Eugène de Rastignac : Itinéraire d’un ambitieux

 Honoré de Balzac.

Par Mélanie Gaudry - Écrivain.

De tous les héros balzaciens qui peuplent la Comédie humaine, Eugène de Rastignac se distingue par son caractère attachant mais également par la satisfaction de ses ambitions. À la différence de son double littéraire Lucien Chardon de Rubempré, il parvient à déjouer les pièges du monde pour s’y installer. Cette ascension sociale d’un jeune provincial fraîchement débarqué dans la capitale transformera les romans d’apprentissage de la seconde partie du XIXème siècle. Et pour cause, le modèle romantique de l'Adolphe de Benjamin Constant qui façonnait jusqu’alors les principaux protagonistes de romans initiatiques est désormais supplantée par la figure de ce sympathique ambitieux.

I. À nous deux maintenant !

Originaire d’Angoulême, Rastignac a vingt et un an quand il rejoint la Pension Vauquer dans Le Père Goriot en 1819. Qui n’apprécierait pas ce jeune étudiant en droit issu d’une aristocratie ruinée, combattif en dépit de la misère, cultivé, ambitieux, avide d’une réussite qu’il n’envisage qu’à force de labeur ? Mais Rastignac qui hante la fac sans y croire reste incertain quant à son avenir. Paris est là, avec ses privilégiés et ses femmes, ses vilenies et ses réussites rapides, le scintillement de ses convoitises et ses tentations de facilité. Jacques Collin alias Vautrin cristallise ses dernières. Personnage récurrent de la Comédie Humaine, l’ancien forçat inspiré de Vidocq intervient toujours lorsque les héros balzaciens sont au bord du précipice. Face à la Pension Vauquer où il séjourne également, il entamera un monologue sur les réussites rapides pour inculquer au jeune homme, alors perdu dans le gouffre séparant ses ambitions de sa modeste condition, que « l’honnêteté ne sert à rien. »

Mais Rastignac n’a pas la faiblesse de Lucien Chardon, aussi reculera t-il là où son émule lui emboîtera le pas.

Seconde figure des tentations parisiennes, Madame de Beauséant, cousine de l’étudiant, tient également un rôle de mauvaise conseillère, allant ainsi à contre-emploi des femmes initiatrices qui aident généralement les jeunes héros dans leur ascension. Si Madame Forestier se fait mentor littéraire de George Duroy dans Bel-Ami ou si Madame de Rénal initie Julien Sorel au goût du luxe dans Le rouge et le noir, elle se substitue à Vautrin pour lui révéler le secret des réussites rapides et grandioses. Envisager ses relations de manière stratégique, cacher tout sentiment, écarter par la ruse tout rival, tels sont les clés d’une ascension sociale certaine. Confronté à un exposé aussi cynique, la conscience de Rastignac se révolte. Enfant de l’ère napoléonienne où la méritocratie ouvre toutes les portes, le jeune homme ne saurait accepter de devoir se transformer en « roué » pour y arriver. Sa psychologie, encore régie par les illusions de la jeunesse, oppose le succès mondain à la pureté de l’excellence. La conscience de l’étudiant, encore exempte de vices, se soulève là où celle de Lucien Chardon accepte aveuglement, illustrant les prémices d’une volonté somme toute tranchée. Néanmoins introduit dans l’entourage du Baron de Nucingen, Rastignac est confronté à la corruption, au cynisme et à la méchanceté qui se cachent sous la belle dentelle. Quoique trop franches, les paroles de Vautrin lui font désormais écho. L’honnêteté ne sert à rien puisque les belles qualités humaines ne sont pas valorisées dans le monde. Paris rend les idéalistes à sa province tout en ne se privant pas de happer les plus faibles. La lente agonie physique et morale de Raphaël De Valentin décrite dans La Peau de Chagrin comme l’issue funeste de Lucien Chardon sont fort représentatives du point de vue de Balzac. Peu d’élus pour beaucoup de sacrifiés sur l’autel d’une réussite fantasmée. On peut donc se demander si ce n’est pas la voix de l’auteur que l’on peut entendre à travers les avertissements teintés d’amertume de Vautrin ou encore les conseils de Madame de Beauséant. Il faut dire que Balzac a connu la faim et s’est lui-même confronté aux affres du monde.

À la Pension Vauquer, Rastignac fait la connaissance du Père Goriot, un vieillard qui s’est sacrifié pour ses filles et qui finit désormais ses jours dans la plus totale des précarités. Ému par la situation du vieil homme, l’étudiant s’occupera de lui jusqu’à son dernier souffle. Si Lucien Chardon ne s’intéresse qu’à lui-même, Rastignac est davantage tourné vers les autres, que ce soit avec Horace Bianchon avec lequel il se lie d’amitié ou avec Goriot pour qui il éprouve une tendresse filiale. Ce sera cette empathie qui fera la différence entre les deux enfants d’Angoulême. Là où Lucien finit abandonné à son sort, ce sont les autres qui sauveront Rastignac de lui-même, parfois même à leur insu. La mort de Goriot « ensevelit sa dernière larme de jeune homme, cette larme arrachée par les saintes émotions d’un cœur pur. » Les illusions de Rastignac disparaissent avec ce vieillard débonnaire dépouillé par ses filles, lesquelles ne daigneront ni organiser ses obsèques ni y participer. Ainsi s’ouvrent les portes de la vie mondaine pour l’étudiant qui se fait la promesse d’asservir ce monde putride pour mieux en tirer profit. Son apprentissage se termine par ce cri de défi désormais indissociable du personnage, « à nous deux maintenant » qu’il adresse au Tout-Paris depuis les hauteurs du Père Lachaise. La vie est un bien qu’il faut posséder par tous les moyens et sans aucun scrupule avant d’être soi-même mis en bière. Quelques années suffiront à transformer le petit étudiant idéaliste en « roué » accompli.

II. L’avènement d’un ambitieux

Balzac écrit Les illusions perdues en 1837. Il s’agit du second volet du triptyque de Vautrin comprenant Le Père Goriot et Splendeurs et misères des courtisanes. Version sombre du premier opus, le livre décrit le parcours sinueux du jeune gascon Lucien Chardon dans le milieu journalistique. On y recroise un Rastignac, désormais implanté dans le monde, amant de Delphine de Nucingen et considéré comme un homme en vogue. Le pari est réussi pour le jeune homme de vingt-trois ans qui voit se dessiner devant ses yeux un avenir triomphant. Gigolo accompli, Rastignac est devenu un expert de la vie mondaine, instrumentalisant sa riche maîtresse pour gagner du galon.

Dans La Peau de Chagrin, délesté de ses principes moraux, le jeune homme prend momentanément la place de Vautrin auprès de son ami Raphaël De Valentin en exposant sa veulerie tout en prodiguant des conseils douteux. La passation est actée. Si autrefois les propositions de Vautrin le hérissaient, sa foi dans l’idéal a dorénavant complètement disparue. Rastignac voit désormais le monde tel qu’il est et ce dernier n’est pas beau à voir, fait de crimes impunis et de coups bas infâmes.

Devenu un « condottière politique », il sera sous la Monarchie de Juillet deux fois Ministre et pourvu de quarante mille livres de rente. Marié à la fille de sa maîtresse, l’unique héritière des Nucingen, Rastignac peut désormais récolter le fruit de ses manigances. La réussite de l’enfant d’Angoulême est donc totale.

Ce personnage d’ambitieux dont nous suivons le parcours de ses prémices à son avènement ne manquera de marquer de son empreinte l’histoire de la littérature française. En outre, si jusqu’alors, le héros d’apprentissage classique était un jeune homme romantique, généralement « amoureux de l’amour » comme Fabrice Del Dongo de La Chartreuse de Parme, Rastignac a changé la donne, ouvrant la voie à une génération d’ambitieux.

De Bel-Ami à Aristide Saccard de La Curée de Zola , nombreux sont les héritiers littéraires de Rastignac. Animés par une détermination sans faille et utilisant les femmes pour y « arriver », les principaux protagonistes qui marqueront la seconde partie du XIXème siècle possèdent la même volonté d’en découdre avec la fatalité de la naissance. Nous prouvant que le mérite peut se substituer à une bonne naissance, ils ouvrent la voie, par leur psychologie riche et leur singularité, aux anti-héros du siècle suivant.

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