Chiens méchants

 Suerte de vara (tercio de pique) une des quatre lithographies de la série Les Taureaux de Bordeaux de Goya

Par François Guery - Ancien élève de l’École normale supérieure (promotion 1964 Lettres), professeur émérite de philosophie, ancien doyen de la Faculté de philosophie de l’Université Lyon-III, ancien producteur sur France Culture.

J’ai fait un cauchemar cette nuit : deux chiens méchants, un grand comme un lévrier, élégant, et un roquet déchaîné à tête de bouledogue, se disputaient un os. Petit à petit, ils devenaient des fauves, ils grossissaient, leurs crocs s’ensanglantaient. L’os aussi se métamorphosait, devenait humain. C’était moi, ou d’autres pacifiques, attachés à leur vie libre. Une foule silencieuse n’osait pas s’approcher, regardait avec effroi. La veille, j’avais regardé à la télévision les débats et les meetings qui préludent à des élections de députés. Le sentiment d’une catastrophe prévue, inarrêtable, m’a donné ces images de violence.

Ces élections, européennes, sont donc mondiales, puisqu’elles portent sur la place des pays encore légaux, libres de la domination consentie ou non des maffias et des partis uniques, au sein d’un monde qui s’arrache les biens vitaux à coups de canon, comme la Fédération de Russie le fait en Ukraine. Mais non ! On a élu des gens qui raisonnent « national », qui règlent des comptes imaginaires ou utopiques, qui veulent une France franco-française, les congés payés, la retraite comme avant, qui veulent revenir en arrière toutes et revivent les années d’avant guerre baignées dans un pacifisme désespéré.

Les deux chiens méchants ont en commun leur ressentiment, leur violence intérieure, déchaînée quand quelqu’un résiste. Mais leurs options divergent franchement. Pour les uns, qui ont eu l’avantage, aller vers l’avenir avec la tête tournée vers le passé, comme des aveugles, et hurler quand on veut vous retourner vers le chemin et ses obstacles. La France reste pour eux Jour de fête, avec Hulot et sa pipe.

Les autres, mobilisés, regroupés et épurés, tout en jouant le même jeu passéiste avec les avantages sociaux d’avant guerre, veulent anticiper sur la menace qui vient du monde extérieur, l’accompagner, la devancer : punissez nous, Seigneurs ! Lavez nos péchés dans le sang, vous qui êtes sans tache, bourreaux innocents, justiciers sans rivaux, assassins de plein droit ! Vous qui n’avez pas, comme nous, été colonisateurs, ou plutôt, l’avez été, ainsi des Arabes qui le sont encore ici et là, mais en accord avec vos principes, et non comme nous, à leur encontre ! Les wokes se sentent coupables de tout, justiciers imaginaires et fou-furieux.

Swift avait trouvé un moyen à la mesure des folies du temps. Aller dans le sens des aberrations en cours, en rajouter, pour réveiller. Forcer les yeux à contempler l’absurde.

Proposons donc quelques orientations, imaginons !

Pour leur complaire, on envoie un corps expéditionnaire pour aider Poutine à exterminer les nazis ukrainiens, qui voudraient rejoindre l’Europe, cette zone pourrie où on vit si mal. Par gratitude, l’homme de paix nous fera des prix très intéressants sur le gaz et le pétrole, et ainsi, la dette pharamineuse de la France sera réduite à rien, et nous aurons enfin la retraite à 58 ans et la gratuité de tout ce qui est payant, transports, loisirs, bords de mer.

Ceux qui ne comprennent pas nos raisons et veulent combattre nos amis de Russie, les vendus aux Juifs américains, tel Raphaël Glucksman, seront cédés en otages au Hamas, la courageuse formation de résistance qui s’en servira comme boucliers humains et finira par libérer la Palestine, envahie par des étrangers sionistes koufas, des Juifs dont la présence dans la région est due à un complot.

Dans la métropole, tous ceux qui ne sont pas français, et qui occupent injustement des emplois d’épiciers, restaurateurs, cordonniers, livreurs, seront expropriés et mis sur des radeaux à destination des pays d’origine. Les jeunes français qui n’aiment pas occuper ces emplois fatigants et peu attractifs n’auront qu’à choisir qui ne peut pas les refuser pour assurer ce service d’intérêt national : leur femme, leurs vieux parents ? Les nouveaux parasites inutiles ? Les intellectuels, qui seront ainsi reconditionnés à penser autrement ?

La France a mal digéré son passé, qui lui revient comme une nausée. Au lieu de regarder ce qu’elle appelle immigration comme un problème mal résolu depuis le départ, elle se rue sur la première nouvelle ânerie à éviter. La présence d’algériens dans bien des emplois a été organisée, voulue, et en même temps, aucun accueil, aucune prise en charge ne leur a été accordée. Que cet accueil ait été assuré par des militants islamistes était prévisible. Il faudrait réparer, envisager enfin l’état d’une société disparate et conflictuelle pour ce qu’elle est, et gérer l’ingérable avec une intelligence réveillée.

Faute d’un véritable accord sur une situation politique issue de la guerre d’Algérie, je parle de la 5e république, faute de bonnes raisons pour la réformer sagement, le camp révolutionnaire des banlieues gentrifiées, visible sur la carte électorale en tant que « France insoumise », émerge en parallèle avec la montée des nationaux partout ailleurs. Les éternels groupuscules trotzkystes « entristes » ont fini par entrer. Ils étaient en embuscade comme des taupes, ils sont de sortie. Ils critiquent le capitalisme en France, tandis que les pays de référence pour ce camp-là, Russie, Chine, voire Amérique du Sud, sont ultra-capitalistes, et dictatoriaux. Les partis anticapitalistes prospèrent, avec des idéologues savants prêts à cautionner les violences sans objet que cette lutte hors d’âge engendrera.

Les cauchemars ont un bon côté : ils se dissipent au réveil. Il nous faut en affronter un une fois réveillés, et tandis que le passé revient en force, ouvrir un avenir vivable, et repousser ces contre-révolutions avec l’héroïsme désespéré des optimistes.

Laissez-nous un commentaire

Plus récente Plus ancienne