Jésus, et le divin Platon

 Pastel de François Guery.

Par François Guery - Ancien élève de l’École normale supérieure (promotion 1964 Lettres), professeur émérite de philosophie, ancien doyen de la Faculté de philosophie de l’Université Lyon-III, ancien producteur sur France Culture.

Un regard nouveau sur Jésus vient-il remettre en cause la doxa héritée de Nietzsche, de son Antéchrist, et d’Ecce homo, qui ont pour ma part joué un rôle dans la remise en cause critique du christianisme en général ? Non qu’il s’agisse d’y revenir, il y a déjà bien assez de revivals toxiques, côté islamisme évidemment. Mais le mouvement initié par Friedrich Strauss en Allemagne, suivi de Renan et sa Vie de Jésus, mouvement vers l’accès de la connaissance historique au domaine sacré, a continué, et s’est augmenté des découvertes archéologiques récentes, qui attendent leur interprétation. L’âge classique, avec Spinoza et Hobbes notamment, avait entamé ce mouvement de rationalisation.

Faut-il ajouter l’accès de la littérature, du roman, à ce domaine congelé depuis si longtemps dans une forme paresseuse d’adoration, comme une bulle dans l’océan de la publicité ?

En effet, le lauréat du prix Nobel de littérature en 1998, l’étrange José Saramago déjà évoqué dans Le Contemporain, a eu l’audace de publier un Evangile selon Jésus Christ, en 1991, O evangelho segundo Jesus Cristo. On s’amuse du scandale qu’est le récit de la rencontre de la prostituée Marie de Magdala, qui aime Jésus et part avec lui dans ses pérégrinations, laissant derrière elle sa vie, sa maison et son commerce impie. On aurait tort de s’en tenir à cette transgression pour estimer le livre, qui a tout un contexte intéressant. Il en va de la chair, dans ses relations à l’Esprit, ce maître mot de l’évangile, ce maître tout court.

Comme Saramago est muet sur son usage des sources disponibles, il faut extrapoler, et demander si son Jésus si peu conforme à l’image pieuse que les quatre évangiles non apocryphes ont véhiculée jusqu’à nous, n’est pas un gnostique.

Les relations de la chair et de l’esprit son en cause dans cette affaire. Cela implique aussi la question de Marie, Mariam, mère de Jésus, Jeshua, et de la supposée affection passionnée qui aurait lié jusque dans la mort la mère et le fils.

Il est notable que Nietzsche n’a jamais expliqué en détail l’aspect sexuel du charnel, tout en affirmant que le christianisme est l’ennemi de la chair. Sa propre vie sexuelle désertique a pu l’en dissuader, et la sexualité de Nietzsche n’a pas intéressé les exégètes.

La position gnostique est claire sur ce point, et proche de nous dans le temps, puisque des gens comme Schopenhauer et Cioran l’ont propagée et explicitée. Le sexe est générateur de vie, il la reproduit et la multiplie : or, elle est damnée, créée par un démiurge ennemi de l’esprit (saint). Platon, dans l’Apologie de Socrate, le Phédon et autres, parlait déjà pour l’esprit et contre la chair. L’âme vient d’ailleurs, et a été enfermée dans la prison du corps mortel. Chacun est donc à la fois vivant et mort, il vit comme esprit et meurt comme chair. Se connaître soi-même, c’est le savoir, et la gnose est aussi la connaissance de cette vérité.

Saramago ne fait pas de Jésus le fils d’un Dieu père représentant l’esprit, mais plutôt d’un démiurge sadique, qui ne partage pas avec sa créature son immortalité, mais condamne ses enfants, tel un Saturne, à la souffrance et à la mort. Plus qu’un autre, ce fils-là est mis sur terre pour souffrir à la place de ce père abusif et sans pitié, qui a déjà cruellement incité Abraham à sacrifier son fils chéri avant de suspendre sa sentence, et à la fin, son fils le maudit et lui réclame de demander pardon.

Jésus ne rend pas grâce à sa mère de l’avoir mis au monde, il la quitte, s’en détache, la renie pratiquement, déclarant que sa mère, ses frères et sœurs, ne sont pas ceux que la chair lui a donnés, et Saramago décrit une famille nombreuse, mais ceux et celles qui suivent son message de vie selon l’esprit, comme sa maîtresse, Marie, le fait. La treizième disciple ?

Plus encore ! Le classique Ange Gabriel est remplacé dans le roman par un personnage mystérieux, qui accompagne Jésus toute sa vie. C’est un démon, figure protéiforme qui apparaît aussi en mendiant. Il est aussi le Satan au désert, qui tente Jésus en en faisant un berger isolé du monde, et qui le rejette en lui reprochant de ne rien comprendre. Il a été l’annonciateur de sa naissance, voire son géniteur.

Le monde de Jésus apparaît donc comme une création diabolique, une déchéance, que tout condamne. Le roman détaille la désillusion de Jésus même, et les péripéties de sa prise de conscience du caractère cruel et inhumain du démiurge, son Père et celui des vivants. L’épisode de sa rencontre avec la prostituée est plutôt mis au compte de la grâce, puisqu’elle renie son métier pour suivre Jésus.

Que Saramago ait exploité ou non les évangiles apocryphes, celui de Marie de Magdala et celui dit de Thomas, Je l’ignore, et il n’a pas cherché à les illustrer pour ses lecteurs, ce qui n’empêche pas de le faire pour lui.

Ces évangile apocryphes de Thomas et de Marie de Magdala, que Magdala soit une ville ou une communauté, sont bien éclairants sur le côté gnostique (par anticipation) du mouvement dont Jésus est le leader, ainsi que sur la place du sexe, dans divers sens, dans leur doctrine. Marie est « la treizième disciple », mais bien différente des autres, docte, doctrinaire, disciple modèle, à qui Jésus ressuscité fait des confidences privées que les autres brûlent d’entendre. Elle comprend la doctrine et ses subtilités, elle anticipe, pose les bonnes questions.

Qu’elle soit une femme ne change pas la donne, car ce que Jésus condamne, ce sont « les œuvres de la femme », soit, grossesse et accouchement, propagation de l’espèce. Une prostituée reconvertie n’est pas ce genre de femme, elle est libre pour l’étude des œuvres de l’esprit, et cet évangile est un dialogue inspiré, spéculatif, épuré des anecdotes exotériques qui rendent les quatre évangiles si peu éclairants. C’est un texte ésotérique, entre initiés, qui évoque la lumière, les archétypes, l’intériorité, et donne une ligne de conduite pour juger le monde.

La jarre découverte à Nag Hammadi contient l’évangile complet de Thomas, et une traduction partielle de la République de Platon, entre autres. C’est dire que la secte radicale dont jésus est la figure rayonnante a puisé ses idées dans la pensée grecque, dans son sommet : l’idéalisme platonicien, avec sa doctrine de l’Un, de la lumière, des idées comme archétypes des réalités sensibles, de l’harmonie qui résulte de la prise de conscience de l’illusion du monde sensible. Les deux évangiles apocryphes cités ici sont une pédagogie et en même temps une initiation à cette pensée qui va à l’encontre du sens commun, et constitue une révelation, une illumination dans les ténèbres de l’ignorance ambiante.

Mentionnons au passage que le pythagorisme de Platon s’est retrouvé justifié au moment de la révolution de la science moderne, qui reprend l’idée centrale : tout est nombre, tout est proportion, tous est harmonie. Leibniz l’a compris.

Pour revenir à Nietzsche et à sa lecture exaspérée de l’idéalisme en général, chrétien en particulier, il semble avoir perçu cette analogie ou même inspiration platonicienne, l’assimilant à une dépréciation du monde sensible, comme si le monde tel qu’il est méritait d’être apprécié et racheté tel quel. Il a voulu lui opposer un « véritable » monde grec antérieur au pythagorisme, avec tout un éloge de la surface sans intériorité, qui dispense des affects coupables qui le hantent.

Je n’entrerai pas davantage ici dans le détail pour n’envisager qu’un aspect des choses : son idée méprisante, qu’il argumente, d’une « religion d’esclaves », décadente. Il pense sans doute, au présent, à la composante chrétienne du socialisme ambiant, qu’il déteste, tout autant qu’il déteste la bonne société presbytérienne dont son père le pasteur, figure de la décadence dans sa narration personnelle d’Ecce Homo, est une figure.

Jésus aurait fondé une religion d’esclaves, qui recrute dans les bas fonds de la société ? La question est de savoir si le succès ultérieur du christianisme tient aux origines du mouvement, à l’inspiration même de Jésus. L’évangile de Thomas nous éclaire sur le choix de se passer des pharisiens et des sadducéens, la bonne société juive, faute de les intéresser autrement que sous la forme d’un désir de le tuer, qui a abouti. Jésus se compare à une lumière, qui vient illuminer les ténèbres ambiantes, de même que les esclaves de la caverne de Platon sont d’abord aveuglés lorsqu’on les fait sortir sous le soleil. Il n’est pas attentif à sélectionner ceux qu’il faut opérer de la cataracte spitituelle, mais il rencontre des obstacles de certains côtés. Il use d’une comparaison, disons une parabole : il envoie des serviteurs chez de riches marchands pour les inviter à un banquet qu’il organise, mais tous se récusent, sous un prétexte, et il dit : « vas sur les routes et tous ceux que tu rencontreras, amène-les dîner avec moi. Les acheteurs et les marchands n’entreront pas dans le lieu de mon père ».

Malraux avait comparé le RPF au métro : tous, n’importe qui, en sont. On va à la pêche, on amasse. La volonté de toucher les esprits suffit.

Religion d’esclaves ? Universelle plutôt, même si des catégories entières s’abstiennent ou même, la combattent. Remarquons toutefois que l’universalisme voulu est si catégorique qu’il inclut aussi bien les femmes, les défavorisées de la société aussi bien juive que romaine, etc. Le logion 114 dit :

« Simon Pierre dit : je veux que Mariam s’éloigne de nous, car les femmes ne sont pas dignes de la Vie ». Jésus dit alors : « Non, je la garderai avec moi pour que je puisse la faire mâle, et qu’elle devienne Esprit Vivant, semblable à vous les mâles. Car toutes les femmes qui sont faites mâles peuvent entrer dans le royaume des cieux ».

Et c’est elle, Mariam, qui devient la disciple la plus inspirée, la confidente du seigneur.

Restons-en là pour l’instant !

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