Après l’échec de La Nuit Vénitienne (1830), Alfred de Musset (1810-1857) ne renonce pas au genre dramatique ; mais les pièces qu’il publiera dans Un spectacle dans un fauteuil (1833 et 1834), puis dans les Comédies et Proverbes (1840 et 1854) seront écrites pour la lecture et non pour la scène. Ainsi, l’éternel enfant du siècle peut donner libre cours à sa fantaisie, évoquer ses tourments sentimentaux tout en s’adressant à l’imagination de son lectorat.
Nous sommes en 1834 lorsque paraît « On ne badine pas avec l’amour » dans la revue des deux mondes. Avant de se placer lui-même, avec sa vie et ses souffrances au cœur de son œuvre lyrique, Musset s’exprime indirectement à travers ses héros. Ainsi, la pièce se fait le miroir de sa tumultueuse liaison avec George Sand dont on retrouve un passage de sa correspondance dans la célèbre tirade de Perdican ( acte II scène V.) Après s’être dédoublé sous les traits d’Octave, libertin spirituel dans Les caprices de Marianne, c’est à travers le personnage de Perdican que le poète expose son tiraillement entre l’idéal romantique et le mal du siècle. Musset, de par son histoire avec George Sand, la mort récente de son père et le regret d’un Empire qu’il n’a pas connu, se laisse aller à la mélancolie. L'amour lui apparait comme une quête illusoire tant la frivolité des rapports sociaux de l’époque nuisent à ce qu’il envisage comme des liens profonds. On ne badine pas avec l’amour s’inscrit donc comme un ouvrage majeur dans l’œuvre de Musset. Et pour cause, au-delà de la simplicité que son titre pourrait invoquer, la pièce ne peut se réduire à une simple intrigue sentimentale engendrée par dépit amoureux. Conséquences de l’orgueil, mal du siècle, complexité des relations humaines, Musset offre une représentation poignante et intemporelle de l’amour mais également des limites du jeu amoureux.
Fantaisie, lyrisme et vérité humaine
À la tension extrême du drame, Musset préfère la comédie où s’épanouit avec grâce sa facilité naturelle. Comme Marivaux, il utilise un proverbe à la mode au XVIIe siècle dans plusieurs de ses œuvres mais ce qui diffère On ne badine pas avec l’amour de Il ne faut jurer de rien est bien l’ironie qui en émane. En effet, si on retiendra que la pièce fait la jonction entre drame et comédie, les répliques aux allures de duels entre les protagonistes principaux nous emmène à penser à une métaphore de l’affrontement des deux genres qui cohabitent chez Musset au moment de l’écriture. Grand amateur de fantaisie, la comédie s’inscrit comme le registre de prédilection de l’auteur de Lorenzaccio. Or, autant son échec sentimental que le mal du siècle qu’il partage avec le cénacle romantique entravent la création d’une comédie.
L’intrigue qui entoure son double littéraire est simple. Au terme de ses études, Perdican rentre au château paternel accompagné de son gouverneur Maître Blazius. Il ignore que son père a combiné une rencontre avec Camille, sa jeune cousine, dans le but de les marier. La première entrevue est plutôt décevante. Camille, pervertie par le couvent et les fausses idées que les nonnes lui ont mis en tête sur les hommes, se montre particulièrement froide et réticente. Cette résistance à laquelle il n’est pas habitué va rendre Perdican profondément amoureux de sa cousine. Blessé dans son orgueil, il entreprend néanmoins de faire la cour à la naïve Rosette, paysanne sans le sou et sœur de lait de Camille, afin de la rendre jalouse.
Finesse des mots d’esprit, subtilité des constructions psychologiques remplies de savantes autant que de touchantes ambiguïtés, ce qui pourrait se rapprocher du marivaudage n’est finalement qu’un décor chimérique. Les jeunes gens, si proches pendant l’enfance, n’ont désormais plus rien en commun si ce n’est une vanité sans pareille et un goût pour la manipulation psychologique. La fantaisie, amorcée par les potaches Blazius et Bridaine, cède alors la place à une joute verbale proche de l’assaut d’escrime. Le ton s’assombrit : Musset a trop souffert à Venise pour traiter la passion avec le sourire. Le spectre de George Sand plane sur Camille, notamment lorsqu’elle expose la duplicité des femmes qui semble être le fruit de l’amertume d’un Musset trahi par la femme qu’il aimait :
« Connaissez-vous le cœur des femmes, Perdican (…) Forcée à tromper par le monde, la tête de ce petit être sans cervelle ne pas y prendre plaisir, et mentir quelquefois par passe-temps, par folie, comme elle ment par nécessité ? »
Le temps qui passe change les êtres mais ce sont surtout les influences extérieures qui les conditionnent. Si Perdican a pu profiter de sa jeunesse en goûtant à de nombreux plaisirs, le couvent a obscurci les idées de Camille. Embrassant la vision sinistre des nonnes en matière d’amour, la jeune fille est persuadée de savoir avant l’heure ce que les autres ignorent. Cette sensation de posséder un coup d’avance sur Perdican mais également sur Rosette, l’emmène à les juger autant qu’à les mépriser.
Musset en profite pour glisser une critique acerbe de la religion déjà amorcée par le curé Bridaine, davantage intéressé par le pêché que par la prière. Les religieuses, responsables de ses récits hideux qui l’ont « empoisonnée » sont dépeintes comme des amoureuses blessées, ayant endossées le voile par dépit plus que par vocation. La religion, assimilée à un poison, plutôt que d’apporter le bonheur à Camille la conduira, tel un venin qui se répand doucement, à sa perte. Et pour cause, ce sont à des amoureuses blessées que la jeune fille confie son destin, la conduisant immanquablement à sa perte.
La construction des personnages en miroir permet de mieux en apprécier la substance. En effet, par ce procédé, le caractère des protagonistes se voit exacerbé dans leurs travers comme dans leurs bons mots.
Si le cœur de Camille est aussi glacial que sa vision de la vie est morne, celui de sa sœur de lait, Rosette est pur. Allaitée par la même nourrice, les deux filles représentent l’ambivalence féminine en matière de sentiments jusqu’à ne devenir qu’une seule et même entité. Le sort funeste de Rosette à l’issue de la pièce n’est pas hasardeux puisqu’il intervient au terme de maintes manigances de la part de Camille. Au jeu de l’amour, la noblesse de l’âme et la pureté des sentiments se voient forcément sacrifiés par l’amour lui-même puisque synonyme de perdition. Marquée par une forme de désillusion amoureuse dont l’ambiguïté entre innocence et manipulation en font un idéal féminin romantique, Camille incarne le parfait pendant de Marianne. Cette dernière, comme Camille, joue avec les hommes, se plaçant dans une position de pouvoir par ses jeux de séduction tout en refusant de se laisser toucher par la vulnérabilité de l’amour véritable.
L’influence romantique, certes particulièrement présente chez la jeune fille, se rencontre encore davantage autour du personnage de Perdican, souvenir de Musset au temps de ses amours avec Sand.
Orgueil et préjugés
Musset dépeint des personnages pris dans leurs propres vanités, et qui, par une prétendue supériorité sentimentale ou intellectuelle, s’enlisent dans la souffrance. L’orgueil transformant une pièce au ton léger en drame, après des dialogues aux allures de duels où semblent se battre la comédie et la tragédie. Leur incapacité à s’abandonner à l’amour et leur attrait pour la manipulation se révélera fatal.
Camille, à travers son fierté et son déni, joue à l’amour tout en refusant de se montrer vulnérable. Par orgueil, elle manipule Perdican, le repoussant tout en voulant qu’il reste épris d’elle. Refusant de se soumettre à ses propres sentiments par crainte de perdre son pouvoir, Camille se fait le héraut des nonnes, rentrée dans les ordres après déception sentimentale.
Perdican n’est pas dupe mais il n’échappe pas à l’orgueil. Admiré par la gent féminine lors de ses études, convoité par Rosette, il connaît son pouvoir sur les femmes. C’est cependant la cohérence avec son rêve d’enfant qui prend le pas sur ses décisions. Durant ses jeunes années, il était persuadé que son amour pour Camille serait éternel. Laisser Camille retourner à son couvent reviendrait a voir disparaître ses illusions quant à son idéal amoureux. Il ne saurait s’y résoudre. Aussi, la mélancolie ne cesse d’accompagner le personnage, autant dans sa volonté de donner rendez-vous à Camille près de l’arbre de leur enfance que dans son acharnement pour la convaincre de l’épouser. Perdican, à l’instar de Fabrice Del Dongo de La Chartreuse de Parme est amoureux de l’amour. Son objet n’est qu’un prétexte pour maintenir intactes les illusions qu’il s’est forgé. Ainsi, incarne t-il le parfait héros romantique, asservi par une quête chimérique d’un idéal inatteignable, guidé par une nostalgie destructrice. Perdican ne participe donc pas au jeu de l’amour puisque la vision qu’il en a est fantasmée. Pourtant, dans sa célèbre tirade, le jeune homme fait preuve d’une lucidité qui contraste avec son caractère idéaliste, ce qui laisse supposer qu’il s’agit en réalité de l’intervention distanciée d’un Musset ayant fait le deuil de son histoire avec George Sand :
« Adieu, Camille, retourne à ton couvent, et lorsqu’on te fera de ces récits hideux qui t’ont empoisonnée, réponds ce que je vais te dire : tous les hommes sont menteurs, inconstants, faux, bavards, hypocrites, orgueilleux et lâches, méprisables et sensuels ; toutes les femmes sont perfides, artificieuses, vaniteuses, curieuses et dépravées ; le monde n’est qu’un égout sans fond où les phoques les plus informes rampent et se tordent sur des montagnes de fange ; mais il y a au monde une chose sainte et sublime, c’est l’union de deux de ces êtres si imparfaits et si affreux. » ( acte II scène V )
Musset, autrefois animé par des idéaux inatteignables comprend que l’amour parfait décrit par les romantiques n’existe pas ; le couple étant la symbiose de deux entités elles-mêmes imparfaites. À travers l’histoire de Perdican et de Camille, l’auteur de Lorenzaccio reprend un questionnement abordé par Molière dans Le misanthrope deux siècles plus tôt : Est-il possible de concilier amour de soi et sentiment amoureux ? Peut-on renoncer à la vanité de vouloir changer l’autre et l’aimer pour ce qu’il est ? Occupés à se battre à travers des jeux de pouvoir, Perdican et Camille n’y sont pas parvenus. La mort de Rosette, synonyme de pureté sentimentale, nous rappelle que l’amour est un sujet grave à propos duquel on ne peut badiner sans commettre d’irréparables dégâts.
Leur histoire aux problématiques intemporelles nous rappelle les dangers de l’incapacité de mettre de côté son amour propre par crainte de montrer sa vulnérabilité à l’autre. À vouloir préserver sa fierté, ses convictions ou encore ses idéaux, on entérine ses possibilités d’accéder à l’amour véritable. Et pour cause, comme le dit Perdican à la scène V de l’acte II :
« On est souvent trompé en amour, souvent blessé et souvent malheureux ; mais on aime, et quand on est sur le bord de sa tombe, on se retourne pour regarder en arrière, et on se dit : j’ai souffert souvent, je me suis trompé quelquefois, mais j’ai aimé. C’est moi qui ai vécu, et non pas un être factice créé par mon orgueil et mon ennui. »
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