■ « Les Temps modernes », 1936.
Lors d’une édition en traduction allemande du Corps productif, publiée chez Merve en 2023, on m’a demandé de contribuer à une préface, chose qui donne l’occasion d’une actualisation : qu’est-ce qui était d’actualité, en 2023, dans un ouvrage publié en 1972 ? A la réflexion, et comme il s’agissait déjà alors dans ce livre de montrer un futurisme inhérent à l’industrie moderne, cette « grande industrie » dont Marx fait le portrait analytique dans le Capital, livre I, l’actualité se désignait d’elle-même : le corps productif annonce l’intelligence artificielle, il est en soi une intelligence artificielle.
Tout tient au titre choisi alors avec Didier Deleule : Le corps productif.
L’expression est de Marx lui-même, parmi d’autres aussi expressives, le Leviathan, le Grand automate… le Moloch, le moderne Briarée, toutes métaphores mettant l’accent sur la « surdimension » de cet organisme fabriqué, qui surpasse les hommes, les absorbe, consomme leurs énergies et leurs talents. Aborbe-t-il aussi bien leur intelligence, la faisant migrer vers les rouages sophistiqués de son mécanisme d’horloge ?
La question est de savoir si un corps artificiel qui est productif, peut se passer d’être intelligent, en un sens à déterminer ! L’automate est efficace comme s’il était intelligent, donc, l’intelligence ne lui est pas étrangère, et pourtant c’est un automate, une construction qui n’est ni née, ni vouée à mourir, une technè et non une physis.
Ne doit-on pas réserver le terme d’intelligence, qu’elle soit animale ou humaine, à ce qui vit : elle habite un corps qui a des nécessités, il lui faut se préserver, se reproduire, donc, se conduire de manière sensée et aboutie, et outre cela, comme Aristote le fait remarquer, l’intelligence de l’homme est une curiosité, un désir de savoir. Prêter cette qualité à un objet fabriqué de main d’homme, quelle que soit sa taille et sa fonction, ou même sa « productivité », semble métaphorique, il faudrait ajouter un « comme », un « en quelque sorte ». L’automate fait de main d’homme est un produit de son intelligence, mais il n’en hériterait que s’il était de même nature, vivant et humain. Son gigantisme, son efficacité diabolique ne changent pas ce point.
Le corps productif est un corps artificiel, un ensemble qui englobe des « corps » vivants au sens habituel, des gens, mais vit d’une autre vie, artificielle, grâce à des lois, des mécanismes d’ensemble qui en font un « organisme » agissant selon ces lois. Marx appelle d’abord « corps productif » une manufacture, par exemple un moulin situé sur une rivière, à la fin du XVIIIᵉ siècle et en Angleterre, dont le courant fait tourner les rouages, mais qu’on a reconverti en machine géante à tisser, transformant la force de l’eau en énergie agissant, par des transmissions, des systèmes complexes de poulies, sur des outils de tissage, des métiers à tisser rendus indépendants des mains humaines.
Marx montre que ce grand corps artificiel a su se doter des outils traditionnels (métier à tisser) dont disposaient les artisans, en les rattachant à la machinerie globale , qui a donc :
1-un moteur central,
2- des transmissions, poulies et cordages,
3- des outils, qui effectuent en grand et à toute vitesse les tâches de tissage qu’on effectuait avant en famille, autour du métier à tisser artisanal.
C’est ainsi que la région de Manchester ruine les familles indiennes qui tissaient traditionnellement des cotonnades, elle les fabrique « industriellement » à la chaîne, plus vite et donc, en quantités dites industrielles.
A quoi tient ce succès historique des manufactures anglaises, ensuite imitées partout ? C’est là que se situe l’interprétation importante.
Il y avait dans l’artisanat traditionnel une véritable intelligence, capable de réaliser des ouvrages délicats, raffinés, grâce à un savoir-faire hérité de générations d’artisans, grâce à des outils efficaces, perfectionnés sur des siècles, voire bien plus, grâce à des « secrets de métier » transmis sélectivement.
Cette intelligence secrète ancestrale a été notée, étudiée, décrite, notamment par des encyclopédistes, puis, interprétée et transposée dans des machines par des ingénieurs, et confiée à des entrepreneurs convertissant leur fortune dans cette branche émergente de production. Le capitalisme industriel tient à cette mutation historique. L’intelligence des artisans, cachée dans leurs secrets de métier, instituée dans les corporations de métier, a été extraite, capitalisée, gigantifiée, accélérée par cette migration vers les manufatures, en même temps qu’ils devenaient eux-mêmes utilisateurs du nouveau système.
En ce sens, on peut dire que les machines industrielles ont bien incorporé de l’intelligence, sauf qu’au lieu d’être d’origine artisanale et attachée à des hommes habiles, cette intelligence provient de la connaissance des métiers, donc d’esprits encyclopédiques, puis d’ingénieurs mettant ces connaissances en pratique et concevant un organisme artificiel capable d’appliquer ces connaissances à un secteur de production donné, ce qui a donné lieu à la polémique de Marx et depuis, de tous les marxistes, puisqu’il s’agit de rentabiliser un investissement en capital.
Il reste que le corps productif est un automate, qui une fois monté, se passe largement des compétences des uns et des autres, tant qu’il fonctionne comme prévu : accessible à des améliorations, il peut s’adjoindre des mécanismes d’autorégulation, des sécurités, il est programmable. Marx cherche à souligner le côté emprise ou domination de ce corps sur les corps vivants qu’il « subsume », et en l’appelant un « organisme », il veut fomenter une révolte d’ordre politique contre lui, comme si c’était un adversaire quasi humain, du genre vampire. Pourtant, c’est un artefact, doté de capacités qui ont été conçues et pensées par des hommes, et l’idée de Marx, le mort domine le vivant, est littéralement fausse puisque n’étant pas en vie, il ne peut être mort.
Reste à extrapoler jusqu’à nous, puisqu’ici, on discute des commencements de l’automate productif, dans les années 1780 ! Deux siècles et demi déjà !
Il y a deux sens au mot « archaïque » : d’un côté c’est du passé, et de l’autre c’est le principe encore et toujours actif d’une innovation féconde, même si ses formes actuelles sont méconnaissables au premier regard. L’intelligence artificielle qui est la vedette du jour, IA, ou AI en anglais, est-elle un automate productif ?
Pour moi, la cause est entendue. Cette intelligence artificielle, qui est d’origine, a fondé l’industrie moderne, les temps modernes. La toute première intelligence productive de l’ère industrielle était artificielle, c’est à dire « pensée », calculée, injectée dans des dispositifs matériels machiniques, qui ensuite marchaient tout seuls, comme des automates intelligents.
L’IA prolonge ce que la technique moderne a fait depuis sa fondation, elle amplifie et accélère prodigieusement ce que chacun sait faire en petit, à savoir s’informer, calculer, penser, raisonner, déduire.
On peut à partir de là, classer en deux rubriques ce que « peut » l’IA :
1- le surhumain de l’IA
Elle opère à une vitesse stupéfiante, incommensurable avec l’esprit humain : recherche des données, sélection, synthèse des éléments demandés.
Elle dispose de ressources documentaires immenses, à tel point que les ordinateurs géants qu’elle utilise font fondre la glace dans laquelle on les met pour les refroidir.
Elle répond indéfiniment, pour préciser les éléments demandés.
2- l’infra-humain
L’IA ne peut que répondre à une demande humaine, elle ne décide rien, elle obéit.
L’IA ne peut exploiter que les éléments ou données qui ont été enregistrés et numérisés, le reste, à savoir, ce que chacun peut exploiter à partir de sa propre expérience, lui demeure inexploitable.
L’IA n’a aucune idiosyncrasie, elle est une « conscience » collective, formée par l’amalgame de ses usagers, de leurs demandes et de leurs compléments d’information.
L’IA n’existe que par nous, elle est aux ordres, se contentant d’enrichir sans cesse ses données en capitalisant nos interactions avec elle.
A cause de ces pouvoirs et de ces limites, elle remplacera, comme les automates du passé l’ont fait, tous ceux dont l’emploi ne consiste qu’à traiter des données, sans y ajouter une création originale. Si elle est « à craindre », c’est dans ces limites. Mais là, on rejoint ce que d’autres ont déjà expliqué mieux que moi, et sont bien connus !
Elle répond indéfiniment, pour préciser les éléments demandés.
2- l’infra-humain
L’IA ne peut que répondre à une demande humaine, elle ne décide rien, elle obéit.
L’IA ne peut exploiter que les éléments ou données qui ont été enregistrés et numérisés, le reste, à savoir, ce que chacun peut exploiter à partir de sa propre expérience, lui demeure inexploitable.
L’IA n’a aucune idiosyncrasie, elle est une « conscience » collective, formée par l’amalgame de ses usagers, de leurs demandes et de leurs compléments d’information.
L’IA n’existe que par nous, elle est aux ordres, se contentant d’enrichir sans cesse ses données en capitalisant nos interactions avec elle.
A cause de ces pouvoirs et de ces limites, elle remplacera, comme les automates du passé l’ont fait, tous ceux dont l’emploi ne consiste qu’à traiter des données, sans y ajouter une création originale. Si elle est « à craindre », c’est dans ces limites. Mais là, on rejoint ce que d’autres ont déjà expliqué mieux que moi, et sont bien connus !
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