Menaces

 « Mettre de la raison dans notre procès ferait tant de bien ! »

Par François Guery - Ancien élève de l’École normale supérieure (promotion 1964 Lettres), professeur émérite de philosophie, ancien doyen de la Faculté de philosophie de l’Université Lyon-III, ancien producteur sur France Culture.

Des livres nous envoient des nouvelles du front, loin là-bas, loin de nos soucis calmes, loin de la paix civile. Je pense à Abel Quentin, dans Le voyant d’Etampes, à Emmanuel Carrère, et son V3, Chronique judiciaire, où on sent bouger quelque chose, une houle prémonitoire, des indices de séisme. On parle de nous, chez ceux qui veulent et entreprennent d’accomplir notre ruine totale. Certains de ces ennemis ne sont pas des nôtres, ils sont dans l’autre camp, dans le monde adverse, d’autres sont parmi nous, aussi déterminés, aussi radicaux, mais comme nous, au sein du monde pacifique. D’autres livres viendront sûrement, pour y ajouter les nouveaux ennemis venus de Russie, résolus à rayer de la carte nos grandes villes, nos provinces et notre capitale. Je me sens, à les lire, comme endormi dans une bulle, comme un fœtus, les bruits horribles du dehors parviennent assourdis, gommés, mais ils augmentent d’intensité, il semble se préparer quelque chose, un début ou bien une fin.

Au Bataclan comme dans la rave d’octobre en Israël, une minute avant, tout baignait aussi, on s’amusait calmement, dans le silence ou la musique. Des conversations, des flirts, une joie sereine, la paix. Pendant la réunion des dessinateurs de Charlie Hebdo, même chose. Tout dans ce domaine de l’horreur meurtrière ne s’annonce pas à son de trompe. Au Bataclan, les premières détonations sont prises pour des bruits de pétard, on n’a pas la tête à interpréter les choses dans un sens de mort. Les deltaplanes des tueurs de la rave party planent en silence. Le mode pacifique bascule comme on zappe, c’est la tuerie, le charnier, une haine désinhibée. Ce monde, depuis ces atrocités, me semble se dérouler comme la vidéo de l’assassinat de JFK : encore quelques secondes de calme, encore deux, une…

Une vie urbaine, rurale, semble ici en France durer depuis des siècles, inchangée, rituelle, diplomatique : on échange des propos civils, y compris quand on évoque des menaces diverses. On a des projets à moyen, à long terme. Des gens encore jeunes réclament une retraite plus précoce, et se projettent de ce fait dans un temps long, qui fait abstraction des menaces écologiques, militaires et terroristes. On se voit demain vivre comme dans le présent, tout en bruissant des annonces de mort imminente qui semblent concerner les autres, les pôles, les glaciers qui fondent, les gens qui meurent de faim et de soif dans le Sud global, les camps de réfugiés...comme si les autres ne nous voyaient pas comme des cibles humaines, des gens condamnés, condamnés par eux.

Emmanuel Carrère prend-il un malin plaisir à rapporter des propos qui nous ont pour cible, en rajoute-t-il ? Pourtant ce ne sont que des citations, non des fictions.

« ... Avance, avance guerrier invaincu, l’épée à la main tue-les
Tue les soldats du diable sans hésitation,
Fais-les saigner jusque dans leurs habitations...
(1) »

Et en effet, miracle, au milieu des menaces et des attentats, encerclés, acculés, nous menons encore une vie vivable, enviable, et justement et précisément, enviée, jalousée, épiée et copiée.

Ce phénomène intrigue, ou devrait le faire. Sommes-nous haïs pour être haïssables, ou enviables ? Il y a dans l’envie une admiration cachée sous le dépit, un désir d’identification, voire de métamorphose : on aimerait devenir celui qu’on envie. On convoite son être, on brûle de le supplanter tout en le niant. La haine serait-elle ambigüe à ce point, faite d’un envoûtement secret ou d’une fixation ? Est-elle comme Stendhal le dit de l’amour, une cristallisation des sentiments que nous procure ce qu’on hait, une obnubilation ?

Jadis, après les attentats du 11 septembre, j’avais suivi cette piste dans Haine et destruction, un portrait symbolique des Ben Laden et autres fanatiques hantés par l’idée de détruire l’Occident. La philosophie est aussi utile que la psychologie pour caractériser la haine, et Aristote, Descartes, Spinoza, Kant ont entamé son analyse, qui trouve place dans tous les traités des passions, sous tel ou tel nom. Heidegger s’est servi d’Aristote pour en refaire le portrait, bien inspiré de surcroît par son propre entourage. Il évite de citer Kant et son Anthropologie du point de vue pragmatique, où la haine est dépeinte comme une maladie incurable de toute la personnalité du haineux.

Heidegger tire d’Aristote des effets saisissants, inédits. La haine, cette fixation, devient le liant, l’élément solidifiant d’une existence, de sa continuité dans le temps. Tandis que la colère est une émotion fugace, la haine n’est ni émotive, ni finie, elle dure, elle colle à la personne qui la nourrit. Celui qui hait est serein, froid, son intelligence se concentre, s’aiguise, même si ce n’est que pour nuire à son objet obsessionnel.

Ces traits existent, on les voit à nu dans le livre d’Emmanuel Carrère, chez ses personnages tueurs sans états d’âme, perdus pour leur cause s’il leur en vient.

Il en ressort que si nous, nous sommes l’objet d’une haine, la situation devient celle de guignol : attention Guignol, crient les enfants, qui voient que leur héros est inconscient de la menace qu’eux voient s’approcher de lui ! Gnafron a un bâton, il guette Guignol, qui se promène innocemment et plaisante. Le contraste dramatique tient à ce que les deux personnages sont à la fois sans relation affective mutuelle, et inégalement intéressés l’un à l’autre. Le héros menacé ne se méfie pas ! Celui qui le menace ne pense qu’à lui.

L’intérêt du roman à succès d’Abel Quentin, nom de plume, Le voyant d’Etampes, tient à ce qu’il a compris cette situation, et la met brillamment en scène. Son héros, un professeur en retraite alcoolique et démissionnaire, commet la biographie d’un existentialiste poète, venu des USA pour fréquenter Sartre, puis déçu et solitaire, et auteur de poèmes dignes de la tradition des troubadours.

Son livre, voué à l’ignorance du public, va lui valoir un tumulte haineux inattendu : c’est qu’il a négligé de mettre l’accent sur un aspect de son poète : il est noir !

L’antiracisme déferle sur lui, on le tague, on le menace, on le persécute. Il est accusé d’appropriation culturelle, il nie la souffrance du peuple afro-américain, il ne se rend pas compte de sa propre blanchitude insolente et dominatrice.

Woke est le nom d’un antiracisme émergent, bien différent de celui du touche pas à mon pote de Julien Dray et son équipe. Woke de wake up, se réveiller. Cela consiste à tenir compte, à s’apercevoir, de la menace dont nous sommes à présent l’objet pour nos fautes passées, de la part de nos anciennes victimes. Nous avons opprimé, esclavagisé le peuple africain, nous sommes donc ces blancs qui ont fait du mal. De même il y a la nécessité d’une « conscientisation » chez le mâle qui opprime les femmes, statutairement, et qui ne peut continuer à faire l’innocent.

Le wokisme est une intériorisation du point de vue du haineux par celui qui en est la cible. Naturellement il faut admettre que la haine a aussi des raisons, elle naît d’une incapacité à se venger ou à riposter à une attaque, dans le passé, attaque qu’elle éternise par la persécution en retour par la victime haineuse de son ancien bourreau. La haine a à la fois une raison, et une déraison, elle stylise, elle fixe un moment passé, elle l’empêche de passer. On pourrait argumenter, rappeler que la traite honteuse des Noirs a eu au 19e des complices noirs et arabes, qu’elle était un système. Le simple renversement du rapport de force entre « blanc » et « noir » est une simplification elle-même haineuse, génératrice de guerres civiles partout où coexistent deux communautés héritant de ce passé. Mais cette revanche est voulue, assumée par les woke, ils veulent en faire un élément structurant, une Réforme éthique, fanatique.

Du dedans comme du dehors, nous les occidentaux, inventeurs des sciences, des techniques de confort, de la médecine efficace, de la tolérance, de la coexistence des convictions religieuses, sommes menacés d’un retour de bâton pour le mésusage de ces innovations révolutionnaires, pour les trahisons de ces promesses inédites.

Mettre de la raison dans notre procès ferait tant de bien !


Notes

(1) E.C., V13 chronique judiciaire, p.168, une des nachid des Clains, ces Français convertis à l’Islamisme. On croirait un couplet de La Marseillaise.

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