■ Houellebecq l’offenseur...
Par Marc Alpozzo - Philosophe et critique littéraire. Il a publié une douzaine de livres, dont Seuls. Éloge de la rencontre (Les Belles Lettres), La Part de l’ombre (Marie Delarbre) Lettre au père (Lamiroy), Galaxie Houellebecq (et autres étoiles) (Ovadia) et il est coauteur de plusieurs ouvrages collectifs, dont L’humain au centre du monde (Cerf).
Le destin de la littérature du XXIe siècle est menacé. Cancel culture, réécriture des textes, idéologie multiculturaliste ; désormais les IA. Devant le piège tendu par les nouvelles morales diversitaires et inclusives, on pourrait reprendre le mot de Nietzsche « le désert croît ». Le fait littéraire, qui était tout naturellement du côté du livre, se déplace à présent vers le champ politique et éthique. Récemment, Méta, l’intelligence artificielle de Facebook, a déclaré qu’écrire à la manière de Houellebecq serait trop offensant.
Cette méchante grenade culturelle, dégoupillée et envoyée dans les jambes de la littérature n’est pas à prendre à la légère. Dans un texte, Le livre et l’IA : un pacte faustien ?, qui a été publié le jeudi 13 juin par la revue NRF, l’éditeur Antoine Gallimard conte ses mésaventures avec la machine, tandis qu’il a demandé au logiciel Llama de Méta, (et concurrent des logiciels ChatGPT et OpenIA) de rédiger une scène « à la manière de (l'écrivain français) Michel Houellebecq ». Contre toute attente, le logiciel lui a répondu : « Je suis désolé, mais comme modèle de langage, je ne peux pas écrire une scène qui pourrait être considérée comme offensante ou discriminatoire ». Nous vivons là une forme nouvelle de nettoyage culturel. Si donc une scène peut être jugée « offensante », ce serait dans la mesure où cette scène blesse la dignité ou l'honneur de quelqu'un ; si elle peut être discriminatoire, et donc, tendre à distinguer les êtres humains les uns des autres, c’est parce qu’à présent, l’on se trouve plongé dans un modèle démocratique à l’américaine, un peu ridicule tout de même, qui montre sa tendance à tout aplanir, en ramenant tout à une unité fantasmée. Il est vrai qu’en faisant un tour du côté de l’étymologie, le latin discriminare et de crimen montre que notre époque veut réduire le point de séparation entre les groupes minoritaires et majoritaires, à la manière d’un nouveau surmoi prétendant que le réel n’existe plus, et que la morale est en capacité d’effacer toutes les différences et toutes les nuances entre les hommes. C’est précisément l’objet de la remarque d’Antoine Gallimard, lorsqu’il écrit qu’« un modèle de société qui ne fait pas grand cas de la complexité de l'expérience humaine ». Précisément tout est là !
L’IA ouvre une voie nouvelle en matière de création littéraire. Au lendemain des attentats de Charlie et de Samuel Paty, de nombreuses voix, à droite comme à gauche, avaient défendu la liberté d’offenser, en la présentant comme une liberté d’expression inaliénable. Ce que l’on pouvait parfaitement comprendre, puisque l’offense doit être jugée comme un sentiment personnel plutôt qu’une valeur objective. Difficile en effet de substituer une notion psychologique à une valeur morale. Mais avec le logiciel Llama, désormais tout change. La morale de noblesse aristocratique, dont parlait Nietzsche dans la Généalogie de la morale, est éliminée au profit de la morale de la servitude, que la machine nous impose à présent. Or, le monde que décrit l’auteur de la Carte et le territoire (Flammarion, 2010), et j’en parle précisément dans mon essai Galaxie Houellebecq (Ovadia, 2024), c’est avant tout le monde dans lequel nous sommes. Ce qu’il dénonce, c’est précisément ce qui est inacceptable dans la société libérale de la marchandisation, de la compétition et de la rivalité, dans un esprit du temps qui divise les hommes entre les vainqueurs et les vaincus sur le plan sexuel et économique. C’est aussi les obsessions de l’écrivain, son désir insatiable de consolation, sa peur de Dieu. C’est la subjectivité même de l’artiste, et le paradoxe même de cette subjectivité, qui donne à voir le monde tout en nous en révélant un des moments de sa réalité. Apparemment, Llama ne saisit rien de ce qu’a théorisé Paul Klee. Enfin, il serait intéressant de se poser une question, – et je me la pose : est-ce que Houellebecq est un écrivain subversif ? Ce qui est précisément le sédiment de l’écriture, de la littérature et des arts : bouleverser l’ordre en place, bousculer l’institution. Bien sûr, on connaît la remarque de Gide, « c'est avec les beaux sentiments que l'on fait la mauvaise littérature ». Bien sûr, on sait qu’il soulignait ainsi combien littérature moderne est hanté par le démon. Mais avec l’arrivée des IA, et de l’idéologie américaine, nous vivons désormais un retournement inédit. La littérature d’aujourd’hui se doit de se mêler de morale. Et cela va encore plus loin. Cette morale nous sera désormais imposée par les nouvelles technologies. Par son contrôle du moins. C’est ainsi que l’on vit un moment fondamental dans l’histoire de l’humanité, puisque nous assistons en direct, à la naissance d’un nouvel ordre moral qui change drastiquement notre modèle de société.
Si l’idéologie woke est déjà partie à l’assaut de notre patrimoine culturel, le wokisme a fait des dégâts, obligeant les éditeurs français d’Agatha Christie à rebaptiser son Dix petits nègres par le titre Ils étaient dix, ou le titre de l’œuvre de Joseph Conrad, Le Nègre de Narcisse, estimé « offensant », par Les Enfants de la mer. N’oublions pas la réécriture des textes de Roald Dahl ou de Ian Flemming afin de se conformer aux normes inclusives du « paradis diversitaire » comme le nomme à juste titre Mathieu Bock-Côté. La prison mentale dans laquelle on nous enferme, la camisole de la pensée et de la logique avec laquelle on nous prend au piège de ces règles consensuelles sont probablement un signe de la fin de la créativité. Lorsqu’Antoine Gallimard craint qu’une IA « s’arroge le droit, depuis la côte ouest des États-Unis, de dire ce qu’il est bon ou ce qu’il n’est pas bon de penser », il oublie peut-être que l’idéologie diversitaire se présente déjà comme une telle menace. Or, à travers la figure de Houellebecq, une question se pose, et c’est précisément celle de la figure de l’écrivain, de son rôle dans la société, de sa nature et de la nature de l’écriture. Et c’est celle que je pose dans Galaxie Houellebecq. Que l’IA refuse d’écrire selon les codes de la littérature de l’écrivain français n’est pas un hasard. Et qu’Antoine Gallimard lui ait demandé d’écrire à la manière de Houellebecq n’est pas un hasard non plus. Le romancier controversé incarne à lui seul un monde qui s’en va, celui de la liberté et de la subversion, celui de l’homme libre qui n’a pas peur d’aller au bout de sa pensée comme le disait Céline, celui de l’art comme dévoilement, comme mise à jour de la complexité humaine, et auquel l’IA ne comprend rien. C’est à croire que l’homme demain, et donc le créateur, ne devra obéir qu’à des injonctions binaires : « C’est bien, c’est pas bien ». De « l’immonde interne », ce qu’était Céline, qui a fortement inspiré l’auteur, au « devoir d’être abject », ce que pratique Houellebecq, le langage houellebecquien est désormais fautif car il demande de plonger en soi et d’aller regarder les noirceurs de l’âme humaine, ces vérités qui font l’homme, et qui parfois font vomir. Le monde des IA demain, ce sera alors le monde de la mort de l’homme, et le monde mensonger de la parfaite égalité entre tous les êtres humains, de l’inclusion et de l’exclusion définitive de ce qui faisait la grandeur de la condition humaine : un homme qui s’observe lui-même en toute clairvoyance, comme le disait Montaigne.
Cette méchante grenade culturelle, dégoupillée et envoyée dans les jambes de la littérature n’est pas à prendre à la légère. Dans un texte, Le livre et l’IA : un pacte faustien ?, qui a été publié le jeudi 13 juin par la revue NRF, l’éditeur Antoine Gallimard conte ses mésaventures avec la machine, tandis qu’il a demandé au logiciel Llama de Méta, (et concurrent des logiciels ChatGPT et OpenIA) de rédiger une scène « à la manière de (l'écrivain français) Michel Houellebecq ». Contre toute attente, le logiciel lui a répondu : « Je suis désolé, mais comme modèle de langage, je ne peux pas écrire une scène qui pourrait être considérée comme offensante ou discriminatoire ». Nous vivons là une forme nouvelle de nettoyage culturel. Si donc une scène peut être jugée « offensante », ce serait dans la mesure où cette scène blesse la dignité ou l'honneur de quelqu'un ; si elle peut être discriminatoire, et donc, tendre à distinguer les êtres humains les uns des autres, c’est parce qu’à présent, l’on se trouve plongé dans un modèle démocratique à l’américaine, un peu ridicule tout de même, qui montre sa tendance à tout aplanir, en ramenant tout à une unité fantasmée. Il est vrai qu’en faisant un tour du côté de l’étymologie, le latin discriminare et de crimen montre que notre époque veut réduire le point de séparation entre les groupes minoritaires et majoritaires, à la manière d’un nouveau surmoi prétendant que le réel n’existe plus, et que la morale est en capacité d’effacer toutes les différences et toutes les nuances entre les hommes. C’est précisément l’objet de la remarque d’Antoine Gallimard, lorsqu’il écrit qu’« un modèle de société qui ne fait pas grand cas de la complexité de l'expérience humaine ». Précisément tout est là !
L’IA ouvre une voie nouvelle en matière de création littéraire. Au lendemain des attentats de Charlie et de Samuel Paty, de nombreuses voix, à droite comme à gauche, avaient défendu la liberté d’offenser, en la présentant comme une liberté d’expression inaliénable. Ce que l’on pouvait parfaitement comprendre, puisque l’offense doit être jugée comme un sentiment personnel plutôt qu’une valeur objective. Difficile en effet de substituer une notion psychologique à une valeur morale. Mais avec le logiciel Llama, désormais tout change. La morale de noblesse aristocratique, dont parlait Nietzsche dans la Généalogie de la morale, est éliminée au profit de la morale de la servitude, que la machine nous impose à présent. Or, le monde que décrit l’auteur de la Carte et le territoire (Flammarion, 2010), et j’en parle précisément dans mon essai Galaxie Houellebecq (Ovadia, 2024), c’est avant tout le monde dans lequel nous sommes. Ce qu’il dénonce, c’est précisément ce qui est inacceptable dans la société libérale de la marchandisation, de la compétition et de la rivalité, dans un esprit du temps qui divise les hommes entre les vainqueurs et les vaincus sur le plan sexuel et économique. C’est aussi les obsessions de l’écrivain, son désir insatiable de consolation, sa peur de Dieu. C’est la subjectivité même de l’artiste, et le paradoxe même de cette subjectivité, qui donne à voir le monde tout en nous en révélant un des moments de sa réalité. Apparemment, Llama ne saisit rien de ce qu’a théorisé Paul Klee. Enfin, il serait intéressant de se poser une question, – et je me la pose : est-ce que Houellebecq est un écrivain subversif ? Ce qui est précisément le sédiment de l’écriture, de la littérature et des arts : bouleverser l’ordre en place, bousculer l’institution. Bien sûr, on connaît la remarque de Gide, « c'est avec les beaux sentiments que l'on fait la mauvaise littérature ». Bien sûr, on sait qu’il soulignait ainsi combien littérature moderne est hanté par le démon. Mais avec l’arrivée des IA, et de l’idéologie américaine, nous vivons désormais un retournement inédit. La littérature d’aujourd’hui se doit de se mêler de morale. Et cela va encore plus loin. Cette morale nous sera désormais imposée par les nouvelles technologies. Par son contrôle du moins. C’est ainsi que l’on vit un moment fondamental dans l’histoire de l’humanité, puisque nous assistons en direct, à la naissance d’un nouvel ordre moral qui change drastiquement notre modèle de société.
Si l’idéologie woke est déjà partie à l’assaut de notre patrimoine culturel, le wokisme a fait des dégâts, obligeant les éditeurs français d’Agatha Christie à rebaptiser son Dix petits nègres par le titre Ils étaient dix, ou le titre de l’œuvre de Joseph Conrad, Le Nègre de Narcisse, estimé « offensant », par Les Enfants de la mer. N’oublions pas la réécriture des textes de Roald Dahl ou de Ian Flemming afin de se conformer aux normes inclusives du « paradis diversitaire » comme le nomme à juste titre Mathieu Bock-Côté. La prison mentale dans laquelle on nous enferme, la camisole de la pensée et de la logique avec laquelle on nous prend au piège de ces règles consensuelles sont probablement un signe de la fin de la créativité. Lorsqu’Antoine Gallimard craint qu’une IA « s’arroge le droit, depuis la côte ouest des États-Unis, de dire ce qu’il est bon ou ce qu’il n’est pas bon de penser », il oublie peut-être que l’idéologie diversitaire se présente déjà comme une telle menace. Or, à travers la figure de Houellebecq, une question se pose, et c’est précisément celle de la figure de l’écrivain, de son rôle dans la société, de sa nature et de la nature de l’écriture. Et c’est celle que je pose dans Galaxie Houellebecq. Que l’IA refuse d’écrire selon les codes de la littérature de l’écrivain français n’est pas un hasard. Et qu’Antoine Gallimard lui ait demandé d’écrire à la manière de Houellebecq n’est pas un hasard non plus. Le romancier controversé incarne à lui seul un monde qui s’en va, celui de la liberté et de la subversion, celui de l’homme libre qui n’a pas peur d’aller au bout de sa pensée comme le disait Céline, celui de l’art comme dévoilement, comme mise à jour de la complexité humaine, et auquel l’IA ne comprend rien. C’est à croire que l’homme demain, et donc le créateur, ne devra obéir qu’à des injonctions binaires : « C’est bien, c’est pas bien ». De « l’immonde interne », ce qu’était Céline, qui a fortement inspiré l’auteur, au « devoir d’être abject », ce que pratique Houellebecq, le langage houellebecquien est désormais fautif car il demande de plonger en soi et d’aller regarder les noirceurs de l’âme humaine, ces vérités qui font l’homme, et qui parfois font vomir. Le monde des IA demain, ce sera alors le monde de la mort de l’homme, et le monde mensonger de la parfaite égalité entre tous les êtres humains, de l’inclusion et de l’exclusion définitive de ce qui faisait la grandeur de la condition humaine : un homme qui s’observe lui-même en toute clairvoyance, comme le disait Montaigne.
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