Rencontres et Fractures en Méditerranée

 Les Rencontres Stratégiques de la Méditerranée, deux jours de débats à Toulon (©RSM).

Par Paul Vallet - historien et politologue franco-américain, résident à Genève où il est Associate Fellow du Geneva Center for Security Policy. Diplômé de, et a enseigné à Sciences Po Paris, la Fletcher School of law and diplomacy de Tufts University. Il a reçu son doctorat en histoire de l’Université de Cambridge.


Une évocation des 3èmes Rencontres Stratégiques de la Méditerranée tenues à Toulon les 8 et 9 octobre 2024. La plupart des discussions, tables rondes et interventions sont accessible en vidéo sur le site de la Fondation Méditerranéenne d’Etudes Stratégiques, fmes-France.org.

Avec un succès qui ne cesse de se démentir depuis sa première édition en 2022, la Fondation Méditerranéenne d’Etudes Stratégiques (FMES), basée à Toulon, a organisé au début de ce mois les troisièmes Rencontres Stratégiques de la Méditerranée, ou « RSMed » dans le parler des participants réguliers, dont je suis. Autour du directeur général, le VAE (2S) Pascal Ausseur et du directeur scientifique Pierre Razoux, l’équipe de la FMES convie une foule d’intervenants aux parcours divers et venus des différentes rives de la « Mare Nostrum » pour réfléchir, pendant deux jours, aux grands enjeux qui l’affectent. Ces enjeux peuvent être propres à cette région, carrefour civilisationnel autour de laquelle des millénaires d’histoire s’écrivent. Ils sont aussi mondiaux, telle que la rivalité entre grandes puissances du globe, ou la question du changement climatique et environnemental, mais qui ne manquent pas de peser également lourd sur cette région maritime et peuplée. C’est d’ailleurs l’une des grandes originalités de ces rencontres d’être beaucoup plus qu’un simple symposium de relations internationales et stratégiques. Leur intitulé de « rencontres » prend tout son sens avec le dialogue qui s’y effectue entre points de vue, notamment d’aires culturelles différentes malgré leur socle méditerranéen en commun, ou entre les parcours et activités professionnelles des intervenant, leurs convictions philosophiques et politiques tout aussi contrastées, leurs appartenances générationnelles enfin. Le thème retenu pour cette troisième édition se voulait d’ailleurs une invitation à encore plus de dialogue, avec la notion de « croisons nos regards sur le monde ». Ici, la Méditerranée n’est qu’une petite partie de ce monde, mais une partie fort intéressante d’où fixer nos longues-vues pour voir plus loin, et voir différemment. L’ouverture au public de cet évènement via sa gratuité, généreusement mise en œuvre par la Région Sud-Provence-Alpes-Côte d’Azur ainsi que de très nombreux partenaires publics et privés rend ces réflexions de haute qualité accessibles à un public souvent enthousiaste. Plus de 3200 personnes se sont données rendez-vous au Palais des Congrès Neptune de Toulon cette année avec, à la grande satisfaction des organisateurs, un contingent de jeunes gens, notamment 1200 lycéens mais aussi des étudiants, jeunes professionnels et jeunes officiers et élèves officiers des armées, ceux qui vont prendre un jour la relève et auront la garde de cette mer intérieure où se partagent tant de destins.

L’intérêt de ces rencontres n’est d’ailleurs pas uniquement placé dans le fait que des discussions de très grande qualité s’y déroulent avec quantité de spécialistes dont la venue prouve qu’il n’est pas besoin de baser un évènement de ce genre à Paris pour y attirer du monde. C’est aussi que la Méditerranée, comme beaucoup le reconnaissent, nous place aussi véritablement au cœur de l’action, au cœur des bouleversements en cours et qui rendent d’autant plus important ce croisement de regards souhaité. La FMES publiait d’ailleurs, pour coïncider avec ces nouvelles Rencontres, la seconde édition de son « Atlas Stratégique de la Méditerranée et du Moyen-Orient ». Dès les premières pages, on y trouve une carte globale évoquée par Pascal Ausseur lors des remarques d’introduction et reprise par les participants des panels qui ont suivi. On y voit, sans que ce soit forcément un parti pris du cartographe, la centralité de la Méditerranée dans notre monde même lorsqu’il faut reconnaitre le considérable basculement vers l’Asie du poids démographique, géoéconomique et géopolitique. Même dans ces circonstances, la Méditerranée est encore dans son rôle central. C’est au milieu de ses eaux que se dessinent les lignes-frontières entre les points cardinaux, et ceci au sens géopolitique. La limite entre le « Nord » et le « Sud » y passe toujours aussi clairement qu’elle le faisait voici plusieurs décennies, notamment à la suite de la décolonisation. La limite entre les mondes de « l’Ouest » et de « l’Est » s’y trouve aussi, quoique, dans les circonstances actuelles, elle se trouve, par rapport à l’époque de l’ancienne Guerre froide, un peu plus déplacée vers la partie orientale de la Méditerranée, et qu’elle traverse aussi les eaux de ses voisines, la Mer Noire comme la Mer Rouge. Si la division Est-Ouest a repris un sens auquel les plus de quarante ans peuvent encore se référer notamment depuis l’invasion complète de l’Ukraine engagée en février 2022 par le régime de Vladimir Poutine, on ne peut que constater la croissance de tensions survenue depuis l’attaque d’Israël par le Hamas le 7 octobre 2023. Le monde méditerranéen en est bouleversé comme d’autres régions du monde, mais se trouve, contrairement à elles, aux premières loges. Trop près pour y manifester l’indifférence qu’on remarque chez certains ; mais aussi, un peu à la marge pour n’y pas voir les destructions considérables à l’œuvre dans les seuls pays du Levant où se déroulent ces hostilités.

Comme on l’a vu, le programme exceptionnellement riche se déroule autour de quantité de tables-rondes interactives, touchant des domaines fort variés, entre lesquels il faut choisir. La première discussion a réuni, pour un constat des défis qui se posent à la région et évoquer les besoins de dialogue que ces Rencontres peuvent illustrer, aussi bien Pascal Ausseur que le vice-président de la Région, François de Canson, l’ambassadeur Karim Amellal, délégué interministériel de la Méditerranée, et Xavier Pasco, directeur général de la Fondation pour la Recherche Stratégique, un des grands think tanks français qui comme l’IFRI et rejoints cette année par la Konrad-Adenauer Stiftung, qui soutiennent l’évènement. Le premier cycle de tables-rondes offrait le choix entre un débat entre élus politiques autour de quelle politique de défense française face à la fracturation du monde ; une interrogation stratégique et méthodologique autour de la souveraineté économique ; un point sur la dissuasion française face aux défis et évolutions. L’après-midi suivant, le programme se poursuivait avec trois autres tables rondes, d’abord un point sur la redéfinition des rapports de force entre grandes puissances ; ou une exploration de la Méditerranée comme lieu de rivalité d’influence des puissances dans le domaine énergétique ; ou enfin le questionnement sur la place de l’Afrique au cœur des stratégies d’influences et des recompositions géopolitiques. Lors de la seconde journée, la matinée contenait encore trois tables rondes : quelle union européenne face au réveil géopolitique mondial ; les luttes d’influence et la manipulation de l’information dans la grande année électorale 2024 ; les menaces er opportunités se déroulant pour la surveillance maritime. L’après-midi a abordé le tournant stratégique des conflits du Moyen-Orient ; les implications pour les industries de défense du retour des conflits de haute intensité ; la jeunesse face à la guerre via ses perceptions, réactions et engagements.

À côté de ces interventions réunissant d’ordinaire entre quatre et cinq spécialistes ou praticiens accompagnés d’un modérateur journaliste, qui prend aussi des questions de la salle, l’originalité des RSMed depuis leur première édition est de proposer les interventions de personnalités qui sont des « grands témoins ». Issus du monde culturel comme du monde diplomatique, ces personnes qui vivent dans l’espace méditerranéen en parlent avec leur regard très personnel, tiré de leur parcours de vie comme de leurs voyages et expériences professionnelles. Un choix délibéré est fait ici d’offrir au public ces vues de personnalités qui parlent des autres rives de la mer. Les choix de cette année l’avaient très bien reflété, avec, le premier jour, l’intervention du diplomate nigérien Maman Sambo Sidikou, et le second, l’écrivain et journaliste algérien Kamel Daoud. L’un comme l’autre ont montré avec leur propre brio comme l’on peut venir du Sud, et avoir vécu une histoire sensiblement différente de celle de leur auditoire, mais aussi s’exprimer en bel hommage à la francophonie, qui fait aussi partie de leurs existences. Maman Sidikou, né en 1949 dans ce qui était encore l’Afrique Occidentale Française, a parlé avec éloquence de « l’irruption de la langue française » dans sa propre vie, avec l’épisode de la rédaction de son acte de naissance par son père, agent forestier pour le compte de l’administration coloniale française de cette époque. Le jeune Sidikou a ensuite poursuivi des études supérieures dans un autre pays de la Méditerranée, l’Espagne, à la fin de la période franquiste, et a rendu compte des aspirations de libération qui s’y manifestaient dès avant la démocratisation d’après 1975, comme un écho aux libérations nationales qui avaient été entreprises pendant la même décennie au sud de la Méditerranée. C’est un univers qu’il a ensuite pu sillonner dans ses fonctions très variées, tant au service du jeune Etat nigérien qu’à celui des grandes organisations multilatérales, les Nations Unies et leurs agences telles que l’UNICEF, la Banque Mondiale, mais aussi l’Union Africaine et le G5-Sahel. Avec humour et lucidité, Sidikou a rendu compte des limites atteintes par sa génération, celle qui avait conduit son pays et son continent aux indépendances, mais pas à la résolution de problèmes fondamentaux de la pauvreté, du développement et de la dégradation de l’environnement comme des richesses naturelles. Kamel Daoud, de son côté, a voulu revenir sur son expérience de romancier algérien, écrivant depuis de nombreuses années en français, et s’en servant pour dire, avec force et lucidité, des vérités délicates sur son pays à l’histoire récente tourmentée. Son roman de rentrée, d’ailleurs en lice cette semaine pour le Goncourt, parle de la période volontairement oubliée en Algérie de la « sale guerre », la guerre entre le pouvoir et les islamistes pendant les années 1990, qui explique d’autant la concentration officielle sur le conflit encore rejoué de l’indépendance recherchée entre 1954 et 1962. C’est un regard qui trouble de nombreux Algériens, qu’ils soient au pays ou émigrés en France, comme on a même pu le constater lors d’un échange très vigoureux entre Daoud et une personne de l’audience. C’est néanmoins un regard de vérité que l’écrivain juge indispensable que de pouvoir faire et de dire avec force, autant dans ses livres que dans ses articles, et qui nous parle un peu de la Méditerranée d’aujourd’hui. La quête de Kamel Daoud, dans le contexte de ces Rencontres comme celle exprimée par Maman Sidikou, est une quête de l’expression, face aux complexités des vérités qui fâchent comme des injustices qu’il faut pouvoir dénoncer.

Regarder la Méditerranée, c’est aussi offrir aux marins qui la parcourent l’opportunité de témoigner à leur tour, comme l’a fait, en conclusion des Rencontres, l’amiral Nicolas Vaujour, chef d’Etat-major de la Marine nationale, armée toujours partenaire et très représentée chaque année par ses gradés aussi bien que ses jeunes aspirants. L’amiral expliqua qu’il revenait d’un symposium annuel réunissant à Venise les chefs des marines de près de 30 puissances, et il avait été frappé par la prise de conscience générale parmi ses pairs, malgré leurs différences de situations et de culture, sur l’actuelle évolution géostratégique et technologique du monde. Il en a tiré la conclusion d’une nécessité toujours plus accrue des dialogues et des consultations, « ne pas juste s’écouter soi-même ». Ce constat tranchait d’ailleurs particulièrement avec ce que l’on avait entendu la veille lors du débat des responsables politiques, où une convergence s’était dessinée entre les représentants de LFI et du RN sur leur conviction qu’on pouvait tourner le dos aux partenaires, et sur la beauté d’afficher une singulière différence… Telle n’était certainement pas la conclusion des chefs des marines. Tous pensent que la coopération se justifie par l’actuelle désinhibition, y compris en mer, face à l’exercice de la violence, et que c’est une préparation commune qui permet d’y faire face. Le cloisonnement du monde n’empêche pas l’explosion du trafic maritime, ou la bascule des conditions environnementales maritimes, et rend d’autant plus importante la mission de sauvegarde des mers. Face à un monde en flux, la réponse de l’Amiral sur les moyens de la Marine nationale face à ces défis convient aussi aux sociétés : l’adaptation, humaine, intellectuelle, technologique, sans avoir peur de la mener.

A l’issue de ces jours de discussions et de rencontre, on peut juger que la Méditerranée, lieu de fracture, est aussi un lieu de croisement, qui illustre singulièrement l’épopée humaine. Des craintes peuvent surgir face à de nouveaux dangers qui se multiplient, face à des phénomènes plus ou moins compréhensibles. Pourtant, à l’instar d’Ulysse, héros antique de la Méditerranée par excellence, ce sont dans ces confrontations que naissent les idées, les découvertes, qui permettent de triompher des obstacles. Que La Méditerranée continue à fertiliser nos esprits même dans les temps de colère, voilà ce qu’on peut souhaiter aux jeunes et aux moins jeunes venus se rencontrer à Toulon aux RSMed.

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