■ Illustration de Melmoth réconcilié en 1835.
Nous sommes en 1820 lorsque Charles Robert Maturin (1780-1824), accessoirement grand-oncle d’Oscar Wilde, publie Melmoth ou l’homme errant. Double littéraire de Faust, ce dernier accepte un pacte avec le diable, pour assouvir un fantasme de toute puissance ou pour supplanter le créateur, ce qui revient au même. Échanger son âme contre une longue vie où l’ensemble de ses désirs se verraient assouvis, tel est le dilemme proposé par Satan ici grimé en voyageur. Si Melmoth ne tarde pas à accepter, il regrettera rapidement son geste et tentera bientôt de trouver un repreneur à son contrat diabolique, seul moyen de s’en défaire. Mais, dans l’Irlande du début du XIXᵉ siècle, la dévotion prime sur la passion. L’ensemble de ses tentatives se solderont par un échec contraignant un Melmoth désabusé à errer pendant cent cinquante ans à travers le monde.
Le diable au corps
Plus qu’un personnage, Melmoth est un thème au long duquel s’entrecroisent quelques reflets de l’éternelle satisfaction du mal. La lumière qui monte de l’abîme au bord duquel court toute sa trajectoire ne peut éclairer que qui a connu les pouvoirs du blasphème et voulu desceller les bornes de la vie. Pour comprendre Melmoth, l’homme aux yeux secs, nul besoin de suivre ses gestes ni d’énumérer ses paroles, il suffit d’écouter son rire : rire où résonne la contradiction entre la connaissance et les faiblesses de notre nature vouée, aussi haut qu’elle s’élève, à se perdre un jour dans les ténèbres de la chute ou de la mort. Voilà pourquoi, après être parvenu au sommet de l’intelligence , Melmoth ne voit plus de salut que dans l’échange de son âme : il voudrait retrouver - en vain - la paix de l’ignorance, la paix terre à terre de ceux qui ne savent pas, celle que seuls les sots connaissent. Le pacte démoniaque et la malédiction qui s’y attache ne sont plus, à ce stade, qu’un masque romanesque, destiné à faire passer l’ « histoire » sans éblouir - ou terrifier - le lecteur par le problème qui se trouve posé au-delà.
La société au sein de laquelle évolue Maturin est profondément pieuse d’où l’audace de son récit qui va à l’encontre de la morale religieuse de l’époque. Le fait que Melmoth ne trouve pas repreneur théorise la petitesse du diable face à la grandeur de Dieu. Possédés par leur foi inébranlable, tous refuseront la proposition, aussi alléchante soit-elle, confirmant intrinsèquement au lecteur que, non seulement la foi est au-dessus de tout mais également que la croyance conduit à la pleine résolution de ses désirs. En cela, le pacte est vain puisque ce qui pourrait s’obtenir sans effort le sera tôt ou tard par la prière.
Le chef-d’œuvre inconnu
Dans Melmoth réconcilié (1835), Balzac (1799-1850), dans sa période fantastique, reprend le personnage inventé par Maturin. L’auteur de Splendeurs et misères des courtisanes n’est pas encore le pape du réalisme que la postérité a fait de lui, mais un auteur pluridisciplinaire. La biographie, le polar mais surtout le fantastique sont alors des genres qu’il affectionne et qu’il explore tout en rédigeant sa grande fresque sociétale qu’est La Comédie Humaine dont le titre renvoie directement à Dante.
La question du pacte avec le diable le taraude comme le montre son chef-d’œuvre aujourd’hui mythique, La Peau de chagrin. Balzac met en situation Melmoth en train d’échanger son âme et de faire enfin le point sur son rapport à Dieu. Il semble que, se faisant très sensible aux problèmes posés par un personnage qui l’avait fasciné quelques années plus tôt, Balzac ait voulu le racheter tout en illustrant la foi martiniste à laquelle il s’était converti.
Contrairement à Raphaël de Valentin qui s’en remet à la peau de Chagrin alors qu’il n’a plus de biens, Castanier, le repreneur de Melmoth, aurait pu connaître un autre destin. Ce dernier, personnage déjà aperçu dans d’autres tomes de la Comédie Humaine notamment La Maison Nucingen s’apprête à détourner l’argent qu’il lui manque lorsque qu’il signe le contrat. Ruiné par sa maîtresse, le caissier avait opté pour l’escroquerie afin de se sortir d’affaire. À la différence de Raphaël De Valentin qui subit son destin et dont le choix est avant tout induit par sa faiblesse de caractère, Castanier est convaincu de faire une meilleur affaire. En reprenant le contrat, il pense duper son monde et ainsi obtenir par la ruse ce que sa condition modeste lui a d’emblée refusé. Ainsi se termine l’errance de Melmoth, quinze ans après qu’il se soit vu éconduit par les autres protagonistes. Il confiera son apaisement à son repreneur avant de quitter la scène, laissant le caissier seul avec lui-même. Si Castanier se réjouit d’abord de sa nouvelle toute puissance, il ne tardera pas à comprendre le désespoir de Melmoth. À son tour, il cherchera à s’en défaire afin de retrouver la paix.
Mais Balzac n’est pas Maturin et, au cours d’une décennie, la place de la religion n’est plus tout à fait la même. Si l’auteur d’Eugénie Grandet s’est converti à la foi martiniste, il a pleinement conscience de la déchristianisation progressive que subit la société de son temps. En bon physionomiste, il perçoit les changement avant les autres. Là où Melmoth se fait éconduire au nom de la foi, Castanier trouve rapidement preneur. Le contrat satanique passe de mains en mains tout au long du récit finissant chez un clerc de notaire, probablement un employé de Maître Derville, personnage récurrent de la Comédie Humaine. Ce dernier élément n’est pas un hasard puisque Balzac lui-même a exercé la même fonction chez un notaire appelé Delville et qu’il y a vécu des années moroses. On devine donc que, mis en situation, l’écrivain aurait repris le pacte afin d’assouvir quelques désirs notamment celui de quitter l’office pour l’écriture. Balzac annihile le message de Maturin, cautionnant le choix de Melmoth tout en le réhabilitant. En effet, si ce dernier meurt à la fin de l’ouvrage, il n’emporte avec lui que paix et sérénité. Plutôt que de maudire le diable, il préfère rendre grâce à Dieu. C’est en tant que croyant qu’il quitte ce monde, laissant derrière lui un pacte qui perd en intensité à chaque passation. Bientôt, celui-ci n’aura plus de valeur, rendant l’errance de Melmoth bénéfique puisqu’elle aurait permis la disparation du contrat satanique. Les repreneurs, dépourvus de conscience spirituelle finiront par lui retirer toute valeur. Pour que Satan existe encore faut-il qu’il y ait un Dieu. Pour Balzac, l’athéisme, au-delà de retirer aux héros toute conscience, rend peu à peu caduque la peur d’un Enfer éventuel. Et pour cause, là où les personnages de Maturin se voyaient protégés par leur foi, ceux de Balzac, avides d’argent et de péchés, dépourvus somme toute, de codes moraux et de conscience, sont au bord du précipice avant même d’être confrontés au pacte. La banalisation du vice fait perdre en consistance le poids du Mal comme celui du contrat.
Balzac expose ici tout son pessimisme quant à ses contemporains, lesquels, loin des jalons de la foi, n’ont plus de raisons de refuser la tentation. Si l’auteur dresse, dans les autres tomes de La Comédie Humaine un bilan acerbe de ce qu’est devenu la société française au début du XIXe siècle, Melmoth réconcilié, de part son aspect parabolique, permet la radicalisation. Le renoncement à Dieu qui permet de poser des limites aux hommes incarne le vrai danger d’une société en voie de désacralisation. Freud l’évoquera plus tard, sous un autre angle, dans L’Avenir d’une illusion. Le diable et tous ses hérauts : l’adultère, le sexe déviant, la corruption, le crime et émules, ne sauraient tenter quiconque dans une société où ils se verraient banalisés.
Tel est le message, ou plutôt l’avertissement de Balzac, dans cette réécriture aux accents prémonitoires.
Parler de Balzac comme auteur de polars est un anachronisme !
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