Écrivains en résistance, une chronique de Michel Dray : Kamel Daoud, le porteur de mémoire

 Kamel Daoud (©Wikicommons).

Par Michel Dray

C’est bien connu : les écrivains se cachent derrière leurs personnages pour nous renvoyer le monde dans son implacable et insaisissable réalité. L’héroïne du dernier roman de Kamel Daoud Houris (1) est une jeune adolescente miraculeusement rescapée d’une tuerie perpétrée par les islamistes. Rescapée, mais à jamais muette puisque ses cordes vocales ont été tranchées. Les années ont passé. C’est une jeune femme, une future mère. Dans sa gorge le silence ; dans son ventre la vie. Et pour conjurer le sort, elle raconte à ce foetus l’histoire d’une guerre civile aux 200 000 tombes innocentes. Pendant 400 pages, Aube — le prénom ne doit rien au hasard — brise le silence parle à cet enfant en gestation, parce que la vie aura toujours le dernier mot. Ce livre n’est que paroles silencieuses d’une femme à qui on a tué son enfance, à qui on a volé la voix. La vraie mort c’est l’oubli, le vrai meurtre c’est le silence.

L’exil est un arrachement.

Kamel Daoud a quitté son Algérie. Comme tous les exilés il a la mémoire longue, le souvenir tenace et la haine au ventre. Il n’a de cesse de dénoncer le régime autoritaire étouffe les Algériens. L’homme se méfie de ce que j’appelle le monothéisme politique où le parti unique d’opposition se heurte au parti unique de gouvernement. Son existence c’est un peu comme la recette du sucré-salé. Parfois il vaut mieux écrire et agir ailleurs que de mourir dans cette Algérie prise de folie comme on est pris de boisson.

En écrivant Houris Kamel Daoud aux 200 000 victimes des islamistes durant la décennie noire 1990-2000 une formidable revanche sur le silence que l’Algérie impose sur tout ce qui touche de près ou de loin à cette guerre que personne n’a plus droit de nommer sous peine de prison ; les oublier à jamais ; les noyer pour toujours dans le néant. Pour les écoliers algériens l’histoire de leur pays commence en 1962 avec l’indépendance. Les manuels scolaires, les ouvrages d’histoire ou les émissions de télévision servent une mémoire que les jeunes n’ont pas connue dans le seul but d’effacer de leur souvenir une guerre civile qu’ils ont trop connue.

Le français, la langue de l’intérieur

Coucher des milliers de mots sur des feuilles bien blanches, bien propres n’est jamais faciles surtout s’ils expriment la dureté, la profondeur et la brûlure intérieure. Daoud est un formidable conteur. Au fil des pages on pense à l’existentialisme tout oriental d’un Nagib Mahfouz, aux anti-héros d’un Amos Oz ou encore aux errances tragiques d’un Garcia Marquez.

Briser le silence ne signifie pas recouvrer une vie normale.

En lisant Houris, m’est revenu en mémoire le magnifique roman de Michel Canesi et Jamil Rahmani, co-auteurs d’Alger sans Mozart (2) et qui racontent avec leur propre sensibilité de médecins et d’écrivains la grande désillusion des Algériens, la cruauté des islamistes et la corruption des gouvernants. Entre ce roman paru en 2018 et Houris il n’y a guère de différences : même douleur, même rage, même révolte. La Shoah ne peut plus être effacée des mémoires parce que des rescapés ont osé parlé. La parole est fortement libératrice tel un drain extirpant le pus d’une plaie sans la cicatriser vraiment. Kamel Daoud a bravé le silence pour continuer de vivre mais ne jamais oublier. L’écrivain PrimoLévi, rescapé d’Auschwitz s’est suicidé parce qu’il ne pouvait plus supporter d’être un survivant. J’imagine des cas semblables en Algérie, n’ayant pas supporté d’avoir survécu à leur proche face à la cruauté des islamistes. Au lendemain du massacre du 7 octobre, beaucoup de jeunes festivaliers de la rave party Nova se sont suicidés également ne pouvant « vivre leur survie » (3).

On ne sort pas indemne d’une lecture de Kamel Daoud.

Chez lui, tout interroge, tout questionne. C’est un un citoyen du monde, un révolté comme l’était Camus, une sentinelle comme tous les écrivains en résistance. Solidaire des victimes du 7 octobre, il écrit : « Pourquoi ma lutte contre l’antisémite ? Ma supposée connaissance participait d’un vide : ce néant de savoirs et d’avoirs que je découvrais en moi en lieu et place de ce que les propagandes des miens m’avaient inculqué. Je découvrais que je ne savais rien sur la Palestine, Israël ou l’histoire de l’errance juive et palestinienne » (4). Sur la question palestinienne, il ajoute : « le sentiment pro palestinien a nui à la Palestine. C’est devenu un métier » (5).

La gauche se tire tragiquement une balle dans le pied. Aucune solidarité pour les femmes de Téhéran, impasse sur les désespérées de Kaboul, silence sur la décennie noire des années 1990 en Algérie. En revanche Gaza est partout.

Vingt ans après la « loi de Réconciliation » qui interdit à quiconque de parler de la guerre civile, islamistes et militaires « ont fait la paix » Pour faire court l’Algérie est une république islamique qui ne dit pas son nom. Quant à la France, elle est la meilleure ennemi d’un régime dont la seule survie repose sur la haine de l’Occident.

Notes

(1) Houris, Gallimard, 2024. On parle beaucoup de ce roman pour le prochain Goncourt.
(2) Alger sans Mozart, Gallimard 2012
(3) Un rapport peu repris dans la presse étrangère fait état d’une bonne dizaine de suicides à la suite du 7 octobre chez les jeunes de la Rave Party Nova.
(4) Un Pogrom du XXIᵉ siècle Flammarion 2024
(5) Op.cit.

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