■ Albert Camus
Il y a au cœur de la pensée d’Albert Camus une tentation du néant qui traverse aussi bien ses œuvres philosophiques que ses œuvres de fiction. Dès les premières tentatives romanesques (La Mort heureuse), on trouve la représentation de cette tentation à travers des personnages négatifs, suicidaires ou meurtriers, comme si l’écrivain avait voulu s’en libérer par l’effet d’une catharsis. A l’évidence, cette purgation ne lui a pas suffi puisque son travail de philosophe témoigne de la volonté inlassable de surmonter le nihilisme et même de dénoncer en celui-ci la trahison d’une philosophie de la révolte contre la mort.
Dans Le Mythe de Sisyphe, Camus entend fonder une philosophie à partir de l’absurde et même articuler celui-ci à une morale. Par le jeu de la conscience, il transforme en règle de vie ce qui était une invitation au suicide. Le raisonnement par lequel il y parvient est tellement paradoxal qu’il en paraît miraculeux. C’est en effet par la conscience de l’absurde que naît une révolte contre lui et que la volonté de mourir se retourne en passion de vivre pour donner finalement une morale. Le paradoxe est double ici : la révolte est à la source d’une morale et elle trouve en elle-même sa propre limite.
Cette morale camusienne présente trois caractéristiques. Premièrement, ce n’est pas une morale du renoncement ou une morale pour mourir comme chez les stoïciens lorsque la vie paraît ne plus avoir de sens. Tout au contraire, la révélation du non-sens crée une nouvelle envie de vivre et non de mourir ; elle est l’aiguillon d’un sursaut de vie et non d’un saut dans la mort. Deuxièmement, c’est une morale vitaliste, une morale pour vivre plus, pour maximiser la vie. La croyance à l’absurde implique une indifférence à l’avenir et conduit à « remplacer la qualité des expériences par la quantité ». Il y a même un principe d’équivalence entre les expériences de vie qui fait pencher cette philosophie du côté d’Epicure plutôt que de celui de Nietzsche.
Troisièmement, la morale de Camus n’est ni abstraite ni absolue. Elle ne se conçoit pas sans la réalité de la vie ou plutôt sans les possibilités que celle-ci recèle. C’est là qu’intervient le caractère limitatif que doit avoir toute morale. Parce que le champ des expériences est borné par la mort, il peut être régi par une norme qui permet de calibrer toute expérience de vie. En définitive, le principe d’équivalence n’est pas un principe d’indifférence, et la lucidité que doit conserver par-devers lui l’individu le dispense d’avoir une échelle de valeurs. La liberté née de la révolte contre l’absurde se donne ainsi une limite.
Avec le temps, la question des limites prend de plus en plus d’importance pour Camus, au point de passer devant celle de l’absurde. La réactivation de l’idée révolutionnaire au lendemain de la Guerre, en raison du prestige attaché à la « patrie du communisme » victorieuse de l’Allemagne nazie, le pousse à approfondir sa philosophie morale. Face au totalitarisme soviétique, il est impératif d’opposer la révolte à la révolution, d’autant que celle-ci peut avoir pour conséquence d’ajouter à l’absurdité du monde celle des hommes.
Dans L’Homme révolté, Camus repense l’idée de la révolte en y voyant l’expression d’un « non » originel qui est aussi un « oui » dans le même mouvement. On y retrouve le mouvement de révolte contre l’absurde, mais aussi le « oui » au monde de Nietzsche qui est une référence essentielle pour lui. Ce qui se joue est un rapport au monde qui balance entre refus et consentement. Déjà dans Noces, on trouve cet aveu anticipé : « J’ai compris qu’au cœur de ma révolte dormait un consentement. » Il faut toutefois comprendre qu’il n’y a pas là une complète abjuration de l’esprit de révolte.
Pour Camus, la révolte ne vaut que si elle reste fidèle à ses origines. Le révolté ne peut accepter ce que le révolutionnaire accepte au nom d’une religion de l’Histoire ou simplement de l’efficacité politique. Plus que du vertuisme meurtrier de Robespierre, le mal politique moderne vient du nihilisme de Netchaïev – l’ancêtre des Bolcheviks en quelque sorte – qui a décrété que tout était permis pour faire triompher la révolution, y compris la « violence faite aux frères ». Dès lors, il est du devoir du révolté de se dresser contre une révolution qui a transformé le « non » originel en une négation absolue, génératrice d’une nouvelle servitude et renvoyant le « oui » aux « extrémités du temps ».
Camus en appelle à une positivité qui gît au cœur du monde. Il voit en Némésis, la déesse de la mesure qui dans la mythologie grecque punit les hommes coupables de démesure, une inspiratrice pour toute réflexion sur les « contradictions contemporaines de la révolte ». Il ne suggère pas par là qu’il existe une limite divine ou transcendante, mais seulement une limite immanente au monde qui arrête la roue libre de la démesure. L’idée de la mesure, déjà présente chez Héraclite, est une valeur médiatrice propre à fonder une « pensée de midi » – encore un emprunt à Nietzsche – par opposition à ce que Camus ne dit pas être une pensée de minuit, mais qui serait celle des idéalistes allemands ou des idéologues de la révolution.
A la vertu farouche et dévoyée des révolutionnaires, il préfère des vertus plus vivantes ou plus nuancées qui composent avec le monde, à l’exemple de l’amitié qu’il célèbre dans L’Eté. Il n’est pas en effet de bonne vertu qui soit séparée du réel, sauf à devenir un « principe de mal ». Il faut par conséquent une part de réalisme à toute morale et une part de morale à tout réalisme. La révolution qui prétend être du côté du bien avec sa conception historique de la justice finit par se perdre dans un réalisme inhumain en oubliant toute morale concrète.
Le sens de l’humanité ou tout simplement la préservation de l’innocence est aussi un principe de limitation pour l’action politique, y compris pour celle qui est supposée abattre une tyrannie. C’est au nom de l’humanité que, dans Les Justes, Kaliayev défend contre Stepan le droit des enfants du Tsar à vivre. Ce n’est pas la fin qui doit justifier les moyens, mais les moyens la fin. Le meurtre, individuel ou collectif, ne peut légitimer une révolte qui a pour origine la mort ou l’injustice. Et à l’image de Kaliayev, le révolté qui a dû se résoudre à tuer ne peut se réconcilier avec lui-même que dans la mort.
Dans sa conception de la révolte, Camus n’est donc en rien un immoraliste, mais bien un moraliste, et il l’est au double sens de ce terme, comme un écrivain-philosophe qui étudie la morale de son temps et qui en propose une autre. Tout en partageant le scepticisme de Montaigne ou le désenchantement de Chamfort, il reste convaincu que l’homme est le seul être à exiger du monde un sens, et cette conviction le porte – en définitive – à défendre le monde contre ce qui pourrait le détruire.
Le point essentiel reste à mon sens la violence. La limite de l’action de révolte.
RépondreSupprimerOn dira ce qu’on voudra mais il y a des mots qui à eux seuls peuvent résoudre nos schizophrénies. Mais ils ouvrent chacun des chapitres de notre lobe frontal. Impossible!
Equilibre, indifférence , habitude, violence.
Chacun aura son vertige de réflexions.
Et tout cela en un seul mot à résoudre:
« La Conscience ». La perdre c’est ruiner son âme.
Je garde aussi une phrase de la votre Gilles:
« Le meurtre, individuel ou collectif, ne peut légitimer une révolte qui a pour origine la mort ou l’injustice ».
Le point essentiel reste à mon sens la violence. La limite de l’action de révolte.
RépondreSupprimerOn dira ce qu’on voudra mais il y a des mots qui à eux seuls peuvent résoudre nos schizophrénies. Mais ils ouvrent chacun des chapitres de notre lobe frontal. Impossible!
Equilibre, indifférence , habitude, violence.
Chacun aura son vertige de réflexions.
Et tout cela en un seul mot à résoudre:
« La Conscience ». La perdre c’est ruiner son âme.
Je garde aussi une phrase de la votre Gilles:
« Le meurtre, individuel ou collectif, ne peut légitimer une révolte qui a pour origine la mort ou l’injustice ».
Enregistrer un commentaire