Avec un couteau et une fourchette

 Illustration de François Guery.


Comment la Russie éternelle, la « Maison Russie », sous Poutine, réalise-t-elle la défense de ses frontières avec le monde extérieur ? Comme un propriétaire inquiet de ses réels ou éventuels voisins : elle achète à bas prix, ou même occupe, ou pire démolit, et laisse dans l’état, les maisons avoisinantes, n’entretenant que la sienne. Ainsi, pas de mitoyenneté, pas de problème de voisinage.

Autre image : le couteau et la fourchette. Avec le couteau, elle découpe, déchiquète, lacère ses voisins : Tchétchénie, Biélorussie, Géorgie, Ukraine. Une fois ces voisins coupés en morceaux, la fourchette entre en jeu, on mange. Un morceau est ingéré, un autre est préparé pour l’être plus tard. Des préparations font que ce qui reste en apparence intact est en réalité transformé à l’avance en repas : ces pays sont neutralisés, vassalisés par le jeu d’élections truquées, ou bien, rendus favorables à l’ogre par la terreur. La Tchéchénie, la Géorgie, la Biélorussie ont des « dirigeants » aux ordres, incapables de résister, rendus complices de nouvelles agressions sur leurs voisins encore indépendants. Quant à l’actualité encore indéfinie, on a compris qu’une fois le « dictateur » Zélensky écarté, ce que Poutine réclame, ce qui resterait de l’Ukraine indépendante ne le resterait pas longtemps, et qu’un fantoche lui succèderait par le jeu de manœuvres dont on a l’habitude.

On dit que les résineux, les sapins et autres conifères, laissent goutter sous leurs branches une liqueur empoisonnée, qui tue toute végétation et même, en ruisselant, contamine les cours d’eau voisins, et tue la faune. C’est encore une autre image des relations coutumières de cette Russie avec son dehors, elle qui a à son « actif » d’avoir rendue invivable, sous Staline, la moitié de l’Europe, notre Europe, découpée d’abord avec l’assentiment d’Hitler ( la Pologne), puis, à Yalta, des dirigeants du « monde libre ». Les allemands le comprennent mieux que nous, pour avoir perdu dans l’affaire leur moitié orientale pendant deux générations.

Mieux que nous ! Ce n’est pas difficile, quand on voit des partis d’opposition reprocher à notre président en exercice d’« instrumentaliser » le problème russe pour empêcher leurs négociations lunaires sur l’âge de la retraite.

Sommes-nous concernés ? Menacés d’une conquête territoriale, les chars russes défilant sur les Champs Elysées ? Présenter les choses ainsi est déjà se moquer, c’est parler pour paralyser notre action défensive. Le plan des Russes, puisqu’eux en ont, est de « neutraliser » tout ce qui menace : il faut comprendre ce sentiment de menace qui est leur, pour anticiper sur les actions neutralisantes à craindre.

Naturellement, personne en Russie n’imagine sérieusement une menace sur ses frontières, de l’OTAN en particulier, et les précédents de Napoléon et d’Hitler sont là pour étoffer une fable servie au bon peuple patriote, afin de satisfaire son désir de sécurité en montrant les dents.

Sommes-nous alors une menace ? Laquelle ? Comment la France, par exemple, menacerait-elle en quelque chose la Russie telle qu’elle est et entend rester ?

Pour le savoir, autant écouter Poutine déverser sa bile sur les tares de l’occident européen. Il est intarissable. Il se cramponne à un statu quo que nous menaçons, en étant ce que nous sommes, et en exerçant une contagion subliminale. C’est au point que cet apparatchik dans l’âme, formé au KGB, se sentirait en phase avec les popes orthodoxes martyrisés jadis par staline.

La France est en avance dans cette menace subtile et invisible. Depuis la guerre, elle a connu et voulu des « avancées » éthiques, que Poutine caricature. Des droits nouveaux ont été inaugurés. Si partout dans le monde on résiste aux droits des femmes, des minorités, que ce soit en termes de sexe ou d’appartenance, ici, on les consacre, au point qu’une opposition par obstruction oppose sans cesse la lettre et la réalité de ces droits, comme si nous étions encore traditionnels. Poutine ironise alors : contre le droit au divorce par consentement mutuel, il argumente en caricaturant : nos enfants ont un parent n°1, °2,°3,°4 etc, au lieu d’avoir père et mère. Notre sexe est amovible, à la carte. Toutes les nouvelles libertés accordées aux individus sortis du carcan de la tradition ancestrale menacent la société russe corsetée dans tous les archaïsmes, hérissée contre la contagion de nos mauvaises mœurs.

Nous menaçons donc, par l’exemple qu’il dit mauvais, ce qu’ils sont, et nous les menaçons en étant comme nous sommes : attention à leur peur panique ! Attention à l’envie furieuse qu’ils ont de piétiner, d’écrabouiller les mécréants que nous sommes à leurs yeux !

Cette envie, palpable et écoeurante, cette envie de meurtre, ne se déploiera pas, à mon idée, sous les mêmes formes que leur action destructrice en Ukraine. Ils combattent une séduction, qu’ils prennent pour une offense. Mais leurs idéologues, du genre de ce Douguine dont j’ai parlé dans Le Contemporain [Eurasie, continent perdu ?, avril 2024, I et II, NDLR] jadis, s’inspirent eux-mêmes de nos propres ennemis intérieurs, ceux qui nous en veulent de tout, qui critiquent tout dans la société nouvelle issue de la dernière guerre, ils recopient notre extrême droite. Douguine, De Benoist pensent ensemble.

Si bien que leur action peut très bien consister à laisser ceux-là, ces intégristes, chasser la mauvaise graine, en donnant les coups de pouce utiles au bon moment. Comme la croisade de Trump aux USA a pris en ce moment même un tournant très comparable, la voie semble libre pour nous subvertir à peu de frais, en économisant les frais immenses d’une invasion armée: des élections pour nous débarrasser de notre tyran, élu et réélu, élections si possible anticipées, avec une aide insolente accordée à nos partis d’opposition.

Nous voici, de ce fait, mis devant nous-mêmes : sommes-nous attachés à ces libertés que nous avons conquises, et que des peuples emprisonnés nous envient, ou bien, déjà prêts à les brader pour finalement, et illusoirement, avoir la paix ?

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