propre histoire. La guerre civile en Algérie, comment pourrait-il l’oublier ? Elle est en lui à jamais. Ce qu’il a vécu, il nous dit que nous le vivrons nous-mêmes un jour ou l’autre. Il le clame mais nous ne voulons pas le croire parce que nous sommes persuadés que l’Europe n’est pas l’Algérie et que l’Occident n’est pas l’Orient. Pourtant au fil des pages, au fil de ces dix années d’histoire que nous livre le dernier opus de Kamel Daoud, force est de constater que rien ne se déroule comme prévu. C’est comme ça. C’est ça l’Histoire. 


Kamel Daoud est un esprit libre, c’est-à-dire indépendant, mais pas hors les murs du monde politique ; bien au contraire. À l’instar d’autres intellectuels algériens, il est un empêcheur de mentir en rond. Non seulement la réflexion à laquelle il nous invite est loin d’être anodine, mais elle agit comme un antidote salutaire. Voilà pourquoi, Avant qu’il ne soit trop tard, est tout sauf un livre pessimiste. Il nous encourage à garder les yeux ouverts, à ne jamais croire les idéologues, ceux-là mêmes qui disent que derrière un musulman il y a « forcément » un islamiste qui sommeille ; de même il nous conjure d’écouter notre intelligence au lieu de capituler devant nos fantasmes.  « Je tente de comprendre les Français et de déchiffrer mon propre regard. Je découvre le plaisir coûteux d’être libre » tels sont les mots qui clôturent la préface écrite par lui. La définition est belle tout autant qu’elle est dure et terrifiante. Et comme Kamel Daoud ne laisse rien au hasard, en guise de postface, c’est un texte émouvant qu’il nous livre sur son ami Boualem Sansal qui sais mieux que personne à quel point il est coûteux d’être libre : « Parce que, si maintenant on répète sans s’épuiser, que Sansal doit être libre, il faut le répéter aussi pour toute l’Algérie. (…) Sansal nous observe, s’appuie sur nos vacarmes et nos proclamations, il tient par nous aussi. C’est l’action, et non les cimetières, qui distingue les morts des vivants. »

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