Fééries de la négation

 Georg Wilhelm Friedrich Hegel, dessin de François Guery

Par François Guery - Ancien élève de l’École normale supérieure (promotion 1964 Lettres), professeur émérite de philosophie, ancien doyen de la Faculté de philosophie de l’Université Lyon-III, ancien producteur sur France Culture.

la logique de Hegel est fun ! Avec elle, on se contente sans doute de constater des situations, de les reproduire en mettant sur elles des mots simples, mais en même temps on s’en amuse, alors qu’elles sont stressantes, on les neutralise, on les dépasse comme des piétons indifférents aux misères étalées sur le trottoir.

Hegel s’amuse beaucoup de la négation, si puissante sans avoir l’air de rien. L’infini, qu’il soit Dieu même ou le vaste espace intersidéral, est une pure négation, il met un « in » devant le fini, comme dans « insoumis », « insupportable». Il nie le fini, nous par exemple dont la vie finira. Les fleurs fanent vite, elles sont aussi très vite finies. L’infini semble dépasser toute cette finitude, juste avec un petit préfixe « in ». Alors l’infini serait « tout », le grand tout sans bornes ni limites ? Mais ce plus grand que nous, infiniment plus grand, a hors de lui le fini ! Il ne peut donc prétendre être « tout » mais juste une négation : ce qui n’est pas fini, ce qu’on pose en s’opposant au fini.

Le coup est rude pour les croyants, qui posent l’infini divin pour lui obéir sans limites.

Si bien que « tout » et « tous » en sortent relativisés, enfants artificiels d’une négation. On vote, par exemple, « tous » contre un parti, un rassemblement appelé « national », ou un front appelé « populaire » ou encore, un président détesté . Tous contre, oui ! Mais tous sauf, sauf ceux contre qui on vote, petits cailloux dans la chaussure du votant résolu, unanime à condamner.

Alors comment dépasser le faux infini, le tout apparent qui a hors de lui une part ?

Hegel peut continuer à ricaner du fini qui se fait plus gros que le tout. Avaler la partie qui résiste n’est pas facile, il faut lui donner ce qu’elle a quand même, sa part de vérité. Comme chaque partie est partie du tout, elle participe de ce tout à sa façon. Elle prétend le représenter vraiment, les autres parties ou partis lui donnent tort, chacun détient une part de la vérité totale, plus une part d’erreur.

La solution ne peut venir que d’un dépassement du point de vue du « tout » lui-même, qui n’est pas tout mais juste un fragment d’une plus grande totalité. Le peuple, ce « tout » national, peut-il contenir des parties qui le nient, sans se renier lui-même ? Mais peut-il rejeter, expulser, des parties de lui-même sans se renier ? Ces deux points de vue alimentent le rejet mutuel de la gauche insensible à la menace islamique, et de la droite appelée extrême insensible aux droits de la partie suspecte d’hostilité aux nationaux.

Deux ignorances se font face, chacune parlant pour la totalité du peuple en crise. On aurait tort de croire que le tout du peuple, de la nation, soit vraiment « tout », comme si le monde avait été effacé par magie. Des élections nationales ne peuvent être « purement » nationales. La nation reste aussi bien une négation : il y en a d’autres autour, ou plus loin, dont les intérêts touchent de près aux nôtres, spécialement dans cette situation de guerre latente, presque déclarée. Se déterminer en fonction des vieux objectifs classiques comme « le niveau de vie », « la retraite à 60 ans », semble une farce qui devrait être dénoncée comme telle. Mais le plus absurde a été atteint avec la campagne européenne du « Front » centrée sur Gaza, le sujet le moins européen de tous, qui signifiait une incapacité à ou un refus de parler d’Europe, alors que c’est elle qui est la cible de menaces de guerre de plus en plus crédibles. La vie politique française semble donc traversée de tendances ou d’intérêts autres que nationaux, et si on considère la Ve république comme « le tout », ces tendances apparemment contradictoires et extrêmement opposées ont en commun de chercher à déstabiliser ce « tout » lui-même, la république qui organise ces élections. Les partis, dans la république, la nient, la renversent en pensée et en acte. Et comme le président qui veille sur cette république n’a pas le parti qui serait en mesure de la défendre, contre de tels adversaires radicaux, on assiste à l’auto-négation de la république française.

Ce n’est donc pas la seule féérie de la négation qui suffirait à un dépassement positif, constructif, de ces sortilèges électoraux.

(À suivre)

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