« Paris est une fête » d’Ernest Hemingway : Physiologie de la génération perdue américaine

 Ernest Hemingway.


Ernest Hemingway (1899-1961) a vingt-cinq ans lorsque, à l’instar de nombreux américains des années vingt, il s’exile avec son épouse Hartley à Paris. Les Années folles succèdent à la Grande Guerre, précédant malgré elles la grande Dépression de 1929 et plus lointainement l’invasion de la Pologne par les Nazis dix ans plus tard. Pour l’heure, Hemingway n’est pas encore l’auteur couronné par le Prix Nobel de littérature, mais seulement « Hem », le pigiste qui vagabonde Rive Gauche, partageant son temps entre verres de rhum, courses hippiques et discussions engagées.

De cette période d’insouciance juvénile naîtra A moveable party, connu en France sous le nom de Paris est une fête, mais reconnu de tous les professionnels de la littérature comme le manifeste de la génération perdue américaine.

I. La candeur de la bohème

Dans Paris est une fête, c’est le portrait d’un américain émigré en France qui est dépeint. Un jeune homme qui gagne sa vie sans conviction en rédigeant des articles au hasard de son inspiration. Pour l’Hemingway d’alors, la vie se conjugue au présent. Aussi, nulle évocation de la Grande Guerre ne vient interrompre sa narration. Comme de nombreux jeunes gens de son âge, il n’a que faire de l’avenir qui lui apparaît comme abstrait et source de contrariété. Seule compte pour l’artiste en devenir l’allégresse dont Paris ruisselle ; la faim qui émacie ses traits lui importe peu puisqu’elle lui permet de se rapprocher spirituellement du beau. Durant ses escapades au musée du Luxembourg, Hemingway se félicite de sentir son estomac crier famine tant cela le rapproche de Cézanne, le peintre provençal auquel il s’identifie.

L’auteur de Pour qui sonne le glas ne songe ni aux soins de son ménage ni à ses devoirs de mari, mais se grise de plaisirs aussi frivoles qu’initiatiques comme l’ivresse, la lecture ou encore le vagabondage.

En outre, le jeune homme considère davantage Hartley comme une camarade d’infortune que comme son épouse. Aussi, l’échec de leur union, sous-entendu dans l’excipit de l’œuvre, se révèle-t-il une suite logique à des manquements répétés.

C’est avec une précision remarquable qu’Hemingway dresse un tableau fidèle du Paris de l’entre-deux-guerres à la valeur quasi historiographique.

Le jeune homme loge rue Mouffetard, déambule à Saint-Germain, dévore à crédit les livres de la librairie Shakespeare and Co. C’est donc plus exactement une description de la Rive Gauche que l’auteur du Vieil homme et la mer nous livre, insistant bien sur le clivage entre les bourgeois et assimilés des beaux quartiers et la population hétéroclite qui peuple l’autre côté de la Seine.

Différentes rencontres viennent animer ces pérégrinations, notamment celles d’autres figures incontournables de la génération perdue américaine, dont Gertrude Stein et Francis Scott Fitzgerald.

II. La génération perdue : entre pessimisme et frivolité

Qui dit Hemingway dit forcément génération perdue américaine, expression popularisée par Gertrude Stein comme le relate l’entrevue entre le jeune homme et l’auteure d’Américains d’Amérique au 27 rue Fleurus. Par ce terme sont désignés les auteurs américains émigrés à Paris durant les années vingt, qui sont partagés entre l’insouciance de leur jeunesse et le spleen de l’après-guerre. Trop âgés pour ne pas avoir subi les désillusions relatives à la « der des ders » et trop jeunes pour avoir pu combattre, ne croyant plus ni en l’american dream synonyme d’ascension sociale ni en la suprématie du way of life américain, les voilà exilés moralement et physiquement dans un Paris aux allures de paradis culturel.

Ainsi, Hemingway, à la manière d’Erza Pound, John Steinbeck ou encore John Dos Passos, est animé du désir de s’émanciper des codes préétablis pour former un tout nouveau cénacle où le récit se construit et se déconstruit comme le fil de la pensée. La dimension psychologique des personnages prend un autre tournant, sans doute influencé par les tourments de la décennie où tout un chacun, des veuves aux blessés de guerre en passant par les futures victimes du jeudi noir et les jeunes gens en quête d’identité, est contraint de se réinventer pour trouver ou conserver sa place dans le monde.

Dans Paris est une fête, Hemingway lit Simenon, auteur qui marqua la jonction du roman à énigme au nouveau roman français, lequel est indubitablement lié à la génération perdue américaine. Il vit au présent, se délectant du printemps et ne cachant pas son penchant pour l’alcool.

« Vous vous tuez à boire », lança Gertrude Stein au jeune homme pour qui l’ivresse était quasiment quotidienne, laquelle entraînait sa nonchalance et son dégoût pour les convenances. Si bien des jeunes doivent goûter aux excès durant leur éducation sentimentale, c’est l’absence de sentimentalisme qui fait défaut à Hemingway. En outre, si la jeunesse est une période propice à la recherche puis à la découverte de l’amour qui tend à être sacralisé, le jeune « Hem » semble indifférent à la gent féminine, des modèles entreprenantes qu’il croise lors d’une flânerie printanière à son épouse qu’il considère comme une camarade, certes utile pour assouvir ses besoins, mais qu’il néglige éhontément.

Par ailleurs, si les jeunes artistes n’aspirent qu’à connaître la gloire, la nonchalance régit à nouveau l’écrivain qui repousse sans cesse l’écriture de son roman, attendant que sa situation financière soit suffisamment critique pour l’y contraindre.

Ainsi se joue la dualité de la génération perdue qui se refuse au sentimentalisme tout en subissant les affres de ce refus, s’intéressant à la psychanalyse tout en fuyant une introspection salutaire au profit d’une addiction délétère.

Pour suivre la réflexion ouverte par Gertrude Stein qu’Hemingway évoque dans le roman, si cette génération est perdue, toutes le sont, l’ont été ou le seront.

L’Histoire fabriquera toujours des êtres nés trop tôt pour la réinventer ou trop tard pour y contribuer. Ainsi sonne le glas de l’existence humaine où les générations se chevauchent par-delà les guerres, génocides et krachs boursiers.

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