■ Charles Baudelaire photographié par Étienne Carjat en 1861.
Par Bachir Bourras - Critique littéraire et professeur de Lettres.
Reste-t-il encore quelque chose à dire sur Baudelaire depuis 150 ans qu’il y a des critiques et qui parlent ? Tout est dit et l’on vient trop tard ! Les gloses furent nombreuses : de Sainte-Beuve à Claude Pichois, en passant par Paul Bourget, Albert Thibaudet et Paul Valéry, pas un auteur qui n’ait apposé son illustre nom, croyant détenir la clé du mystère Baudelaire.
Lui dont les vers sont déclamés chaque année dans les classes, figure de proue de notre panthéon littéraire, qui épuise le vocabulaire dithyrambique et les panégyriques, ne fut, ironie du sort, qu’un inconnu. En 1861, au moment de sa candidature à l’Académie Française, on ignore jusqu’à son nom. Sainte-Beuve nous raconte qu’« on a eu à épeler le nom de M. Baudelaire à plus d’un membre de l’Académie, qui ignorait totalement son existence. »
Par Bachir Bourras - Critique littéraire et professeur de Lettres.
Reste-t-il encore quelque chose à dire sur Baudelaire depuis 150 ans qu’il y a des critiques et qui parlent ? Tout est dit et l’on vient trop tard ! Les gloses furent nombreuses : de Sainte-Beuve à Claude Pichois, en passant par Paul Bourget, Albert Thibaudet et Paul Valéry, pas un auteur qui n’ait apposé son illustre nom, croyant détenir la clé du mystère Baudelaire.
Lui dont les vers sont déclamés chaque année dans les classes, figure de proue de notre panthéon littéraire, qui épuise le vocabulaire dithyrambique et les panégyriques, ne fut, ironie du sort, qu’un inconnu. En 1861, au moment de sa candidature à l’Académie Française, on ignore jusqu’à son nom. Sainte-Beuve nous raconte qu’« on a eu à épeler le nom de M. Baudelaire à plus d’un membre de l’Académie, qui ignorait totalement son existence. »
C’est dire si le temps se joue des hommes. « Ce qui est certain, nuance Sainte-Beuve, c’est que M. Baudelaire gagne à être vu, que là où l’on s’attendait à voir entrer un homme étrange, excentrique, on se trouve en présence d’un candidat poli, respectueux, exemplaire, d’un gentil garçon, fin de langage et tout à fait classique dans les formes. »
Nous qui n’avons plu la possibilité de le voir, nous avons le plaisir de le lire. En cette année 2024, l'occasion est toute trouvée. La Pléiade revient à la genèse de son histoire en rééditant tout Baudelaire, alors premier auteur de la célèbre collection en 1931. Depuis, les éditions se sont succédé. Cette cinquième édition marque « un tournant décisif », et propose un classement chronologique des textes, qui renouvellera, on l’espère, le regard de la critique sur une œuvre en définitive consubstantielle à son auteur, loin de l’image sclérosée véhiculée par les histoires littéraires.
De ce choix judicieux autant que surprenant, le lecteur découvrira l'éclectisme de l'auteur, papillonnant d'un genre à un autre, avec cette même gourmandise, à l'aise dans la poésie comme dans les genres auxquels il s’est essayé : récit, théâtre, critique littéraire ou autobiographie, pliant les lois des genres à sa soif d'expression et de curiosité.
I. Baudelaire, « pessimiste parisien »
« Faute d’expliquer la poésie, on tente d’expliquer les poètes », regrettait José Cabanis. C’est vrai, sauf lorsqu’on parle de Baudelaire, dont on ne peut comprendre l’œuvre sans appréhender l’homme dans toutes ses facettes et nuances. C’est l’enseignement premier de ces deux volumes. À l’origine de l’œuvre et de son unité surgit une sensibilité malheureuse qui agit comme une cause déterminante, créatrices d’obsessions.
On lira ces deux volumes comme le portrait diffracté d’un homme incommodé par des élans contradictoires, exprimés en termes clairs dans l’essai d’autobiographie Mon cœur mis à nu : « sentiment de solitude, dès mon enfance, malgré la famille — et au milieu des camarades, surtout, — sentiment de destinée éternellement solitaire » qui ouvre sur des vertiges existentiels exprimés en questionnements irrémédiables : « Où sont nos amis morts ?/Pourquoi sommes-nous ici ?/Venons-nous de quelque part ?/Qu’est-ce que la liberté ?/Peut-elle s’accorder avec la loi providentielle ?/Le nombre des âmes est-il fini ou infini ?/Et le nombre des terres habitables ?/etc.. etc… », que Paul Bourget, dans son essai sobrement intitulé « Baudelaire », résume en ces termes : « trois hommes vivent dans cet homme », avant de poursuivre : « La crise d’une foi religieuse, la vie à Paris et l’esprit scientifique ont contribué à façonner, puis à fondre ces trois sortes de sensibilités, jadis séparées jusqu’à paraître irréductibles l’une à l’autre, et les voici liées jusqu’à paraître inséparables, au moins dans cette création, sans analogue avant le XIXe siècle français, qui fut Baudelaire. »
De là cet esprit de révolte dont l’humus fécond est cette mélancolie née d’un désaccord entre son idéal, composite de réalités spirituelles, mystiques, ancrée dans les reliquats d’un christianisme moribond, et cette modernité qui l’assaille, transitoire, rapide et insaisissable. Si le monde est un miroir, quel reflet y trouvera celui qui s’y mire ?
La lucidité de l’écrivain, loin d’être lénifiante, accroît cette sensation oppressante de désarroi. La littérature, mais plus encore la poésie, ouvre un chemin pour l’examen de conscience, que le poème d’ouverture « Au Lecteur » élargit à la société prise dans le train fou de la modernité, du transitoire. Le poète, « prêtre orgueilleux de la Lyre », impose à son prochain sa voyance lumineuse, notamment grâce à l’imagination, cette « reine des facultés » : « Je veux illuminer les choses avec mon esprit et en projeter le reflet sur les autres esprits ».
Le génie de Baudelaire est lucide, car il est éminemment critique : « Je plains les poètes que guide le seul instinct ; je les crois incomplets. […] Il est impossible qu’un poète ne contienne pas un critique. » En somme, « l’Imagination seule contient la poésie », car elle seule refuse l’élan précipité, stérile, pour dire le conflit entre l’idéal auquel aspire le poète, et la réalité, chaos organisé. Au poète d’user de la lumière de son esprit.
II. (Re)découvrir Les Fleurs du Mal ?
Pour beaucoup, Baudelaire, c’est Les Fleurs du Mal : une œuvre construite, close sur elle-même, qui tient par la force interne de sa structure ; un noyau dur que le procès de 1857 a institué comme œuvre sulfureuse, autour de laquelle gravite le reste de son œuvre, adventice. Contre cette opinion véhiculée par l’histoire littéraire et enseignée, cette nouvelle édition rappelle un constat simple : Les Fleurs du Mal est une œuvre du temps, indissociable de son auteur, dont elle artialise la pensée du poète. La composition des premiers poèmes date en réalité de 1842, tandis que la première publication en revue a lieu trois ans plus tard, en 1845. Le titre n’est pas encore trouvé : Les Lesbiennes est bientôt abandonné. Un premier recueil est annoncé en 1851, intitulé Les Limbes : onze sonnets sont proposés au lecteur. En 1855, le titre définitif, vraisemblablement proposé par le critique Hippolyte Babou, est trouvé : ce sera Les Fleurs du Mal, qui paraît en 1857. Mais six des cent poèmes sont censurés. La deuxième édition de 1861 se structure davantage, et compte désormais cent vingt-six poèmes. La troisième édition envisagée ne verra pas le jour. En 1866, Baudelaire est frappé d’hémiplégie et une édition alternative paraît sous le titre Les Epaves. Dernière étape de cette histoire éditoriale : en 1868, l’édition proposée par l’éditeur contient cent cinquante et un poèmes, moins les pièces censurées.
Lues dans l’ordre chronologique, les différentes versions du recueil inscrivent la poésie de Baudelaire comme un chaînon de l’histoire. Pareil à Delacroix, qui fut « peintre de la vie moderne », Baudelaire fut « poète de la vie moderne ». La dualité ordre/révolte, et son corollaire Classicisme/Modernité (dont le dernier avatar était le Romantisme déjà éculé), sous-tendent le recueil. Certes, au moment où Baudelaire vient à la poésie, le Romantisme est épuisé, le Classicisme caduc. Mais il revient à l’auteur d’avoir su fédérer les oppositions pour en tirer quelque chose de nouveau. « Vous avez trouvé le moyen de rajeunir le romantisme », s’exalte Flaubert. Sans doute, sa modernité a-t-elle une teinte de baroque, ce qui explique que son originalité originelle s’est diluée dans le mystère, dont elle devient la définition même. On aime ne pas le comprendre tout à fait, on actualise le charme et la grâce de l’incompréhension qui émanent de sa plume. Il est vrai qu’il existe une opacité définitoire, que résume pour nous le titre métaphorique et programmatique Les Fleurs du Mal.
Pour redéfinir l’homme dans son monde et imposer une nouvelle esthétique, les six sections du recueil unissent scandaleusement l’harmonie poétique aux désaccords du moi. En déflorant la poésie, Baudelaire a acté « le divorce du poète et de la société ». À la promiscuité urbaine portée par la section « Tableaux Parisiens », répond la section « Spleen et Idéal », qui instaure une verticalité au moyen de la figure des Correspondances. Avec l’imagination des sens, Baudelaire narre cette « mélancolie » d’une « nature exilée dans l’imparfait et qui voudrait s’emparer immédiatement, sur cette terre même, d’un paradis révélé. »
La poésie seule peut révéler ce paradis, à travers le Beau, intrinsèquement indéfinissable car « toujours bizarre », « toujours étonnant », mais parce qu’il touche à l’universel et à l’individuel tout à la fois, « sera, si l’on veut, tour à tour, ou tout ensemble, l’époque, la mode, la morale, la passion. »
En un mot, la Vie.
« Faute d’expliquer la poésie, on tente d’expliquer les poètes », regrettait José Cabanis. C’est vrai, sauf lorsqu’on parle de Baudelaire, dont on ne peut comprendre l’œuvre sans appréhender l’homme dans toutes ses facettes et nuances. C’est l’enseignement premier de ces deux volumes. À l’origine de l’œuvre et de son unité surgit une sensibilité malheureuse qui agit comme une cause déterminante, créatrices d’obsessions.
On lira ces deux volumes comme le portrait diffracté d’un homme incommodé par des élans contradictoires, exprimés en termes clairs dans l’essai d’autobiographie Mon cœur mis à nu : « sentiment de solitude, dès mon enfance, malgré la famille — et au milieu des camarades, surtout, — sentiment de destinée éternellement solitaire » qui ouvre sur des vertiges existentiels exprimés en questionnements irrémédiables : « Où sont nos amis morts ?/Pourquoi sommes-nous ici ?/Venons-nous de quelque part ?/Qu’est-ce que la liberté ?/Peut-elle s’accorder avec la loi providentielle ?/Le nombre des âmes est-il fini ou infini ?/Et le nombre des terres habitables ?/etc.. etc… », que Paul Bourget, dans son essai sobrement intitulé « Baudelaire », résume en ces termes : « trois hommes vivent dans cet homme », avant de poursuivre : « La crise d’une foi religieuse, la vie à Paris et l’esprit scientifique ont contribué à façonner, puis à fondre ces trois sortes de sensibilités, jadis séparées jusqu’à paraître irréductibles l’une à l’autre, et les voici liées jusqu’à paraître inséparables, au moins dans cette création, sans analogue avant le XIXe siècle français, qui fut Baudelaire. »
De là cet esprit de révolte dont l’humus fécond est cette mélancolie née d’un désaccord entre son idéal, composite de réalités spirituelles, mystiques, ancrée dans les reliquats d’un christianisme moribond, et cette modernité qui l’assaille, transitoire, rapide et insaisissable. Si le monde est un miroir, quel reflet y trouvera celui qui s’y mire ?
La lucidité de l’écrivain, loin d’être lénifiante, accroît cette sensation oppressante de désarroi. La littérature, mais plus encore la poésie, ouvre un chemin pour l’examen de conscience, que le poème d’ouverture « Au Lecteur » élargit à la société prise dans le train fou de la modernité, du transitoire. Le poète, « prêtre orgueilleux de la Lyre », impose à son prochain sa voyance lumineuse, notamment grâce à l’imagination, cette « reine des facultés » : « Je veux illuminer les choses avec mon esprit et en projeter le reflet sur les autres esprits ».
Le génie de Baudelaire est lucide, car il est éminemment critique : « Je plains les poètes que guide le seul instinct ; je les crois incomplets. […] Il est impossible qu’un poète ne contienne pas un critique. » En somme, « l’Imagination seule contient la poésie », car elle seule refuse l’élan précipité, stérile, pour dire le conflit entre l’idéal auquel aspire le poète, et la réalité, chaos organisé. Au poète d’user de la lumière de son esprit.
II. (Re)découvrir Les Fleurs du Mal ?
Pour beaucoup, Baudelaire, c’est Les Fleurs du Mal : une œuvre construite, close sur elle-même, qui tient par la force interne de sa structure ; un noyau dur que le procès de 1857 a institué comme œuvre sulfureuse, autour de laquelle gravite le reste de son œuvre, adventice. Contre cette opinion véhiculée par l’histoire littéraire et enseignée, cette nouvelle édition rappelle un constat simple : Les Fleurs du Mal est une œuvre du temps, indissociable de son auteur, dont elle artialise la pensée du poète. La composition des premiers poèmes date en réalité de 1842, tandis que la première publication en revue a lieu trois ans plus tard, en 1845. Le titre n’est pas encore trouvé : Les Lesbiennes est bientôt abandonné. Un premier recueil est annoncé en 1851, intitulé Les Limbes : onze sonnets sont proposés au lecteur. En 1855, le titre définitif, vraisemblablement proposé par le critique Hippolyte Babou, est trouvé : ce sera Les Fleurs du Mal, qui paraît en 1857. Mais six des cent poèmes sont censurés. La deuxième édition de 1861 se structure davantage, et compte désormais cent vingt-six poèmes. La troisième édition envisagée ne verra pas le jour. En 1866, Baudelaire est frappé d’hémiplégie et une édition alternative paraît sous le titre Les Epaves. Dernière étape de cette histoire éditoriale : en 1868, l’édition proposée par l’éditeur contient cent cinquante et un poèmes, moins les pièces censurées.
Lues dans l’ordre chronologique, les différentes versions du recueil inscrivent la poésie de Baudelaire comme un chaînon de l’histoire. Pareil à Delacroix, qui fut « peintre de la vie moderne », Baudelaire fut « poète de la vie moderne ». La dualité ordre/révolte, et son corollaire Classicisme/Modernité (dont le dernier avatar était le Romantisme déjà éculé), sous-tendent le recueil. Certes, au moment où Baudelaire vient à la poésie, le Romantisme est épuisé, le Classicisme caduc. Mais il revient à l’auteur d’avoir su fédérer les oppositions pour en tirer quelque chose de nouveau. « Vous avez trouvé le moyen de rajeunir le romantisme », s’exalte Flaubert. Sans doute, sa modernité a-t-elle une teinte de baroque, ce qui explique que son originalité originelle s’est diluée dans le mystère, dont elle devient la définition même. On aime ne pas le comprendre tout à fait, on actualise le charme et la grâce de l’incompréhension qui émanent de sa plume. Il est vrai qu’il existe une opacité définitoire, que résume pour nous le titre métaphorique et programmatique Les Fleurs du Mal.
Pour redéfinir l’homme dans son monde et imposer une nouvelle esthétique, les six sections du recueil unissent scandaleusement l’harmonie poétique aux désaccords du moi. En déflorant la poésie, Baudelaire a acté « le divorce du poète et de la société ». À la promiscuité urbaine portée par la section « Tableaux Parisiens », répond la section « Spleen et Idéal », qui instaure une verticalité au moyen de la figure des Correspondances. Avec l’imagination des sens, Baudelaire narre cette « mélancolie » d’une « nature exilée dans l’imparfait et qui voudrait s’emparer immédiatement, sur cette terre même, d’un paradis révélé. »
La poésie seule peut révéler ce paradis, à travers le Beau, intrinsèquement indéfinissable car « toujours bizarre », « toujours étonnant », mais parce qu’il touche à l’universel et à l’individuel tout à la fois, « sera, si l’on veut, tour à tour, ou tout ensemble, l’époque, la mode, la morale, la passion. »
En un mot, la Vie.
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