De par sa polysémie, le fou a traversé les époques de manière protéiforme. Du mécréant moyenâgeux au bouffon de la cour royale, il a revêtu de multiples costumes tout en suscitant la controverse. Aliéné ou comique, provocateur ou libre penseur, le fou déchaîne les passions par la force contraire qu’il revendique. Du 15 octobre au 3 février, le musée du Louvre annexe son Hall Napoléon pour adouber ce marginal dont l’évolution se fait concomitante à celle de notre société. Du Moyen-Âge au XIXe siècle, à travers 327 œuvres variées (enluminures, gravures, objets d’art, médailles etc), l’exposition retrace le fabuleux destin de ce personnage controversé. De plus, de façon chronologique et éclairée, elle met en lumière la genèse de la notion de folie qui, aujourd’hui encore, ne cesse de diviser le public scientifique.
Du fou païen au fou d’amour
La première partie de la visite se concentre sur le Moyen-Âge, période à laquelle la définition de fou se trouve dans le Psaume 52 du peintre Jacquemart de Hesdin (1355-1416) : « l’insensé ( du latin insipiens) a dit en son cœur : il n’y a pas de Dieu. » Dans une France médiévale profondément pieuse, celui qui refuserait le sacré se verrait marginalisé et donc stigmatisé. De nombreux psautiers enluminés donnent une image déshumanisée du fou, le représentant dépourvu de vêtements ou encore dotés d’attributs bestiaux. Si l’inconscient populaire retient une image d’amuseur, au XIIIe siècle, le fou n’est, ni plus ni moins, qu’un impie qui assume son incroyance.
L’épidémie de peste qui gangrène la France de 1346 vient modifier le portrait du fou. Persuadés d’être victimes d’une colère divine, paysans et seigneurs se retranchent derrière la religion dans l’espoir d’un Salut. La peste touchant sans distinction pauvres et riches, elle renvoie la population à son humanité et donc intrinsèquement à sa vulnérabilité. Le XVe siècle voit éclore un nouveau « fou » qui vit en ermite pour explorer pleinement sa foi. Loin des monastères et autres cloitres, ce marginal refuse les règles rigoureuses propres aux institutions religieuses. Refusant de posséder un bien et de s’inscrire dans les normes de la vie en communauté, le fou de l’après peste s’exile dans les forêts mitoyennes aux villes. Pèlerin de façon pérenne, il choisit de consacrer sa vie à sa dévotion.
Nous pouvons admirer un portrait de Saint François d’Assise sur un morceau de bois peint. À l’origine de l’ordre des franciscains, cette œuvre en date du XIIIe siècle illustre la tendance des marginaux du XVe siècle au dépouillement matériel et à l’abnégation vis-à-vis de Dieu.
Le Moyen-Âge aura associé la religion à la folie, dans ses excès les plus manichéens. Du mécréant au bigot, le fou aura servi à illustrer les dérives d’une religion aux allures de sacerdoce.
L’exposition se poursuit sur un thème bien plus léger mais tout autant inspirant : l’amour courtois. Le fou devient progressivement l’amoureux transi des réécritures dont est friand le Moyen-Âge. S’inspirant de l’antiquité, l’Eneïde devient le roman d’Enéas, récit où l’amour remplace les problématiques classiques. Suivront Yvain, Lancelot ou encore Tristan, autant de preux chevaliers qui se laissent aveugler par l’amour de leur dame. Cette tendance ouvre la voie aux textes comiques sur les auteurs classiques dont on tourne en dérision les œuvres tombées en désuétude. Le vase à eau intitulé « Aristote et Phyllis » en référence au lai attribué au trouvère Henri d’Anveli tourne en dérision le maître à penser d’Alexandre Le Grand. Au-delà d’illustrer cette tendance à la satire des philosophes antiques, l’aquamile illustre combien l’amour rend idiot. Chevauché par Phyllis, Aristote considéré comme une référence philosophique et intellectuelle, n’est plus qu’un sot qui fait risette, somme toute un amoureux transi rendu fou par la mièvrerie de ses sentiments. Pièce phare de l’exposition, ce vase à eau montre combien l’abnégation amoureuse est aussi dangereuse qu’universelle.
Du fou bouffon au fou des rues
Le XIVe siècle voit apparaître une nouvelle figure de cour : le bouffon du roi. Personnage exubérant aux vêtements colorés, il contrebalance la rigidité de l’étiquette royale. D’abord codifié - héritier de la tradition biblique - il perdra progressivement ses couleurs pour être finalement remplacé par des êtres atypiques comme le nain de la reine Marie-Thérèse d’Autriche, épouse de Louis XIV ou encore Zamor, l’enfant maure adopté par Jeanne du Barry, favorite de Louis XV.
Si l’exposition met en exergue que les fous royaux étaient des personnes mentalement déficientes ou infirmes, elle tend à mettre de côté la bouffonnerie, registre comique à part entière. Et pour cause, l’apparence du fou du roi ne compte pas comme un facteur déterminant dans son installation à la cour. Il existe bien des fous dits « naturels » , malades mentaux et autres simplets, mais ceux-ci ne composent qu’une sous partie de ce que nous appelons aujourd’hui la bouffonnerie de manière généraliste. Pour asseoir sa place à la cour, encore fallait-il que le personnage amuse les courtisans et sache se renouveler. Le bouffon de métier dit « fou artificiel » primait largement en France pour qui le comique s’imposait dès la fin du Moyen-Âge comme un art à part entière.
Coqueluche du Moyen-Âge, le fou ne tarde pas à intégrer les fêtes urbaines. Personnage comique, il devient un catalyseur qui tourne en dérision des enjeux sociétaux tels que les inégalités sociale, parvenant à rassembler seigneurs et vassaux.
Après un bref aparté sur le Carnaval, nous retrouvons une toile appartenant au musée du Louvre de Pieter Bruegel l’ancien (1525-1569) mettant en scène cinq mendiants. Boiteux et culs-de-jatte, ils représentent la cour des miracles telle que cherchait à l’épurer Nicolas de la Reynie dans les années 1660-1680. En effet, sous Louis XIV, nombreux étaient les estropiés à effectuer des larcins en plus de la mendicité sous la direction du Grand Coësre d’un quai à l’autre de la Seine. Prostituées, orphelins et autres marginaux survivaient par le crime et la pitié, troublant ainsi la quiétude de Paris. Le prologue de l’exposition mettait en lumière la marginalité du fou. En revanche, il apparaît comme un non-sens d’assimiler la misère à la folie. Si certains fous finissent gueux, bien des gueux ne sont pas fous.
Eloge de la folie
La Renaissance marque un tournant dans l’appréhension de la folie. Sous l’influence de Thomas More et d’Erasme, la différence fait office de raison et devient un gage de vertu. Cette réhabilitation n’aurait pas eu lieu sans l’ouvrage de Sébastien Brant, La nef des fous (1494) qui répertorie en 112 chapitres les folies de son époque. L’écrivain critique la société de son temps au point d’insinuer que la marginalité est la seule réponse logique au vent de péchés qui souffle sur ses contemporains. Erasme confirmera ce pessimisme en affirmant dans Eloge de la folie que « c’est bien de la folie que de vouloir être sage dans un monde de fou. »
Dans cette section de l’exposition, nous retrouvons le mythique tableau de Bosch, la nef des fous (vers 1500) qui reprend le titre de l’œuvre de Brant. Représentant des jeunes gens insouciants festoyant autour d’une barque, la folie prend des allures de luxure. La marginalité prend l’apparence de cette désinvolture perceptible chez les nobles dont le quotidien se partage entre oisiveté et plaisir. Être fou revient à refuser de se conforter à une vie laborieuse faite d’apparat et de contraintes sociales.
La Renaissance modifie la perception de la folie. Sous l’influence de l’humanisme, la nuance vient teinter un concept jusqu’alors catalogué aux bas-fonds de l’intelligence. De l’insensé incapable d’entendre la parole divine à l’estropié réduit à instrumentaliser son infirmité pour une aumône, le fou devient alors un précurseur pour qui la pensée unique n’a pas de prise. En outre, la folie s’associe désormais à la naissance d’un esprit critique.
Le bal des fous
La Révolution française vient obscurcir l’élan de tolérance qu’avait vu naître la Renaissance. La réédition du livre d’Erasme au début du XIX siècle se confronte à l’exaltation des sentiments résultant du romantisme.
Le lyrisme et le pathos s’empare de la figure controversée du fou. Il devient alors un personnage sombre, cauchemardesque, directement influencé par l’émergence du roman horrifique. La folie comme les créatures imaginaires s’inscrivent dans une visée cathartique. Expliquant l’inexplicable par la métaphore – Frankenstein et la fausse couche ou encore Mr Hyde pour le dédoublement de la personnalité – le fou devient la première ébauche de ce qui deviendra la manifestation de l’inconscient (surmoi).
L’exposition se concentre sur la célèbre sculpture de François-Xavier Messerschmidt - L’homme de mauvaise humeur - qui met en exergue la tempête des passions sur un visage métamorphosé par la rage, mais également sur le tableau de Füssli - La folie de Kate - reprenant l’errance de Lady Macbeth. L’accent cauchemardesque donné au personnage dont nous connaissons l’issue funeste, ouvre la voie à la reconnaissance de la folie en tant que trouble mental.
Aussi, la dernière partie de la visite, certes maigre en comparaison avec les efforts fournis pour le Moyen-Âge, s’attache à replacer le fou dans sa dimension psychiatrique. Loin de l’image d’amuseur public, il est désormais interné. À la Pitié Salpetrière sont internées les prostituées, filles mères, veuves et autres marginales que la société rejette. Une fois par an, elles donnent un bal pour divertir le Tout-Paris. Aussi retrouve t-on le tableau de Tony Robert-Fleury (1837-1911) représentant de manière fort symbolique le docteur Pinel, père de la psychanalyse, libérant les « folles » de l’hôpital. Le fou ne doit plus être confondu avec le marginal mais être reconnu comme un malade mental. La visite se referme sur une allusion au roman de Victor Hugo Notre-Dame de Paris et sa mythique Fêtes des fous. Clin d’œil à la réouverture de la cathédrale, nous découvrons des chimères issues des tours de l’édifice. Une découverte des plus spectaculaires qui nous fait terminer l’exposition sur une note plus que positive.
Si la visite nous permet d’explorer toutes les figures du fou, il aurait été plus judicieux - d’un point de vue objectif - de se concentrer uniquement sur le Moyen-Âge. Bien plus riche que la partie consacrée au XIXe siècle, l’exposition aurait gagnée à explorer davantage la Réforme et la Contre-Réforme, seulement évoquée ici. La première partie, dans la multiplication des propositions (objets du quotidien, sculptures, tableaux etc) renvoie à la seconde son manque de consistance. Nous aurions aimé que les sœurs Brontë soient évoquées à travers les miniatures présentes aussi bien dans Jane Eyre que dans Les hauts de Hurlevent. Sans parler des troubles nerveux engendrés par les révolutions industrielles, représentées à maintes reprises tout au long de la seconde partie du XIXe siècle.
L’inégalité entre les différentes sections n’entrave cependant pas la qualité de l’exposition dont le parcours permet une profonde mise en abîme du sujet. Si la question de la psychiatrie aurait pu être davantage développée, nous devons retenir la pluralité des œuvres exposées et le soin dans leur sélection. Associé à la fête, à l’amour ou encore à la clairvoyance, le fou n’a cessé de déchaîner les passions à travers les époques.
Personnage aux multiples contours, le fou a porté tant de costumes que nous sommes en droit de nous demander si - un jour prochain – cela ne sera pas nous qui porteront le sien.
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