■ Illustration de François Guery.
Comment se fait-il que les démons de Dostoïevski portent également, dans le roman, le nom de « polissons », comme si c’étaient des gamins espiègles ?
Ses polissons créent et entretiennent le trouble, jusqu’à ce qu’ils puissent profiter du brouillard généralisé pour s’emparer du pouvoir : ce qu’ils ont de comique, c’est la manière de pousser des gens sensés et honnêtes à se comporter comme des canards sans tête, courant en tous sens, tombant dans tous les pièges, multipliant les fourvoiements : sans comprendre la machination et surtout, loin d’imaginer par qui et comment elle a pu se mettre en place, au point de les encercler.
Les démons : en pleine crise du nihilisme, Dostoïevski a deviné le danger, la menace qui, une génération plus tard, allait perdre la Russie. Ses polissons, autrement dit, les nihilistes tueurs du Tzar, seront les bolcheviks, dont la victorieuse conspiration va envenimer pour longtemps la vie des peuples, à commencer par ce peuple russe dont ils prétendent traduire les volontés.
Si les polissons sont en fait les démons, c’est que leur « jeu », puisqu’ils jouent et se jouent des gens, est mortel pour ceux qui en sont les jouets, mais le côté démoniaque tient au double jeu, qui est le ressort caché du trouble qui emporte leurs victimes. Quel double jeu ?
Dans le roman, Verkhovenski est l’artisan de la fête culturelle donnée par l’épouse du gouverneur, Lembke, fête qui va tourner au cauchemar pour la malheureuse, et pour toute la ville. Stavroguine se tient davantage dans l’ombre, mais il est le héros démoniaque du roman. Supposons que ce soit un roman à clé, Les démons seraient l’histoire de Bakounine, assisté au-delà de ses espérances par Netchaiev, alias Verkhovenski. Ce dernier est dans le roman le fils d’un personnage ridicule, Karmazinov, à qui l’auteur prête certains traits de Tourgueniev, l’auteur de Père et fils, roman qui invente « les nihilistes » et leur donne leur nom.
La fable des Démons met en garde contre des conspirateurs, prêts à tout pour renverser l’intelligentsia libérale, inspirée de l’Europe avancée, et la singeant, faisant semblant d’en être, pour la poignarder par-derrière. Ils l’ont fait, après quelques décennies de progression meurtrière. Ils sont d’une élite, mais pleins de haine pour cette élite, qu’ils font imploser, au nom d’un peuple qui est à la fois spectateur et acteur de leurs exploits. Ils lui font jouer un rôle destructeur, ils lui confient des emplois de figuration, ils l’agitent.
Dostoïevsky excelle notamment dans la description de la bouffonnerie, qui a des aspects de cruauté. La fête culturelle catastrophique, sabotée par les conspirateurs, abonde en épisodes atroces pour le moral de ses organisateurs sincères. Ce sont des sketches qui se succèdent, souvent violents, rageurs, témoignant de la haine trop longtemps rentrée des gens du peuple pour la noblesse. Les conspirateurs, « les nôtres», jouent de cette frustration comme on jouerait d’un instrument de musique.
Il y a une leçon à retenir : quand on laisse entrer dans la société paisible des gens dont le plaisir pervers est de subvertir la paix, tout en jouant des conventions qui la garantissent, on obtient des bouffonneries cruelles. Et de la confusion : le fameux CHAOS dont on a repéré les « ingénieurs ». Dostoïevski a été assez visionnaire pour raconter dans ce roman atypique des évènements fictifs survenus dans un passé, analogues à ce qui allait arriver plus tard, en Russie, puis, partout.
La fête littéraire naïve organisée par l’épouse du Gouverneur est analogue elle aussi à d’autres théâtres bientôt subvertis, détournés, ruinés. Je parle des Assemblées où on discute du destin des nations, entre élus du peuple. Celui-ci a bon dos de se faire interprèter de manière obscène, obstructive. En son nom, des inepties cyniques prennent la place de délibérations où on chercherait le meilleur parti. Le chaos est voulu, savamment obtenu à force de bouffonneries. Que ce soit le brexit en Angleterre ou les suites de la dissolution en France, une même machination ruine le crédit d’institutions faites pour veiller à l’intérêt national. Il serait intéressant de soulever le rideau et d’examiner comment il a pu se faire que les deux puissances nucléaires européennes, seules à garantir la liberté en cas de défection des soutiens extérieurs comme les Etats Unis, aient été neutralisées de l’intérieur par le jeu de partis qui ne veulent pas de cette liberté. En n’en parlant jamais, en agitant seulement des questions intérieures qui touchent directement les citoyens, voire les mettent dans une colère stérile, on ouvre la porte de Troie aux chevaux des dictatures menaçantes, ivres de leur pouvoir violent, on capitule.
Est-il encore temps d’un « bas les masques » ?
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