Les villages sans églises

 Pablo Picasso, Acrobate à la boule, 1905.

Par François Guery - Ancien élève de l’École normale supérieure (promotion 1964 Lettres), professeur émérite de philosophie, ancien doyen de la Faculté de philosophie de l’Université Lyon-III, ancien producteur sur France Culture.

Dans la plaine les baladins
s’éloignent au long des jardins
Devant l’huis des auberges grises
Par les villages sans églises

Apollinaire rend un sentiment bien étrange, d’une inquiétante étrangeté : il accompagne dans ces vers d’une simplicité et d’un calme trompeurs, le lent défilé de ces nomades, forains, à travers notre propre paysage, et notre monde les déprime. Nous voici donc rendus autochtones par le mouvement mondial des déplacements de populations, exotiques pour des regards exotiques, et tristes, inhospitaliers, d’une inertie mortifère. Ces déplacements qui ont quelque chose d’une déportation, Apollinaire en doit l’inspiration à Picasso et ses baladins de la période bleue, lui qui a dû en famille quitter l’Espagne, et à Blaise Cendrars, le voyageur, le baroudeur.

Nous voici donc, nous les européens, vus, ressentis, jugés et appréhendés par un dehors, nous regardons passer des foules désorientées, sans attaches, comme une morne plaine sert de décor à une action.

Apollinaire a une alchimie du verbe, qui dans ce poème-là, fonctionne à l’économie, sans gongorisme. L’huis des auberges grises est deux fois repoussant : huis sent l’huis clos, et le gris, la grisaille. Mais le sommet du mortifère, c’est une absence : des villages sans églises ! Bâtis autour du rien, décentrés, comme des tas de pierres qu’on habite faute de mieux, de même que les auberges restent fermées et sans personne pour s’y faire accueillir. Un village sans un centre, c’est une agglomération, comme nos cités de banlieue...

Peu de villages français sont sans églises, pourtant, des églises sans fidèles, demeurées vides, où l’écho résonne, ne sont pas l’âme de villages habités, mais, que sont-elles exactement ? Ici, Apollinaire est tombé sur notre singularité, secret qu’on aurait préféré garder enfoui.

Ce secret est l’objet d’un autre et aussi étrange questionnement, bien connu, contenu dans les pages les plus célèbres d’un Nietzsche inspiré, angoissé, pathétique : le fameux fragment du Gai savoir, bizarrement traduit parfois par l’insensé, der tolle Mensch, où est prononcée la formule choc : Dieu est mort.Je traduirais der tolle Mesnch par le grand homme.

Le rapprochement s’impose et en tout cas, à moi qui le fais, à cause de la fin du fragment. Le voici dans le texte :

Was sind denn diese Kirchen noch, wenn sie nicht die Grüfte und Grabmäler Gottes sind?

Ce qu’on peut traduire, je m’y risque, ainsi ;

« que sont donc encore ces églises, sinon les fosses et les tombes de Dieu ? »

Étant donné que selon le christianisme, la vie vraie, qui est spirituelle, tient à la fidélité envers ce Dieu qui est présent, d’une présence réelle, dans ses églises, le « grand homme » a toute raison de ressentir nos églises actuelles comme de désolants tombeaux, des fosses ! Il entonne alors une complainte déchirante, son requiem aeternam Deo.

Nietzsche est un auteur qui sent ou ressent beaucoup, malgré son offensive contre le « ressentiment ». Il met des mots sur ce qu’il ressent à l’évocation de cette « mort de Dieu », qui ne se confond en rien avec la mise en croix. Accusant vous et moi , nous tous, et s’adressant à des incroyants, il dramatise l’acte meurtrier, il voit des couteaux, du sang. César est assassiné à coups de couteau, de poignard. Dionysos est déchiqueté par des furies, comme on taille une viande. Mais en même temps, il reconnaît que les meurtriers sont inconscients de cet acte, n’en ont ni souvenir ni remords. Et la raison qu’il donne est forte : un tel acte sanglant est trop grand, métaphysiquement parlant, pour ces niais auxquels s’adresse le « grand homme », ces gens assemblés sur la place publique et plaisantant bêtement quand il crie : je cherche Dieu , de même que Diogène, une lanterne à la main en plein jour, criait « je cherche un homme ».

Acte trop grand pour eux, pour nous européens, lent à prendre sens, et c’est du dehors qu’on finit par s’en rendre compte. Nos églises vides pour touristes, en France, en Italie, ailleurs (pas en Corse), choquent ceux qui ont besoin de bâtir des mosquées, ici, pour se sentir en vie. Après la folie dogmatique sectaire de l’épisode soviétique, sur trois générations, la Russie se reconvertit à l’orthodoxie, et les Popes bénissent les bombes incendiaires qui arrosent les populations non moins orthodoxes de l’Ukraine, tentées d’adopter notre mode de vie. Un soulèvement a lieu contre cet acte passé inaperçu, par lequel Dieu a été poignardé. On jasait, on hurle, on tue.

Nietzsche ne partage pas ce sentiment, mais appelle à prendre conscience de la grandeur démesurée d’un acte commis, accompli. Ce n’est que le fait de n’être pas à la hauteur qu’il condamne avec un certain désespoir, tant la mesquinerie moderne, la suffisance moqueuse de ces incroyants, semble invincible.

Grandeur de l’acte, c’est peu dire, car il touche à l’immensité cosmique, à la toute première division des cosmogonies : le ciel et la terre, avant même le partage des eaux. Croire en Dieu, c’est ressentir la solidité du sol sous nos pieds, sous un ciel changeant, mais aussi, grandiose. Pater noster qui es in coelis ! Galilée homogénéise les lois de la chute des corps, qu’ils soient célestes ou terrestres, comme Descartes après lui. Plus de ciel , mais l’espace infini, si dérangeant. Les meurtriers dans leur ingénuité, ont dit-il, « détaché cette terre de son soleil », acte aussi insensé que le serait boire la mer, effacer l’horizon. Galilée en effet, voit à la lunette astronomique des taches sur le soleil, il fait du soleil un corps céleste, fini, mortel. Il nous prive d’assise, de soutien, et un vertige universel devrait, mais ne le fait pas, saisir une humanité rendue à sa finitude effroyable. Seul le grand homme le sent, le formule avec une angoisse tardive, et ne parvient pas à inquiéter les incroyants ordinaires qu’il provoque.

Les allemands, diront nous, finissent avec Nietzsche par comprendre avec un retard de trois siècles ce que les hommes de la Renaissance ont découvert, tandis que le reste du monde hors d’Europe est en train d’y réagir, et d’y abréagir, au XXIème, cinq siècles plus tard.

La découverte de la gravité universelle est un coup dur pour la pensée merveilleuse, celle qui met en couches superposées deux mondes, le nôtre en bas, et celui des dieux, en haut et au dessus, en surplomb. Dire que toute religion en sort désavouée serait excessif, dès lors qu’il y a dans la religion en général une dimension intérieure et personnelle, un noyau éthique qui peut se passer du merveilleux, et même en un sens se passer de religiosité. Tous les efforts du Christ consistent à convertir le regard, le sens de ceux qu’il prêche, vers un dedans, le cœur, et les évangiles, en ajoutant l’élément surnaturel du miracle, atténuent aussi bien qu’ils soulignent le message.

Le village sans églises est-il privé de religion ? Lorsque le Christ donne mission à Pierre, Cephas, de bâtir son église en mémoire de lui, il ne pense pas à des églises à clocher et transept, mais à une communauté durable dans le temps, ecclesia, qui persiste à donner le pardon des offenses, au lieu de s’en tenir à la loi du talion, l’esprit de vengeance.

Nietzsche est un allemand fils de pasteur, qui a du mal avec son hérédité. En Prusse, on pratique l’élevage des pasteurs protestants à partir des premiers de la classe, sélectionnés pour le séminaire. Dans cette fin du XIXème marquée par les progrès de la connaissance scientifique, cette élite intellectuelle commence à douter des dogmes incompatibles avec ce qu’elle sait des lois physiques.

Y a-t-il eu résurrection, ascension, et Jésus est-t-il monté au ciel ? On rapporte qu’au moment d’évoquer ce dogme, un rire contagieux s’emparait des classes de séminaire. Pourtant, c’est l’apôtre Paul, Saül, qui en fait un critère de la vraie foi. Nietzsche s’emporte contre lui, en fait un traître qui oublie le christianisme premier, celui du Christ lui-même.

Le récit évangélique joue avec la parabole, cette forme d’allégorie. Si le Christ ne demeure pas dans les Enfers où il prêche Abraham et Moïse, c’est qu’il ne meurt que selon la chair, mais survit selon l’esprit. Comment son corps en tant que chair sortirait-il du tombeau ? Et de même, si la chair meurt, comment serait-elle tout de même soumise à des peines, dans un enfer devenu chrétien ?

Il y a un problème général de compréhension au sujet du spatial et du corporel. Augustin dans ses Confessions, ce monument de pensée moderne, demande comment Dieu serait « au ciel », étant entendu par ailleurs qu’il a créé le ciel et la terre en les distinguant, et n’habiterait donc, à la manière des corps, qu’une zone de sa propre création. Il n’est donc « au ciel » qu’au figuré, chose que Gagarine n’a pas comprise lorsqu’il est redescendu de son spoutnik en témoignant qu’il n’avait pas vu Dieu le Père assis sur un nuage…


PS - J’ai déjà traité de ces questions dans divers écrits, Archéologie du Nihilisme, et L’esprit des matériaux, notamment.

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