■ Primo Levi en 1980 (MARCELLO MANCARIN/LEEMAGE).
Vous qui entrez ici, laissez toute espérance (Divine Comédie, l’Enfer Chant III)
Le 11 avril 1987 à Turin, l’écrivain et ingénieur chimiste Primo Lévi, 68 ans, se suicide. En se jetant du haut des escaliers de son immeuble. « Primo Lévy ne s’est pas donné la mort, il s’est donné à la mort, » dira Elie Wiesel. La pensée est dure, abrupte, acérée même, mais tragiquement vraie. Primo Lévi est un rescapé d’Auschwitz « j’ai été arrêté en 1944, ce qui, sans doute, m’a sauvé la vie » confiera-t-il comme pour s’en excuser. Être un rescapé des camps de la mort, c’est se dire que l’existence ne pourra plus jamais être normale. C’est avancer dans le temps qu’il reste à survivre en ayant connu mille désespérances, mille morts. Être un rescapé c’est vivre avec l’effroyable sentiment de culpabilité d’avoir survécu aux autres. C’est errer parmi les vivants sans jamais en finir avec une mémoire infestée de cauchemars.
Ici, il n’y a pas de pourquoi.
Quarante-deux ans après avoir été exfiltré de la mort nazie par l’Armée Rouge, Primo Lévi n’avait toujours pas réussi à « remettre la machine en marche » comme disait David Mendel, son médecin et ami. Chimiste dans la vie civile mais survivant dans la vie réelle, il ne cessera jamais de se demander pourquoi la mort l’a épargné. Il n’avait jamais oublié où, ce jour d’hiver, torturé par la soif, il avait « volé » un glaçon. Un SS le lui avait brutalement arraché ? « Warum ?» (pourquoi) lui avait-il demandé : « hier ist kein warum » (ici, il n’y a pas de pourquoi) Si c’est un homme, paru en 1947 n’est pas un livre : c’est un cimetière de papier où les mots sont des pierres tombales sous lesquelles dorment ses camarades telle une cohorte de fantômes croisant page après page les vrais-vivants lecteurs que nous sommes.
En 1947, beaucoup voulaient tourner la page. Lévi eut toutes les difficultés pour trouver un éditeur. Ce fut un anti-fasciste de la première heure, le sénateur Franco Antonicelli qui le publia à 2500 exemplaires. Pour Primo l’important était de laisser une trace pour les générations à venir. Ce fut précisément les écoliers qui réveillèrent la couarde anesthésie de leurs aînés. Invité dans plus de 130 établissements Primo Lévi a raconté un monde déshumanisé et déshumanisant où les « triangles verts » (droits communs) avaient le droit de vie ou de mort sur les « étoiles jaunes » (les Juifs). C’est ça l’enfer : chacun pour soi et le diable pour tous.
« Attention avec les lycéens, Primo. Ce sont encore des gosses. Tu ne dois pas les traumatiser » lui avait-on dit. Est-ce sa faute si sa mémoire ressemble à une falaise d’où la raison peut tomber à tout moment ? Pourtant, cette jeunesse encore lovée dans les rets de l’adolescence ne s’était pas gênée pour l’assaillir d’une foule de questions plus scabreuses les unes que les autres.
Des mots bruts de décoffrage.
Si c’est un Homme est un cri. Raconter le quotidien d’un camp d’extermination quand, miraculeusement on a pu s’en tirer, ce n’est pas construire des phrases tout en figure de style, c’est bon pour les romans avec des personnages bien travaillés, de gentils héros et de furieux salopards. Chez Primo Lévi, les mots sont bruts de décoffrage, les visages des prisonniers sont décrits sans s’attarder dans le détail et les scènes de cet « non-vie quotidienne » sont livrées à notre regard sans ménagement. Il est un fait, qu’aucun kapo, aucun SS n’a de nom dans ce livre parce que, aimait-il à dire, la haine est personnelle dirigée contre une personne, un visage. Primo Lévi n’a pas pardonné, et pour tout dire, là n’est pas la question. Face aux jeunes qui le questionnaient, il a voulu faire passer un message bien plus important : la seule faute à ne pas faire c’est justement de faire comme si, de continuer de vivre en se bouchant les oreilles, en s’occultant les yeux et en se bâillonnant. Si c’est un Homme doit être un signal d’alarme pour réveiller nos consciences ankylosées.
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