Stéphane Barsacq, de Rollin à Sollers, entre Ciel et Terre

 Dominique Rollin et Félicien Marceau.

Par Marc Alpozzo - Philosophe et critique littéraire. Il a publié une douzaine de livres, dont Seuls. Éloge de la rencontre (Les Belles Lettres), La Part de l’ombre (Marie Delarbre), Lettre au père (Lamiroy), Galaxie Houellebecq (et autres étoiles) (Ovadia) et il est coauteur de plusieurs ouvrages collectifs, dont L’humain au centre du monde (Cerf).

Sollers est mort, et j’ai parfois le sentiment qu’il ne l’est pas, comme c’est la loi de tout vrai écrivain.
Stéphane Barsacq

La disparition de Dominique Rolin en 2012 et celle de Philippe Sollers en 2023 mettra un terme définitif à l’un des couples littéraires et clandestins les plus emblématiques du siècle dernier, une mort des amants, un peu à la manière de Tristan et Iseut. Il nous reste cependant leurs livres, des œuvres qui auront définitivement marqué une époque révolue aujourd’hui, mais dont nous nous souvenons avec bonheur. Ils auront connu le succès, la gloire, les feux de la rampe. Méfions-nous toutefois ! « Il est évident que la vraie gloire ne peut être que posthume, met en garde Dominique Rolin, c’est-à-dire sourdement propagée dans la profondeur obscure et comme distraite d’une époque. » En effet ! S’ils ont été deux écrivains – deux grands écrivains même ! –, ce que l’on devrait en retenir plus sûrement, ce sont leurs écrits, ce pour quoi ils furent faits : la création. L’un se sera rêvé en agent secret et en légende, l’autre aura vécu un peu plus discrètement. L’une nous quittera « sur le seuil de sa centième année » tandis que l’autre tirera sa révérence le 6 mai 2023, « jour du couronnement du roi d’Angleterre ».

I. Entre foi et plaisir

Dominique Rolin aura été une romancière connue, appréciée, couronnée du prix Femina. Philippe Sollers, le trublion des lettres, le fanfaron, l’enfant prodige, l’hédoniste, le provocateur illuminé, contestable et contesté. Sa vie n’aura été que dualité entre foi et plaisir, ascèse et jouissance. Si la correspondance de ces deux amants « semi-clandestins » fut publiée récemment par Gallimard, il nous manquait certainement un livre pour les réunir, voire les unir à jamais. Car, si Sollers fut bien le mari de Kristeva, il fut surtout l’homme de Rolin, l’amant éternel, son « toutankamour », comme elle l’appelait. Et ce livre, c’est Stéphane Barsacq qui nous l’offre. Un petit livre sobre, discret, une sorte d’objet littéraire sous forme de document, un ouvrage puissant et beau. Important. Essentiel. Une sorte de ravissement littéraire dont le souci principal, certainement, est de fixer ces deux personnages dans la mémoire collective. Dominique suivi de Épectases de Sollers (éd. Le clos Jouve, 2024) est l’un des ouvrages incontournables de cette nouvelle rentrée littéraire. Pourquoi ? Parce qu’à la manière peut-être d’un laudatio funebris, d’un éloge ou d’une oraison funèbre, ce petit livre très bien édité, et agrémenté de quelques iconographies issues de la collection personnelle de l’auteur, paraît au moment même où les deux amants se sont rejoints dans l’éternité. Essentiel aussi, parce qu’il nous montre ces deux personnages dans leur intimité. Je me souviens qu’attablé à la Rotonde avec l’auteur, ce dernier m’apprenant la parution prochaine de ce livre, n’était pas peu fier de son titre. J’apprenais aussi un mot de la langue française : épectase. Du grec ancien epéktasis, « extension, allongement », ce mot ne pouvait aller mieux à Philippe Joyaux, dit Sollers, tant ce dernier était complexe et pétri de contradictions. Ce jouisseur sensible aux appels célestes aurait très certainement apprécié un tel mot, à la sémantique si chrétienne, et qui faisait tant résonner les appels vers Dieu, auxquels il fut, après sa période maoïste, si sensible. Épectase allait comme un gant par ailleurs, à ce couple, puisque dans une acception plus récente, ce joli mot de la langue française signifiait orgasme. Orgasme sexuel certes, mais surtout orgasme littéraire, orgasme cérébral ; cette forme-là d’éjaculation mystique à laquelle on peut rapprocher l’amour divin, ces amants du paradis, leur vie leur œuvre, sinon de la délectation, du délice, de la volupté. Épectase aussi, au sens de Saint Grégoire de Nysse. C’est du moins ainsi que je l’analyse : un progrès intérieur constant vers Dieu, une soif insatiable du Ciel.

Stéphane Barsacq n’écrit-il pas à la page 60 de ce livre : « L’idée que Sollers a développée est que nul n’accède au sacré, sans faire l’épreuve d’une conversion – cette conversion qui s’ouvre par la poésie. Le sacré est le lieu de ce passage. Il n’est pas tant futur avenir hypothétique, qu’à naître, et à renaître. Il se loge en chaque instant et l’éclaire. »

II. Portrait d’une femme

Son livre débute par Dominique Rolin. Honneur aux dames ? Pas tout à fait ! Portrait d’une femme, pages de journal, coda, un peu plus de quarante pages dédiées à Dominique, titre de cette première partie, parce que Dominique est sa préférée. Elle a si bien connu sa grand-mère, mais aussi son grand-père, André Barsacq, qui l’a aidée à monter sa pièce L’épouvantail. Aussi, elle adoube le jeune Stéphane aussitôt ; le prend sous son aile. Pendant plus de dix ans, on suit les pérégrinations de cette amitié. Barsacq capte des instants de vie, des moments précieux, une longue histoire d’amitié entre un homme encore jeune et une femme déjà âgée, une conversation littéraire, mais aussi amoureuse. Car on le sent, on ne peut pas le manquer, Stéphane aime Dominique, d’un amour très fort, fait d’admiration et de sentiments mêlés. Elle, en retour, l’aime d’un amour sincère. Mais ce livre nous dévoile aussi, et de manière habile, deux trios : le premier entre Kristeva, Sollers, Rolin. Le second : Rolin, Sollers et Barsacq. Philippe, le dandy, le libertin ! Mais son libertinage, c’était quoi, sinon une affirmation contre le nihilisme. La haute culture, la haute musique, l’art contre la société spectaculaire. Dante, Casanova, Mozart, la liberté et le désir contre la morale et les bigots. Jésus et Zarathoustra, Angélius Silésius, Tchouang-Tseu et Maître Eckart, (« tous ensemble au paradis du verbe », écrit Stéphane Barsacq dans ses fragments pour une préface aux Illuminations à travers les textes sacrés), contre les barbares et la barbarie. Toute l’œuvre de Sollers n’aura alors qu’une vocation unique : nous sauver du désastre de la modernité. Nous élever au divin, à la vie divine. À ce propos, pour le plaisir, rappelons-nous encore le Sermon 34 de Maître Eckart, et qui aurait certainement plu à Sollers : « Dieu est à la maison mais nous n’y sommes pas. »

III. Écrivains du bonheur

Comme à son habitude (voir sa superbe trilogie Mystica, Météore, Solstices), Stéphane Barsacq aime mêler les genres : portraits, fragments de journaux, fragments de dialogue, note d’une préface inachevée, hommage, in memoriam, cet enchevêtrement de textes nous laisse entr’apercevoir des peintures, des anecdotes, des bribes, des brisures, des tableaux, des esquilles, toutes ces évocations : la vie ! entre ombres et lumière ! Lux in tenebris lucet metiturque dies. Épectases encore (au pluriel cette fois) comme joies, comme bonheurs. Je prends évidemment ce mot au sens rimbaldien : « Du bonheur que nul n’élude ». Lorsque je rencontrai Stéphane Barsacq pour la première fois, il y a de cela déjà fort longtemps, il m’avait invité à la Rotonde, comme Sollers vous invitait à la Closerie des Lilas. J’y avais évidemment pensé ! Combien de points en commun ? Des amoureux de la vie et de la littérature, des puits de culture, des hommes généreux et tendres. Des phares contre le nihilisme moderne. Mais aussi, des écrivains du bonheur ! Des insoumis. C’est ce qu’était indéniablement Dominique Rolin, tout autant que son jeune amant, et que son jeune ami. On retrouvait là, comme une triade : bonheur, joie, sagesse. Au fil des pages, Barsacq nous raconte ainsi des promenades de grands promeneurs, qui traversent la vie en esthètes et en dandys, qui cherchent des contre-poisons au monde moderne et ses valeurs de décadence. Ce livre en est un ! Prenez-le d’ailleurs comme une tentative de guérison, contre le désespoir, la bien-pensance, l’air du temps... Pour cela, Barsacq utilise de petites pilules : l’admiration, la poésie, l’amour fou, l’amitié, le désir, la fidélité, l’infini. De quoi être à l’image de ses deux amis : subversif !

IV. La vie e(s)t la musique

Je ne peux non plus conclure sans évoquer la musique. Rappelons-nous à ce propos le mot de Nietzsche : « Sans musique la vie serait une erreur. » La musique occupe toute l’œuvre de Sollers. Qui est en elle-même une partition, une symphonie, un opéra. Une partition dans l’esprit de la modernité, pour ce « maître en métamorphose » comme le décrit l’auteur : dodécaphonique. Schönberg, Stravinsky, Boulez, etc. Pas étonnant pour un écrivain qui se voulait avant-gardiste et qui était un impénitent admirateur de Haydn. Et de Mozart, bien sûr ! Barsacq aura rencontré Sollers à propos d’un texte publié sur le XVIIIe siècle. Ils se seront connus de très près, mais pas trop près tout de même, assez pourtant, pour éviter les caricatures. Entre eux, jamais de bavardages, mais ce qui intéresse Sollers : « l’élégance des êtres ».

V. In mémoriam

Que retiendra-t-on de leur œuvre respective ? Nul ne le sait. Barsacq esquisse cependant son idée sur la question : « L’avenir dira ce qu’il restera de Sollers, si d’aventure il y a un avenir. Incorrigible pascalien, je parie, d’ores et déjà, sur Dominique. »

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