Décès de Jean-Marie Le Pen, ou l’euphémisme en politique

 Jean-Marie Le Pen, le 7 janvier 2012.


Patriarche de l’extrême-droite française, Jean-Marie Le Pen est décédé le 7 janvier dernier à l’âge honorable de 96 ans. Pendant plus de soixante ans, le fondateur du Front National aura marqué la scène politique de ses saillies antisémites et xénophobes mais également de son obsession au sujet de l’immigration. En 2002, en parvenant à se hisser au second tour des présidentielles face au président sortant Jacques Chirac, Jean-Marie Le Pen créé la surprise. Le FN, jusqu’alors enfermé dans son rôle d’opposition se surprend à rêver d’une intronisation jusqu’alors inenvisageable. C’est le début de la fin pour Le Pen père qui devra - pour l’avenir du parti - s’effacer au profit de sa fille Marine. Si aujourd’hui Jean-Marie n’est plus, son œuvre demeure, en témoigne le coup de théâtre des européennes. C’est pourquoi il était tout à fait légitime que les médias lui rendent un hommage à la hauteur de l’héritage politique qu’il a légué. En revanche, ce qui l’est moins, c’est le détournement intempestif de l’euphémisme politique autour de sa nécrologie. Et pour cause, visionnaire pour les uns, simple exécutant durant la guerre d’Algérie pour les autres, la biographie de Jean-Marie Le Pen se voit révisée par delà la mort.

On peut donc se demander pourquoi utiliser l’euphémisme politique au sujet du décès du fondateur du FN au point de réécrire des chapitres entiers de l’histoire de sa vie ? Pour quelles raisons transformer un personnage connu pour les controverses qu’il a suscité en prophète aux idéologies avant-gardistes ? Et surtout à qui profite ce travestissement binaire d’une réalité qui n’est plus à démontrer ?

De l’euphémisation à la récupération

Figure de style visant à employer un mot - ou groupe de mots - pour atténuer sa pensée, l’euphémisme se définit comme une précaution oratoire. En refusant de nommer directement une chose ou une idée, celle-ci se voit partiellement occultée. Ainsi les gitans deviennent des « gens du voyage » et les non-nationaux se substituent aux « réfugiés » pour devenir des « migrants » et ainsi s’affranchir intrinsèquement de la convention de Genève à l’origine du droit d’asile. Car si les migrants existent en tant que tels, le droit ne les reconnaît pas, créant par le biais d’un discours approximatif un procédé fallacieux.

Une fois rendue publique, la disparition de Jean-Marie Le Pen ne tarde pas à cliver l’opinion. Si de nombreux rassemblements sont organisés – sous l’influence de l’extrême-gauche - à Paris comme en Province. Encouragés par les tweets des cadres de La France Insoumise, partisans et marginaux s’unissent pour appeler à un « apéro » festif, allant ainsi contre toute forme de bienséance relative à la mort. Face à cette déferlante d’indécence, la question du respect quant au deuil se pose rapidement. Les médias, friands de la loi de Hume, optent alors pour un manichéisme réactionnel, plaçant Jean-Marie Le Pen en victime de circonstance puis progressivement en supplicié de la scène politique française.

Noémie Halioua, intervenante sur Cnews - chaîne d’information continue du groupe Bolloré - ouvre la voie, affirmant que le véritable héritier du fondateur du FN n’est pas sa fille Marine mais Jean-Luc Mélenchon. La journaliste présente un Rassemblement National de droite modéré avec une cheffe de parti loin des préceptes lepénistes originels. Dépeint comme le fils spirituel de Jean-Marie Le Pen sur l’autel de l’antisémitisme dont il a fait preuve lors du conflit israélo-palestinien, le Président de la France Insoumise contribue, malgré lui, à la dédiabolisation du parti, que la mort de son fondateur ne saurait entraver. S’en suivent débats sur débats où Jean-Marie Le Pen se voit présenté comme visionnaire au sujet de la question de l’immigration mais également d’une supposée islamisation de la France. Les interventions de figures emblématiques du parti, de Florian Philippot à Jordan Bardella, se multiplient, avec un leitmotiv similaire : amoindrir la controverse, aussi négationniste soit-elle, et valoriser ses positions en matière d’immigration. Ainsi, pour ce dernier : « on ne peut pas résumer Jean-Marie Le Pen a ses propos condamnés par la justice » mais surtout « sur la question de l’immigration, Jean-Marie Le Pen avait peut-être tout vu avant tout le monde. » Pour rappel, le fondateur du FN a édité un disque de chants nazis en 1968 ce qui lui a valu une condamnation pour apologie de crimes contre l’humanité. Ce sera cependant les années 1980 qui resteront gravées dans les mémoires pour ses sorties antisémites et ses propos sur les chambres à gaz, qu’il qualifiait de « détail de l’histoire de la seconde guerre mondiale. »

Internet et ses dérives

Dans le contexte actuel, l’emploi de l’euphémisme est utilisé pour amoindrir les idées de Jean-Marie Le Pen pour les rendre acceptables. Le négationnisme et la banalisation de crimes contre l’humanité pour lesquels le fondateur du FN a dû comparaitre devant la justice sont alors éludés au profit d’un prétendu avant-gardisme migrationniste. Quant à son passif relatif à la guerre d’Algérie, celui-ci passe rapidement au second plan.

Ce sera la chaîne YouTube Droit de parole, pendant digital de la chaîne aux intervenants issus de la sphère complotiste, qui illustrera le mieux ce phénomène. Dans l’émission Jean-Marie Le Pen va-t-il en Enfer ?, Fabrice Di Vizio, avocat antivax qui s’est illustré pendant la crise sanitaire aux côtés de Florian Philippot et de Mickaël Vendetta, compare Jean-Marie Le Pen au Messie. Si les diverses émissions diffusées par la chaîne se contentaient, sous couvert de commenter l’actualité sous un regard chrétien, de critiquer le pouvoir en place tout en promouvant discrètement l’extrême-droite, ce rapprochement de mauvais goût confirme ses intentions mortifères.


D’après l’avocat, à l’image de Jésus, Jean-Marie Le Pen subissait la détestation des juifs. Par ailleurs, tous deux n’ont pas hésité à affirmer leurs idées quitte à subir la disgrâce de leurs contemporains. Une comparaison aux allures de blasphème, qui, émise dans un espace numérique, ne saurait rencontrer les sanctions de l’Arcom. Internet devenant, dans le cas présent, une zone de non-droit digital dont le terrain favorise les dérives.

Dans un même registre, l’essayiste d’extrême-droite, Alain Soral, n’hésite pas à rendre hommage à son mentor dans son site Égalité et réconciliation. À travers de multiples sujets, le Menhir est présenté comme un visionnaire incompris, un martyr dont il ne doute pas que « la figure sera réhabilitée (…) à mesure que le pouvoir profond aura enterré l’immigration et la gauche. » Soral fustige cependant contre les différentes récupérations : « le problème pour Goldnadel (avocat intervenant sur Cnews), c’est que tout n’est pas récupérable chez Le Pen. Son catholicisme par exemple. » L’essayiste d’extrême-droite s’en prend violemment à ceux qu’ils qualifient de « sionistes » issus du groupe Bolloré, leur reprochant de ne pas mentionner le catholicisme de son mentor. Aussi se charge t-il de publier sur son site des vidéos du patriarche avouant notamment son culte pour Jeanne d’Arc afin de rétablir sa vérité.

Si, par souci d’équilibre, nombreux sont les partisans d’extrême-droite a vouloir vider de leur substance les propos de Jean-Marie Le Pen pour les rendre audibles pour un électorat potentiel, l’euphémisme ne permet pas totalement de les défausser. En outre, les manifestations mises en place pour célébrer le décès du fondateur du FN ont ouvert la voie à un débat sur le respect de la mort. Or, en multipliant les jeux de langage pour réhabiliter Jean-Marie Le Pen mais également pour le désolidariser de sa fille, l’extrême-droite et ses hérauts nous prouve que respecter un temps de deuil est désormais une tradition obsolète. Tous les moyens étant bons pour le parti pour que soi menée à bien sa campagne de dédiabolisation quitte à instrumentaliser le décès de son fondateur …

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