« L’attrape-cœurs » de Salinger : Le manifeste de l’adolescence.

 L’Attrape-coeurs publié chez «Pavillons Poche» reprend la couverture originale du roman de Salinger édité, Outre-Atlantique, en 1951.


Jérôme-David Salinger (1919-2010) a trente-deux ans lorsqu’il publie The Catcher in the Rye, plus connu en France sous le nom de L’attrape-cœurs. Rien ne prédestinait ce qui devait n’être qu’un énième « teen novel » à devenir le succès littéraire de 1951, ni le peu d’expérience de son auteur ni la simplicité apparente du sujet traité.

Pourtant, de par les controverses qu’il a suscité et l’intemporalité des problématiques qu’il a abordé, le roman a su traverser les décennies pour s’imposer comme un classique de la littérature américaine.

Et pour cause, l’auteur, à travers son narrateur et héros Holden Caulfield, dresse un portrait immuable de l’adolescence dans sa pleine acception, illustrant avec subtilité la difficulté de la transition entre l’enfance et l’âge adulte.

La génération retrouvée ?

Héritier direct de la génération perdue américaine, L’attrape-cœurs s’inscrit dans la lignée de Fitzgerald. En effet, l’auteur de Tendre est la nuit proposait déjà en 1920 dans L’envers du paradis un récit initiatique dont le personnage principal était un adolescent instable, avant de donner naissance à son mythique anti-héros, Gatsby le magnifique (1925). Holden Caulfield incarne la jonction entre le jeune Amory Blaine qui quitte les eaux protectrices du foyer maternel pour se confronter à la dureté du monde universitaire ; et Jay Gatsby, personnage dont l’idéalisme quasi enfantin se voit rattraper par les affres de la réalité.

Holden Caulfield a seize ans lorsqu’il est renvoyé de son collège. C’est par-delà le regard d’un adolescent au langage argotique, parfois ordurier, que nous devenons spectateur des événements relatés. Comme bien des jeunes gens de son âge, Holden traverse une crise existentielle. En outre, s’il a encore un pied dans l’enfance, le calendrier lui indique que l’échéance approche et qu’il deviendra bientôt une « grande personne. » Cette perspective, quoiqu’inévitable, procure au jeune garçon un vague à l’âme proche du spleen rencontré chez les héros de la génération perdue. Incapable de trouver sa place dans le monde qui l’entoure, Holden choisit la fuite. Son exclusion de Pencey n’étant plus qu’un prétexte pour déclencher un passage à l’acte inéluctable. Faute d’affronter le jugement de ses parents sur son échec scolaire, et plus largement sur son impossibilité à évoluer comme il le devrait, l’adolescent s’installe dans un minable hôtel new-yorkais où il s’adonne à tous les excès.

Si ce semblant de liberté aurait pu donner envie à Holden de grandir plus rapidement, c’est l’effet inverse qui s’opère. Délesté des jalons d’une institution et des règles d’un foyer familial, le jeune garçon perd ses maigres repères.

Sa consommation massive d’alcool couplée à une mauvaise hygiène de vie - il hante les discothèques jusqu’au petit matin - ne font qu’accentuer son malaise. Les protagonistes qu’Holden croise, qui profitent de son état pour le voler ou pour tenter d’abuser de lui, amplifient son pessimisme quant à l’humanité. Livré à lui-même, le danger ne cesse de le guetter. Une fois dans sa vie d’homme, loin de sa chambre d’enfant et de ses obligations scolaires, qu’adviendra t-il de lui ? Saura t-il s’armer contre les différents prédateurs - lui compris - qui jalonnent les chemins de la vie ? Si on en juge cette parenthèse new-yorkaise, son avenir en tant adulte semble des plus incertains.

À l’inverse de la plupart des adolescents, qui auraient vu dans cette fugue une opportunité de gagner en autonomie, c’est ce semblant de liberté qui fera reculer Holden. Seul face à lui-même, son mal-être prendra le dessus, si bien qu’à l’issue de son périple, il restera conforté dans son désir de rester éternellement enfant.

De sa propension à s’enivrer à son spleen, le héros de Salinger est pourvu de tous les traits caractéristiques des figures de la génération perdue américaine. À la différence que le temps qui passe se pose en principal antagoniste et qu’Holden, par son internement final, refuse de voir ses problématiques résolues. C’est pourtant la confrontation avec la réalité qui avait résolu les maux de ses comparses littéraires, certes de manière funeste pour Gatsby mais de façon plus optimiste pour Amory.

L’héritage du mouvement se perpétue donc par une fin alternative qui se solde ni par la mort ni par le renouveau mais par le statu quo.

Anatomie d’un anti-héros

Le dessein d’Holden que nous retrouvons dans le titre original de l’œuvre – The Catcher in the Rye - personnifie sa pensée. Dans un monde idéal, il passerait le restant de ses jours dans un champ de seigle (Rye) à empêcher les enfants de tomber d’une falaise. Il exercerait la tâche « d’attrapeur » (Catcher.) Ce souhait métaphorique se révèle fort révélateur de son intériorité.

Pour le jeune garçon, devenir adulte équivaut à sombrer dans le néant ce qui revient intrinsèquement à se perdre. Son vagabondage dans New-York n’étant ni plus ni moins qu’une illustration de l’errance qui l’attend une fois adulte. La fin de l’enfance emportant avec elle l’innocence qui lui est indissociable, pour le héros du récit, grandir s’apparente à sacrifier une partie de soi, intrinsèquement la meilleure. Quand on songe à sa vision négative des adultes - notamment le professeur Antolini à qui il reproche un geste déplacé dont on ignore la véritable portée - il va sans dire qu’il considère que rien de bon ne peut demeurer une fois arrivé à maturité. Aussi comprenons-nous les raisons de sa colère pathologique face à ce qui est supposé l’attendre.

En bon adolescent révolté, Holden critique systématiquement tout ce qui l’entoure, de son environnement aux protagonistes qu’il est emmené à côtoyer. En cela, il pourrait nous rappeler le personnage de Meursault dans L’étranger de Camus, également très doué en débinage. À la différence que si l’adolescent dénigre les autres dans leur globalité, il se montre davantage conciliant dans la description d’une personne en particulier. Ce revirement constant illustre la dualité entre l’excessivité enfantine – dont le rejet automatique symbolise l’affirmation – et la nuance qu’offre la maturité. Contrairement à Meursault, Holden n’est pas totalement étranger au monde puisqu’il est capable de faire preuve d’une grande sensibilité. Nous pensons notamment à son amour inconditionnel pour sa sœur Phoebé ou encore à son émotion quand il songe à la déshumanisation qui nait de la prostitution. Comme tenu de cela, le lecteur, faute de condamner ce personnage parfois atrabilaire, se surprend à s’attacher à lui, allant jusqu’à se reconnaître dans ses contradictions adolescentes.

Avec l’essor de la psychanalyse, en France comme aux États-Unis, la figure traditionnelle du héros de roman d’initiation a été progressivement remplacée par des personnages plus complexes. Le Meursault camusien ainsi que le Roquentin sartrien apparaissent comme des pendants français d’Holden, confirmant la tendance de l’éviction des apprentissages trop prévisibles.

Holden incarne une version totale de la figure de l’anti-héros telle qu’en a fabriqué la littérature américaine du XXe siècle. S’il a tout pour susciter l’inimitié du lecteur, il parvient néanmoins, en réveillant ses souvenirs d’adolescence, à déclencher son empathie.

Une initiation ratée

Si L’attrape-cœurs possède toutes les caractéristiques du roman d’apprentissage classique, la mauvaise foi de son héros l’empêche - a priori - d’appartenir à ce registre.

Contrairement à Amory Blaine dans L’envers du paradis, Holden refuse de tirer des leçons de son errance et donc d’évoluer. C’est en conscience que l’adolescent choisit de ne pas grandir et de rendre vain ce qui aurait pu être un périple initiatique. Le manque de volonté d’Holden en fait un héros à part, coincé dans une évolution que sa fugue new-yorkaise avait pourtant amorcé. En goûtant à l’alcool et au tabac, attributs réservés aux hommes faits, il semblait décidé à franchir le pas. En refusant de passer à l’acte avec la prostituée, il fera machine arrière. Lorsque celle-ci se dénudera, l’adolescent, perfectionniste en dépit de la nonchalance qu’il arbore, rangera sa robe sur un cintre tout en s’adonnant à un monologue intérieur des plus prolifiques : « Je la voyais qui entrait dans un magasin et achetait cette robe et personne dans le magasin savait qu’elle était une prostituée ni rien. Le vendeur pensait sûrement, quand elle l’a achetée, sa robe, qu’elle était une fille comme les autres. Ça m’a redonné le cafard. Je sais pas trop pourquoi. » Une réflexion bien plus profonde qu’il n’y paraît de prime abord.

Ce passage scelle un pacte littéraire tacite entre le héros et son lectorat, lequel connaît avant l’adolescent les raisons de ce spleen soudain. Occultant l’excitation du moment, Holden voit la prostitution telle qu’elle est : l’exploitation d’un être humain. En cela, le grand enfant aux sentiments excessifs fait preuve d’une sagesse que bien des adultes n’ont pas. Nous nous retrouvons aux premières loges d’une métamorphose qui touche tout un chacun à l’aube de son entrée dans l’âge de raison. La genèse d’un esprit critique qui dessine le brouillon d’une personnalité en construction. Mais contrairement au Meursault de Camus, l’homme qu’Holden est en passe de devenir possède une grande émotivité qui lui permettra de ressentir ce que les autres seront incapables de percevoir.

Le jeune garçon, en dépit de tous les efforts qu’il met en œuvre pour rester enfant, laisse entrevoir qu’il possède déjà le recul d’un « grand ». De ce sentiment d’appartenance nait la sympathie du lecteur pour cet adolescent qu’il a autrefois été, tiraillé entre insouciance et responsabilité.

Cette ambivalence engendrera le succès de l’œuvre. Qui n’est pas nostalgique de ses jeunes années et ne rêve pas secrètement d’y retourner ? Existe-t-il une personne au monde qui n’a pas eu peur de découvrir ce que lui réserverait son avenir ? Si le héros de Salinger apparaît d’abord comme un énième personnage d’adolescent en crise, celui-ci se révèle bien plus profond qu’il n’y paraît.

Bien que l’apprentissage du héros soit un échec, il apparaît toutefois comme une évidence qu’en parvenant à susciter de l’empathie, Holden a néanmoins réalisé son plus grand souhait : « Mon rêve, c’est un livre qu’on n’arrive pas à lâcher quand on l’a fini, on voudrait que l’auteur soit un copain, un super copain et on lui téléphonerait chaque fois qu’on en aurait envie. »

Quelle que soit la période de notre vie où nous découvrons L’attrape-cœurs, nous ne pouvons rester insensible aux tourments juvéniles de son héros. De l’identification du bouquineur adolescent à la tendresse d’une relecture tardive, le roman grandit avec le lecteur, ce qui lui confère le pouvoir de traverser l’espace-temps sans prendre une ride.

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