La diagonale du Diable

 « Décidément personne ne veut laisser Dieu tranquille : on préfère le diable, c’est plus tendance » (© carl juste/ap/sipa)

Par Michel Dray - Historien

Le caractère principal du fanatique religieux tient au fait qu’il impose SA vérité. Il s’accapare Dieu, s’érige en prophète et s’abîme en folles imprécations (1). Pour autant, fanatisme religieux et fanatisme politique sont-ils différents ? Non. Le premier prend Dieu en otage, le second ce sont les hommes qu’il entend contrôler.

I. Que le fanatisme en appelle à Dieu ou aux Hommes, la peur est son seul langage

L’Histoire n’est que rapports de force, tout simplement parce que les luttes pour le Pouvoir corrodent les relations humaines. Depuis l’Antiquité — au moins jusqu’au XVIIIème siècle — le temporel et le spirituel ne faisaient guère chambre à part, pour reprendre le mot savoureux du grand médiéviste Marc Bloch, fusillé par les nazis en 1944. Avec le développement des sciences, la révolution industrielle et de les nouvelles méthodes agronomiques surgit la philosophie des Lumières qui officialise en quelque sorte le divorce d’avec Dieu plaçant le Ciel dans l’espace de superstition et la Terre dans celui de la raison (2) La Révolution Française en est la fille. Et comme il faut que tout change pour que rien ne change (3) le Pouvoir ne fait que glisser de la monarchie de droit divin vers la bourgeoisie intellectuelle. Quant au peuple, il demeure masse justiciable et corvéable à merci sur qui le fanatisme a toujours aimé se faire les dents. Le fanatique n’est ni de gauche ni de droite, mais hors-champs, car, il impose son propre paradigme. Les régimes totalitaires sont une grande famille : fascisme, nazisme, stalinisme, intégrismes politico-religieux, tous agissent avec les mêmes méthodes hautement manipulatrices.

II. Comme un train qui en cache un autre…

Trop de pouvoir non seulement ne tue pas le pouvoir mais accouche toujours de la peur. Prenons le cas de Saint-Just surnommé l’archange de la Terreur. Quand il déclame à l’Assemblée qu’on ne peut pas gouverner innocemment (4) il le fait après avoir affirmé que le bonheur est une idée neuve en Europe. Qu’on en appelle à Dieu ou aux Hommes, l’idéologue, maître à la place de Dieu brouille constamment les pistes. Derrière l’emphase se cache la terreur.

Le fanatique a la foi du charbonnier. Sa sincérité est telle qu’il ne PEUT pas comprendre qu’on lui tienne tête. Et c’est là le plus grand danger. Le Pouvoir aidant, et pour défendre SA vérité il trouverait anormal qu’on ne lui laissât pas le droit de faire régner la terreur. « Je crains moins l’austérité ou le délire des uns, que la souplesse dés autres. Le philosophe les verra, du fond de son âme solitaire, mener le peuple à l’esclavage par le chemin de la liberté, et combiner leur élévation sur les malheurs de la Patrie » (5) Pas de liberté sans esclavage.


III. Klaus Mann, l’anti Saint-Just

140 après Saint-Just, Klaus Mann, fils de Thomas Mann, n’a rien de ce robespierriste. Il en est même aux antipodes. A ses yeux, combattre Hitler ne signifie pas simplement lutter contre le nazisme mais l’occasion d’une réflexion contre tous les totalitarismes. « Ce n’est pas seulement antifasciste qu’il faut dire au sujet de Klaus Mann mais antitotalitaire, et cela, naturellement change tout. » écrit fort justement Michel Crépu dans son introduction à la parution des principaux articles écrits par Klaus Mann entre 1933 et 1948, ouvrage intitulé Contre la Barbarie.(6)

Klaus Mann soutient André Gide quand ce dernier, au lendemain de son voyage en URSS, n’a pas hésité à dénoncer le régime stalinien précisément au nom de la gauche dont il se revendiquait. Klaus Mann, dans un discours prononcé le 23 juin 1935 à Paris (7) déclarait : « tous ceux qui sont d’accord avec la théorie marxiste de l’économie ne croient pas forcément à la philosophie matérialiste. Ne devrions-nous pas nous mettre d’accord là-dessus ? Cela réclame liberté de conscience et tolérance. Nous ne les avons pas toujours accordées. Nous avons fait preuve de dogmatisme ». L’ADN de l’antitotalitarisme se résume dans ce maître-mot : dogmatisme, sorte de poison létal de la pensée qui a toujours fait bon ménage avec les fanatismes de tout poil.


IV. Arthur Koestler, le camarade réfractaire

Arthur Koestler, adhère au communisme en 1931. En 1945, après avoir rompu avec le stalinisme, il publie Le Zéro et l’Infini (8), un roman-clé qui dénonce le stalinisme, un système où l’individu est zéro, le régime l’Infini. « Qu’importe un de plus ou de moins ? Tout est enseveli, les hommes, leur sagesse et leurs espérances. » écrit-il. Saint-Just aurait approuvé, car pour lui, le régime est là pour le Bien de l’Homme (toujours avec un grand H) concept plus éthéré que celui de l’Individu, concept plus humain, plus intimiste aussi, de l’Histoire.

V. Tout régime totalitaire est évangélisateur

Le mythe de « l’homme nouveau » est son mur porteur. Le totalitarisme n’est pas en-dehors du Temps ; c’est même tout le contraire, car il se veut deus ex machina de l’Histoire. Le pape garantit l’immortalité du Christ, la Révolution reformule le Temps dont l’an I commence avec elle, Hitler rêve d’un Reich de mille ans ; quant à Staline, il appelle à faire table rase du passé.

Débarrassé de Dieu et du Temps, repères d’une civilisation à ses yeux décadente, le système totalitaire ne peut que désacraliser la Mort. Arthur Koestler fait dire à Roubachof (p.147) : L’acte de mourir n’est en soit qu’un détail technique. Le totalitarisme, colonne vertébrale du fanatisme se trouve tout entier dans cette phrase. Son ambition ? Accoucher d’un homme nouveau éviscéré de toute empathie, débarrassé et de Dieu et de l’Histoire.

VI. Une question civilisationnelle

Religieux ou politique, tous les fanatismes quels qu’ils soient sont indissociables les uns des autres. Plus encore il existe un lien entre civilisation en crise et émergence totalitaire. Autrement dit, les crises politiques sont les conséquences des fractures civilisationnelles, un peu comme un virus envahit un organisme immuno-déprimé.

Hugo avec Torquemada, Zweig avec Science contre violence, Sansal avec 2084, les textes de Mann ou encore Koestler avec Le Zéro et l’Infini, tous, sans exception, s’opposent ces trois références peu recommandables que sont Saint-Just, Hitler et Staline.

Décidément personne ne veut laisser Dieu tranquille : on préfère le diable, c’est plus tendance.


Références de l’auteur

1. Cf. Mon précédent article intitulé Laissez Dieu tranquille paru dans ces mêmes colonnes.
2. Cf l’excellent livre de Monique et Bernard Cotteret Les Lumières en Europe de 1620 à 1820 Editions Perrin, 2024
3. Célèbre pensée du comte Salina tirée du livre de Guiseppe Tomasi Di Lampedusa Le Guépard immortalisé par le chef-d’œuvre de L. Visconti.
4. Saint-just : discours sur le jugement de Louis XVI (13 novembre 1792)
5. Saint-Just, discours sur la proposition d’entourer la Convention nationale d’une garde armée (Discours aux Jacobins, 22 octobre 1792)
6. Réédité en poche coll. Essais-Point n°637 (traduction de Dominique Laure-Miermont et Corona Gepner). Le pages citées sont tirées de ladite édition.
7. Discours en présence de Bertolt Brecht, Boris Pasternak, André Gide et André Malraux pour ne citer que les plus emblématiques d’une époque qui ne le fut pas moins.
8. Réédition en 2021 en Livre de Poche (traduction de Gérôme Jenatton) Les extraits sont tirés de cette édition.

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