Gérard Vespierre : Retournement stratégique au Moyen-Orient

 Réunion du haut commandement de Tsahal pendant les frappes iraniennes contre Israël (©Wikicommons).

Par Gérard Vespierre -
Analyste géopolitique, chercheur associé à la FEMO (Fondation d’études pour le Moyen-Orient) fondateur du média Le Monde Décrypté www.le-monde-decrypte.com chroniqueur sur IDFM 98.0.

Le déploiement militaire israélien contre le Hezbollah, depuis plusieurs semaines, et son succès, sont porteurs d’un changement profond dans les rapports de force à l’est de la Méditerranée. Il s’y ajoute le démantèlement du Hamas depuis un an. L’effondrement de ces deux mouvements, au contact territorial d’Israël, privent l’Iran des deux bras qui enserrent l’État hébreux. Ce retournement des cartes, profond et inattendu, chamboule la situation géostratégique de toute la région, et pourrait se faire ressentir à l’intérieur de l’Iran.

À quelques jours du premier et triste anniversaire de la sanglante incursion du Hamas dans le territoire israélien, et la prise de plus de 200 otages, Israël, son armée, et ses services de renseignement ont créé un renversement stratégique.

Au lendemain du 7 octobre, l’État hébreux était accusé de faillite sécuritaire, en ayant sous-estimé la dangerosité du Hamas, ses services de renseignement, d’aveuglement devant les préparatifs, et Tsahal subissait de très nombreuses critiques quant à sa non-réponse immédiate.

En un an, sans que le Hamas soit « éradiqué », il a été très fortement réduit militairement et politiquement. Fin juillet, Ismaël Haniyeh, son leader politique était éliminé, lors de son séjour à Téhéran. Dès le lendemain du 7 octobre, le Hezbollah libanais déclenchait une campagne de lancement de roquettes sur le nord d’Israël. L’objectif était alors de forcer Tsahal à mobiliser, sur le front nord, des ressources qui lui feront défaut sur le front sud. Ces attaques, nombreuses et conséquentes, ont forcé le gouvernement israélien à évacuer environ 60.000 personnes de cette région. Cette situation ne pouvait humainement et économiquement perdurer, la décision politique a donc été prise de tout faire pour leur permettre de revenir. Cet objectif exigeait d’abolir la menace, et en conséquence d’enlever au Hezbollah la capacité militaire de frapper Israël.

I. Le méthodique plan contre le Hezbollah

Un plan complet, comportant quatre niveaux d’action, a donc été élaboré dans ce sens : élimination des plus hauts dirigeants, y compris le premier d’entre eux ; « incapacitation » de la plus grande partie de l’encadrement ; destruction des dépôts d’armes et des sites de lancement ; incursion dans le sud Liban pour neutraliser les installations menaçant directement les habitants du nord d’Israël.

Il ne semble pas ici nécessaire de revenir sur les opérations mises en œuvre dans chaque niveau. Beaucoup a déjà été dit. Il est plus important de constater ce qui s’en dégage, ainsi que les conséquences.

La campagne de l’armée israélienne contre les forces du Hezbollah ont mis en évidence 3 lignes de force : la qualité et la rapidité du renseignement ; les capacités d’intervention de type cyber (explosion à distance des appareils de communication) ; l’avantage offert par les armes de précision, larguées depuis des avions. Tout cela représente un arsenal de technologies dont l’armée israélienne dispose, mais dont son adversaire est totalement démuni. L’issue du combat visant à une sévère réduction de la puissance militaire du Hezbollah ne fait donc pas de doute.

Enfin, il convient de mentionner la rapidité de l’exécution de l’ensemble de ce plan. En moins de deux semaines, les principales forces et ressources du Hezbollah ont été décimées.

Ce mouvement a été créé en 1982, par la volonté de Téhéran de constituer une force idéologique et militaire issue de la composante chiite de la population libanaise. Le régime iranien disposait ainsi à la frontière israélienne d’une force de plusieurs dizaines de milliers de combattants, aguerris, et d’un stock estimé entre 100 et 150.000 roquettes et missiles. Cette épée était prête à frapper à tout instant le territoire hébreux sur une simple demande de Téhéran. Cette force constituait, pour l’Iran, une assurance qu’Israël ne frapperait pas le territoire iranien, devant le risque d’être puissamment frappé à son tour par un voisin immédiat.

Le déroulement de la spirale de ce conflit à savoir l’élimination, par Israël, de 7 officiers et officiers supérieurs iraniens, membres des Gardiens de la révolution, a conduit la République islamique dans une autre direction stratégique la forçant à frapper directement le territoire israélien, le 14 avril.

II. Le nouveau rapport de l’épée et du bouclier

Une salve de plus de 300 drones et missiles de croisière fut lancée dans la nuit du 13 au 14 avril vers le territoire Hébreux. Afin d’affiner l’analyse, il est essentiel de savoir que la vitesse de ces engins se situait entre 300 et 600 km/h environ, donc subsoniques (moins de Mach 1). Plusieurs heures de vol leur étaient donc nécessaires pour atteindre leur objectif. Cette lenteur et cette durée ont permis une bonne cartographie des trajectoires, aussi bien depuis, les satellites, les avions et les stations radar des pays survolés.

La parfaite coordination du système israélien dit du Dôme de Fer, les moyens anti-aériens Américains, Britanniques et Français, et des pays survolés (Arabie Saoudite, Jordanie) ont permis la destruction de plus de 95% des engins lancés par l’Iran.

Les forces armées iraniennes, et le pouvoir politique, ont été dans l’obligation de constater que drones et missiles « classiques », subsoniques, n’étaient d’aucune efficacité contre des défenses anti-missiles performantes d’Israël. La « démonstration de force » iranienne n’a abouti à aucune destruction importante en Israël. Le résultat n’était nullement à la hauteur des moyens employés.

Pour la première fois dans un affrontement contemporain, entre États, la capacité protectrice du bouclier de l’un se montrait infiniment supérieure à la capacité destructrice de l’épée de l’autre... !

La République islamique d’Iran savait nuire à Israël en permanence. Mais elle devait constater qu’elle n’avait peut-être pas les moyens de détruire Israël.

La deuxième frappe du 3 octobre a essayé de modifier ce constat.

III. La limite des missiles balistiques iraniens

L’élimination du chef du Hamas à Téhéran, et celle du leader du Hezbollah à Beyrouth ont politiquement et militairement conduit Téhéran à réagir.

Il fut donc décidé de frapper Israël à nouveau. Cette seconde attaque du territoire israélien, a été menée cette fois avec des missiles dits balistiques. Les iraniens ont donc fait appel aux fusées de portée dite « intermédiaire » de leur arsenal. La spécificité de ces engins est de déplacer à une vitesse environ 10 fois supérieure à celle des drones et missiles employés au mois d’avril. Ils ont décidé de réduire de 30% le nombre d’engins, soit environ 180/200 au lieu des 300/350 précédemment. La puissance de ces missiles balistiques leur permet de transporter des charges explosives d’environ 500kg, soit des ogives 10 fois plus lourdes que la charge moyenne des engins précédents.

La capacité destructrice de cette frappe était donc, environ, 6 fois supérieure à celle du mois d’avril.

La vitesse de ces missiles balistiques leur permet d’atteindre le sol israélien, depuis leurs points de lancement en Iran, en une dizaine de minutes. Le repérage trajectographique est donc plus difficile et le laps de temps de destruction beaucoup plus court.

Malgré cette fenêtre d’interception beaucoup plus étroite et une vitesse d’arrivée des ogives plus élevée, les systèmes de défense anti-missiles israéliens et américains ont probablement détruit en vol 80 à 90% d’entre eux.

A nouveau le bouclier s’est montré plus efficace que l’épée. A nouveau Téhéran constate qu’un arsenal militaire plus sophistiqué, ne lui permet toujours pas de porter des coups sérieux, voire sévères, à l’État Hébreux.

Tous les éléments du retournement des cartes sont en place.

IV. Un retournement stratégique complet

Dans le cadre de sa vision idéologique, la République islamique d’Iran par son fondateur l’ayatollah Khomeini, s’est fixée comme objectif la chute de l’État Hébreux. Elle a développé pour se faire ce qui a été qualifié d’arc chiite. Il s’agissait de constituer dans tous les pays voisins et proches disposant de populations chiites, des milices militarisées, dont les dirigeants reconnaîtraient ou accepteraient la prépondérance de Téhéran. L’argent, l’armement, et la formation ont complété la superstructure religieuse.

À distance, Téhéran a pu ainsi agir contre Israël par l’intermédiaire du Hezbollah, du Hamas, des Houthis, et même des milices irakiennes.

Un premier retournement stratégique vient donc d’avoir lieu avec l’écroulement du Hamas et une sévère réduction de la puissance du Hezbollah. Israël au cours des 12 derniers mois a su et pu rendre pratiquement inopérants les « proxys » mis en place par Téhéran depuis plus de ... 40 ans...

L’investissement de l’Iran dans des armements de haut niveau, drones, missiles de croisière, missiles balistiques, était destiné aussi bien à frapper puissamment Israël qu’à assurer une forme de dissuasion à son profit. Son arsenal devait donc être craint et dissuader tout agresseur.

Les deux frappes menées par Téhéran viennent de clairement démontrer que l’arsenal accumulé par Téhéran, dans les volumes d’emploi mis en œuvre, n’obtenait nullement les résultats escomptés.

La stratégie de Téhéran aboutit finalement à être privé du support primordial de ses proxys, et à découvrir que sa dissuasion militaire n’est pas opérante, et ses frappes inefficaces.

Au lieu de pouvoir frapper, et faire frapper gravement Israël, c’est maintenant Téhéran qui s’attend et craint des frappes israéliennes. Paradoxalement, l’État Hébreux ne dispose pas de proxys, mais d’un allié, première puissance militaire du monde.

Nous assistons, en une année, à un retournement stratégique complet. Les conséquences de cette nouvelle situation sont à venir.

V. L’effet boomerang iranien

En plus de ce retournement militaire et stratégique extérieur, Téhéran doit prendre en compte sa situation intérieure. Depuis de nombreuses années, certains de ses dirigeants politiques et religieux, clairvoyants, prédisent des jours sombres pour la République islamique. La situation économique, sociale, et sociétale, leur donnent maintenant raison.

Le pays connaît un marasme économique, une inflation en dizaines de pourcents, un taux de chômage de 25% chez les jeunes, un sous-investissement chronique, même dans l’industrie pétrolière. Par rapport aux dernières années du Chah, l’industrie pétrolière iranienne produit actuellement 3 fois moins de pétrole par tête d’habitant. Effondrement de la richesse historique !

Grèves dans l’industrie, manifestations des enseignants, des retraités appauvris par l’inflation, la situation sociale est très perturbée. La société, particulièrement dans sa composante féminine, est profondément opposée au régime. In fine, les taux réels de participation aux scrutins nationaux cette année se sont situés entre 10 et 20%. Le peuple et le pouvoir se sont séparés.

Le régime iranien se trouve donc maintenant dans une situation intérieure plus que difficile. C’est justement à ce moment qu’il réalise que sa situation militaro-stratégique extérieure s’est inversée, et que celui qu’il considère comme son ennemi, Israël, dispose de capacités militaires et technologiques supérieures aux siennes.

Ni Israël, ni les États-Unis ne veulent et n’accepteront un Iran nucléaire. Deux options fondamentales s’ouvrent : détruire les installations militaires nucléaires ou agir pour renverser le régime pour supprimer l’option nucléaire de l’intérieur.

Les options de cibles des prochaines frappes israéliennes contre le territoire iranien doivent impérativement tenir compte de ce choix.

Il ne faut pas considérer l’option d’une frappe sur les installations nucléaires, aux conséquences incalculables, ou sur les infrastructures pétrolières, qui perturberaient le marché et l’économie mondiale.

Il s’agit de viser l’affaiblissement du potentiel militaire et d’aider le peuple iranien à renverser ce régime. Les stocks de missiles devraient être des cibles militaires privilégiées.

La désorganisation puissante et profonde de l’appareil d’État doit constituer la deuxième cible. Le recours à des cyber-attaques sur les ministères, les réseaux de communication radio et télévision, ainsi que les moyens et réseaux de communication des Gardiens de la Révolution et des forces de répression paraîtrait approprié. Un signal fort et clair serait ainsi envoyé au peuple iranien, montrant qu’une aide et une solidarité, extérieures, lui sont offertes. Les services spéciaux israéliens viennent de nous démontrer leurs capacités au Liban. D’autres surprises peuvent survenir en Iran. Il suffit d’attendre...

Le renversement du régime iranien est peut-être plus proche que nous le croyons...

Le retournement stratégique du Moyen-Orient serait, ou sera, alors complet...

Incroyable retournement, un an après le 7 octobre 2023...

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