■ Les fanatiques de Tangier, Eugène Delacroix (1798-1863).
Définir avant tout le corps du délit
Regardons la définition du fanatisme telle qu’elle a été rédigée dans le Larousse universel, édition 1948 et celui de l’édition de 1990. L’édition de 1948 dit : « Zèle outré pour une religion: ex. le fanatisme musulman. Attachement excessif à un parti : ex. fanatisme politique. » Quant à celle de 1990 on lit : « Développement exclusif à une cause qui pousse à l’intolérance religieuse ou politique et qui conduit à des actes de violence. » En 1948 les rédacteurs se bornent à un constat. Ceux de 1990 ouvrent le champ de réflexion en insistant sur le caractère violent du fanatisme sans citer précisément une religion, une manière adroite de considérer qu’aucune confession n’est à l’abri d’une dérive.
I. Torquemada de Victor Hugo … ou la folie en tête
Le fanatique religieux a la beauté du diable, l’âme torturée du mystique, et, au moment le plus imprévisible, se fracasse en prières. Sa personnalité tient en un oxymore : courageuse désespérance.
Avec Torquemada, pièce au demeurant fort mal connue (2) Victor Hugo entre dans la tête d’un fanatique fondamentalement antijuif au sens théologique du terme. Torquemada, n’est pas un antisémite au sens politique du terme mais un antijuif au sens théologique du mot. Le juif déicide, dans le but de montrer au Chrétien qu’il est l’éternel responsable de la crucifixion du Christ doit être châtié pas éliminé. En revanche, l’antisémitisme est politique car il objective l’éradication du peuple juif, idéologie largement cultivée l’islamisme politique.
Mourir sur terre pour vivre au paradis
Torquemada a une obsession, sauver les âmes hérétiques, seule façon à ses yeux de faire monter l’âme au paradis en consumant la chair : « Pour que l’enfer et que le ciel se rouvre, / Que faut-il ? Le bûcher. Cautériser l’enfer. » (Tirade de Torquemada, acte I, sc.6)
Torquemada est sincère, tout le tragique est là. À l’entendre il envie ses victimes. Tout sa folie est dans ces deux vers. La souffrance ne l’émeut pas. Il veut sincèrement libérer le Juif en tant qu’individu sans amnistier le Juif en tant que peuple. Ce qui fait le fanatique c’est précisément cette sincérité qui l’aveugle, qui le rend dangereux. Il est en-dehors de toute humanité.
Fanatisme contre Sacralité
En mettant face à face l’ermite François de Paule et Torquemada Victor Hugo fait très fort. Sa démarche est claire : confronter le fanatisme au sacré, opposer Dieu au fou de Dieu. « Quant à vos projets dont j’entrevoie la fin / Avant que le premier de vos bûchers flamboie / Je prierai Dieu pour vous afin qu’il vous foudroie / Car mieux vaudrait pour vous et le genre humain / Votre mort qu’un tel pas, fils, dans un tel chemin. » (Réponse de François de Paule à Torquemada, Acte II sc. 2)
Les vers sont admirables. On retrouve le Hugo mystique, le poète à la recherche de l’Absolu. François de Paule lui ressemble tant que le Maître ne se gêne pas pour parler par sa bouche et nous dire que fanatisme et sacralité sont furieusement antinomiques. Au-delà de François de Paule et de la haute spiritualité qui émane de lui, ce sont tous les ennemis du fanatismes que Hugo appelle à la rescousse.
Torquemada n’est pas une œuvre historique mais un prétexte (3) Comme avec Cromwell ou Marie Tudor, Hugo s’approprie le personnage pour en faire un symbole universel flamboyant.
II. Conscience contre violence de Stefan Zweig
Totalement assimilé dans une Vienne où l’intelligentsia juive tenait le haut du pavé, ami de Freud, idéologiquement opposé au sionisme balbutiant, Zweig n’est pas a priori un écrivain engagé au sens où on aurait pu l’entendre face au nazisme. Pourtant, en 1936, il publie un essai intitulé Conscience contre Violence (4) traitant du fanatisme religieux de Jean Calvin. Sans s’attaquer frontalement au nazisme l’essai demeure cependant une condamnation de la dictature hitlérienne. A la différence de Hugo dont le verbe pour reprendre le mot admirable de Jean Cassin, est un « détonnant retour d’âme » (5), Zweig rédige un essai qui, sans être d’une rigueur scientifique n’en reste pas moins minutieux et qu’on pourrait sous-titrer vie quotidienne à Genève au temps de Calvin.
Calvin et l’ivresse du pouvoir
Comme Torquemada, Calvin dispense l’amnistie, autrement dit sa vision personnelle du pardon en infligeant la mort. Le mécanisme mental est le même d’un siècle à l’autre. Mais Zweig apporte un autre éclairage plus en phase avec son temps : une lecture du fanatisme au pouvoir. Qu’on en juge. : « Calvin veut faire de Genève le premier État de Dieu sur terre, sans corruption ni désordre, sans péchés ni vices. Pas un seul instant, pendant les vingt- cinq années que durera sa dictature spirituelle, il ne cessera de penser qu’on ne travaille au bien des hommes qu’en leur enlevant impitoyablement toute liberté individuelle. Il ne croira pas exiger autre chose des hommes qu’une juste façon de vivre, strictement conforme à la volonté et aux instructions de Dieu. » (Science conte Violence, chapitre : la Discipline)
Un monde purifié.
Le fanatique est convaincu d’être thaumaturge, intercesseur entre le ciel et la terre sachant seul ce qui corrompt et ce qui purifie. On l’a vu avec Torquemada, on le voit avec Calvin. C’est une constante qui trouve sa raison d’être dans une théodicée infernale, où le Mal est nécessaire pour tendre vers le Bien : La doctrine calviniste est devenue la loi, et celui qui ose élever contre elle la moindre objection, le cachot, l’exil ou le bûcher, ces arguments définitifs de toute dictature, lui ont bientôt enseigné qu’à Genève une seule vérité est tolérée, dont Calvin est le prophète. (Conscience contre violence, Introduction)
Le fanatique dans sa logique mortifère.
Avec Conscience contre Violence, Stefan Zweig nous dépeint le fanatique dans toute son horreur. Signe des temps, il nous parle à demi-mot du nazisme sans que, à aucun moment il ne le cite nommément. Mais dans l’extrait qui suit, il ne fait aucun doute que le lecteur fera un parallèle avec la vie quotidienne en Iran ou en Afghanistan pour ne citer que les pays les plus horriblement emblématiques. « Au cours des cinq premières années de la domination de Calvin, il y eut dans la ville relativement petite de Genève treize condamnations à la pendaison, dix à la décapitation, trente-cinq à la mort sur le bûcher. Un bourgeois a dit : « Monsieur » Calvin au lieu de « Maître » Calvin : prison. Des paysans ont, selon l’antique coutume, parlé de leurs affaires en sortant de l’église : prison. Deux bateliers se sont battus sans qu’il y ait eu mort d’homme : exécutés. Jacques Gruet,(6) rien que pour avoir appelé Calvin homme hypocrite, est torturé et exécuté. La vie privée de chacun est sans cesse contrôlée. La police de Calvin ne connaît pas plus que lui de pardon ou d’oubli. » (Conscience contre Violence, chapitre : le triomphe de la force)
III. 2084 de Boualem Sansal
Boualem Sansal est l’écrivain du choc des civilisations. Son œuvre dénonce l’islamisme politique sous toutes ses formes. Témoin de la guerre civile en Algérie provoquée par les islamistes (300 000 morts) il regarde ce premier quart du XXIème siècle avec un regard terriblement lucide. 2084 (7) est au cœur de notre sujet et se situe dans le sillon creusé par les philosophes de la raison. (9) L’écrivain imagine dans un futur lointain, un pays, l’Abistan, gouverné par Abi, intercesseur entre Yölah, un dieu tout-puissant et le peuple. Il est intéressant de lire ce livre après avoir lu Conscience contre Violence car on remarquera un parallèle saisissant entre Calvin peint par Zweig et Yölah, Dieu imaginaire inventé par Sansal : « Le Bien et le Mal sont miens, il ne vous est pas donné de les distinguer, j’envoie l’un et l’autre pour vous tracer la route de la vérité et du bonheur. Malheur à qui manque à mon à mon appel. Je suis Yölah, le tout-puissant » (2084, p. 53)
De Hugo à Sansal en passant par Zweig, le fanatisme religieux s’accapare Dieu, le domestique en quelque sorte pour un faire son faire-valoir. Hugo romantise, Zweig nous demande de lire entre les lignes ; Sansal, lui, nous invite à la résistance : « Le peuple en mourra peut-être; il tient à ses dieux et à ses malheurs, mais resteront les enfants, ils ont l’innocence en eux, ils apprendront vite une autre façon de rêver et de faire la guerre, nous les appellerons à sauver la planète et à combattre hardiment les marchands de fumée. » (2084, p.254)
Peut-on guérir un fanatique ?
La question a été ironiquement posée par l’un des plus grands écrivains israéliens, Amos Oz. Il répond par des pirouettes, des exercices de style et des circonlocutions adroites. Donnons-nous la liberté de penser qu’il est atteint d’une grave maladie civilisationnelle, aussi gravissime que peut l’être un cancer. En guise de chimio, on peut envisager de mettre l’accent sur l’éducation et apprendre toute la différence qui existe entre le religieux et le sacral.
Notre monde fou de vitesse, accro au temps réel qui l’ampute de toute réflexion, perclus de certitudes est un terreau bien propice au fanatisme. Il n’est pas dans ce propos de réfléchir à la « méthode de guérison » — cela nécessiterait un autre article — mais de montrer que l’écrivain est par définition une sentinelle empêcheuse de mentir en rond.
Notes de l’auteur
(1) Cri lancé en 1872 par Victor Hugo (cf œuvres complètes, annotées par Jean Cassin, tome XIV, volume 2
(2) Torquemada a été représentée une demi-douzaine de fois depuis sa publication le 26 mai 1882 et jamais du vivant du Maître. Hugo a décidé de la publication de la pièce pour protester contre les pogroms de 1881 en Russie et qui fit la une des journaux occidentaux. Les Juifs étaient alors cantonnés sur un territoire appelé Zone de Résidence comprenant l’Ukraine, la Lituanie, la Crimée et une partie de la Pologne. Cette Zone a été abolie par Lénine en 1917.
(3) L’Institut National de l’Audiovisuel offre à ses abonnés une magnifique captation de Torquemada admirablement interprété par un Jean-Pierre Marielle totalement habité.
(4) Conscience contre Violence (disponible en Livre de Poche)
(5) Victor Hugo Œuvre complète, présentation des annotations de Jean Cassin (Tome I, vol. 1)
(6) Jacques Gruet est un clerc de notaire, décapité en 1547 pour ses opinions.
(7) 2084, la Fin du Monde Gallimard, 2015.
(8) Je préfère cette expression à la traditionnelle « philosophie des Lumières » qui, à mon sens est typiquement occidentale alors qu’il y a eu y compris dans le monde oriental des philosophes de la raison comme Aristote pour le monde hellénique, Ibn Kaldhoun, pour le monde islamique, Maïmonide pour le monde judaïque.
(4) Conscience contre Violence (disponible en Livre de Poche)
(5) Victor Hugo Œuvre complète, présentation des annotations de Jean Cassin (Tome I, vol. 1)
(6) Jacques Gruet est un clerc de notaire, décapité en 1547 pour ses opinions.
(7) 2084, la Fin du Monde Gallimard, 2015.
(8) Je préfère cette expression à la traditionnelle « philosophie des Lumières » qui, à mon sens est typiquement occidentale alors qu’il y a eu y compris dans le monde oriental des philosophes de la raison comme Aristote pour le monde hellénique, Ibn Kaldhoun, pour le monde islamique, Maïmonide pour le monde judaïque.
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