■ « Un futur terrible qui pourrait être en marche, et qui constitue bien un complot contre l’Amérique, celle qu’on aimait et qu’on espère pouvoir encore aimer. »
L’oubli. L’accoutumance. La sidération. Depuis le début de la seconde administration Trump ce sont les trois maux qui semblent nous empêcher de poser les bons diagnostics et donc les bons mots devant ce qui se passe sous nos yeux.
L’oubli car on semble avoir déjà oublié que Donald Trump a soutenu l’assaut du Capitole en 2021 qui visait à empêcher l’accession de Joe Biden au pouvoir. L’oubli car on semble avoir déjà oublié que Donald Trump a échappé à un certain nombre d’enquêtes et de condamnations judiciaires à la suite de décisions en sa faveur de la Cour Suprême, qui est totalement à sa main, puisqu’il avait nommé trois nouveaux juges en à peine quatre ans lors de son premier mandat. L’oubli car on semble avoir déjà oublié que le nouveau POTUS est un délinquant mais qui a été dispensé de peine.
L’accoutumance car, tous les jours, une nouvelle outrance, une nouvelle annonce tonitruante, une nouvelle absurdité est formulée. Dans une étrange répartition des rôles entre Donald Trump et Elon Musk, mais dans laquelle il n’y a pas de « good cop », de « bon flic » comme dans les films hollywoodiens mais uniquement des « bad cops », le premier semble se faire une spécialité des déclarations agressives à l’encontre de pays étrangers. Le Mexique, le Canada, le Panama, sans oublier la Chine sont ainsi l’objet du courroux présidentiel dans des diatribes où les mots immigration, droits de douane, transgenre ou fentanyl semblent s’agencer dans une cohérence que l’on cherche vainement. Le second, dans une forme d’hubris déchaînée, semble considérer quant à lui qu’il n’a de comptes à rendre à personne, et qu’il peut décider du sort des Etats-Unis voire du monde en s’appuyant sur quelques sectateurs dont la seule boussole est une admiration béate pour le chef. Alors dans le flot continu des décisions, contre décisions, provocations, contre provocations, notre perception est saturée et on finit pas s’habituer, s’anesthésier.
La sidération, enfin, devant des projets qui bafouent dans un même élan le droit international, des principes fondamentaux des démocraties, et la dignité humaine. Je pense par exemple à la volonté de Trump de s’accaparer le Groenland mais bien sûr, plus encore, à la vision délirante – au sens clinique du terme – d’une bande de Gaza transformée en « riviera du Proche-Orient ». La sidération car nous ne savons plus que penser de ce pays, considéré comme un ami et parfois un modèle et dont nous débattons pour savoir s’il est encore fiable ou doit simplement rejoindre la catégorie des adversaires ou pire celle des ennemis.
En raison de ces trois maux – oubli, accoutumance, sidération- , nous peinons à décrire ce qui se passe et qui pourtant se déroule sous nos yeux : un coup d’État, c’est-à-dire une modification majeure de la nature du gouvernement américain, qui se fait en dehors de tout cadre légal.
Oui un coup d’État car Donal Trump a signé tout un ensemble « d’executive orders » (décrets présidentiels) qui sont manifestement illégaux. Oui un coup d’État car Elon Musk avec ceux que l’on surnomme les « DOGE Boys » - le DOGE est le Département de l’Efficacité Gouvernementale – a pris le contrôle, sans aucune base légale, de plusieurs administrations clés comme le Trésor, qui distribue des milliers de milliards de dollars chaque année, ou l’administration fédérale des ressources humaines qui gère la carrière des fonctionnaires. Oui un coup d’État car des fonctionnaires importants comme David Lebryk, une figue respectée, non partisane, de l’administration fiscale, sont poussés à la démission dans une chasse aux sorcières qui ne dit pas son nom. Oui un coup d’État car des personnes condamnées, y compris pour avoir attenté à la vie de policiers, ont été graciées en raison de leur soutien à Trump et uniquement pour cela.
Bien sûr l’expression de « coup d’État » écorche, effraie, fait mal, quand elle est accolée à ce qui était la démocratie la plus importante du monde, mais c’est bien cette réalité que nous voyons. Si Trump est arrivé légalement au pouvoir il a revanche tout préparé et tout mis en place pour pouvoir changer immédiatement la nature du régime américain, notamment en saturant les systèmes de garde-fous, principalement judiciaires, et en les rendant inopérants. Et dans ce contexte, pour l’instant, Musk apparaît comme un allié zélé.
Dès lors que peut-il désormais se passer ? Parfois les coups d’État réussissent et les Etats-Unis pourraient sombrer à minima dans un régime autoritaire et au pire dans un régime de type dictatorial. Trump pourrait être tenté de modifier la Constitution pour effectuer un mandat de plus, ou bien il pourrait verrouiller un peu plus les institutions pour s’assurer que son successeur sera à coup sûr un fidèle et un continuateur.
Mais parfois les coup d’État échouent. Ici il faut rappeler que Trump a été élu avec un peu plus de 51% du vote populaire. Cela veut dire symétriquement que la moitié des Américains n’ont pas voté pour lui. Nous sommes bien dans la logique d’un pays profondément divisé, clivé, comme toutes les études et les commentateurs le décrivent depuis de nombreuses années. Cette moitié du pays doit être profondément troublée, effrayée, choquée, par les premières semaines de l’administration Trump. En outre plusieurs groupes spécifiques (minorités ethniques, sexuelles, raciales) sont directement visées par les mesures prises par Trump, qui constituent parfois pour elles une menace d’ordre existentiel.
On peut penser qu’après le temps de « l’oubli/l’accoutumance/la sidération » viendra le temps de la combativité et de la réaction. Dans un pays aussi fracturé il est peu probable qu’une réactivation de l’opposition à Trump se fasse calmement, dans les formes du débat démocratique, ne serait-ce que parce qu’il n’y a plus d’espace pour un tel débat. En effet le Sénat, la Chambre des Représentants, la Cour Suprême sont inféodés à Trump, et l’espace médiatique qui est désormais celui des réseaux sociaux ne peut mener qu’à la polarisation et à la confrontation. L’expression de l’opposition à Trump pourrait alors rapidement déboucher sur des formes violentes y compris à travers des actions prises par des états fédérés comme la Californie, qui refuseront d’appliquer les décisions prises par l’administration Trump.
Le spectre de la guerre civile pourrait alors ressurgir, d’autant plus lorsqu’on constate la permanence de fractures anciennes ; ainsi tous les États qui appartenaient à la « Confédération des États du Sud » c’est à dire les Etats esclavagistes à l’époque de la Guerre de Sécession, ont voté en majorité pour Trump, tandis que tous les grands Etats (Californie, New York, Oregon, Pennsylvanie) qui appartenaient à la « Confédération des États Nordistes » ont voté pour Harris. Et tout cela se passe dans un pays où près de 400 millions d’armes sont en circulation et où la violence reste un marqueur fort de l’histoire du pays, comme en témoignent les tentatives récentes d’assassinat de Trump.
Le pire n’est jamais certain mais on conclura en faisant référence au roman « Le Complot contre l’Amérique » de Philippe Roth, le grand écrivain américain, Dans cette uchronie Roth imaginait la prise de pouvoir de Charles Lindbergh en 1940, dans une Amérique qui pactisait ensuite avec l’Allemagne nazie, et reniait tous ses principes. Ici il ne s’agit pas d’uchronie mais d’un futur terrible qui pourrait être en marche, et qui constitue bien un complot contre l’Amérique, celle qu’on aimait et qu’on espère pouvoir encore aimer.
Droit international bafoué. Trump Trump Trump. Principes fondamentaux des démocraties bafoués. Trump Trump Trump. Dignité humaine bafouée. Trump Trump Trump. Vision délirante de la bande de Gaza transformée en Riviera du Proche Orient. Trump Trump Trump. En cimetière encombré de gravas c'était bien mieux. Etudes et commentateurs décrivent un pays clivé, divisé. La moitié minoritaire était peut-être troublée, effrayée, choquée, elle-aussi, ces dernières années. Mais on s'en foutait puisque c'était la "mauvaise" moitié, et que la "bonne" fixait le cap. Aïe, la mauvaise moitié est devenue 51%. Mexique, Canada, Panama, Chine aïe aïe aïe. Irak, Afghanistan, Lybie, Syrie, quelques centaines de milliers de morts, quelques dizaines de millions de réfugiés, c'était tellement mieux. "L'hubris déchaînée" : depuis Trump vous êtes sûr ? Vous êtes vraiment sûr ? L'Amérique que vous aimiez, et que vous espérez pouvoir encore aimer, ça fait longtemps qu'elle n'existe plus. Et c'est ça le grand crime de Trump : vous le montrer. Oubli, accoutumance, sidération. Eyes wide shut.
RépondreSupprimerEnregistrer un commentaire