Althusser et la philosophie de la guerre froide

 Louis Althusser, dessin de François Guery.

Par François Guery - Ancien élève de l’École normale supérieure (promotion 1964 Lettres), professeur émérite de philosophie, ancien doyen de la Faculté de philosophie de l’Université Lyon-III, ancien producteur sur France Culture.

Une anecdote riche de leçons : Il y a quelques années, je propose un sujet de conférence pour une association culturelle locale, à B., dans le Loiret, où un ami peintre m’a introduit. Le sujet, publié dans la presse régionale, est : philosophie de la guerre froide, mais cette philosophie-là est celle d’Althusser, que j’ai connu et fréquenté dans les années d’École, rue d’Ulm, entre 1964 et 1969, et au-delà. Il était « caïman » de philosophie, répétiteur, chargé de suivre les élèves dans leur cursus.

Le sujet est sûrement spécial et peu grand public, car la salle n’est pas comble, bien au contraire, mais curieuse et bienveillante.

La leçon à en tirer, c’est que lorsqu’un public non spécialisé assiste à ce genre de conférence, il découvre en même temps un conférencier, un sujet, un auteur dont ils n’avaient aucune idée avant de venir ! Il faut donc non pas soutenir un propos ou un parti pris raisonné, en débattre avec ceux qui ont d’autres positions, mais initier au sens littéral ceux qui écoutent à un genre de pensées et de soucis qu’on veut partager, mais sans écho préalable : se lancer dans un océan de perplexités, de surprise, d’imprévisible.

J’ai donc ramé, deux heures durant, pour faire exister sous les yeux et aux oreilles des présents un homme, une période, une situation historique que j’avais naïvement cru familières, tant on a parlé de l’affaire Althusser au moment où il a étranglé sa femme Hélène, et plaidé la folie passagère. Des mondes hermétiques se juxtaposent, des monades sans portes ni fenêtres, ils ne savaient rien de ce fait divers ni de son contexte. Je nageais dans mon bien connu, laborieusement, à contre-courant de leurs soucis.

Althusser est un cas, en philosophie : il a affiché un parti-pris pour « l’esprit de parti », c’est à dire Le Parti, communiste, bien loin des conceptions universalistes des Lumières, et des idéaux républicains. Il en a rajouté dans les excès verbaux usuels dans les organisations politiques en citant Lénine, mis devant le fait d’une fuite à l’étranger des intellectuels au moment où il a accaparé tout le pouvoir : « qu’ils foutent le camp, ces salauds »…

C’est cet homme radical et sectaire qui dirigeait les études de philosophie à l’ENS Ulm, et ce, depuis la fin de la guerre. L’étonnement devant ce qui est, voilà selon Aristote, comment commence la pensée, et elle commence comme questionnement : qu’est-ce qui a fait que les choses ont tourné ainsi ? Quelle histoire se cache derrière cette anomalie, cette outrance, dans un pays calme et raisonnable ? Les causes qui ont agi sont-elles encore agissantes, pourraient-elles entraîner de nouvelles aberrations du même type ? Le font-elles effectivement ?

Il y a eu un contexte, un nœud de forces au lendemain de la guerre, après la libération. De Gaulle a réussi le tour de force de présenter cette libération comme le seul fait des français, ceux qui l’accompagnaient dans son épopée au travers du monde en tant que France Libre, et la résistance intérieure, divisée entre les communistes et d’autres, patriotes aussi, loyaux envers la France libre à venir, à faire gagner.

Ni, ni : La libération de la France n’aurait été ni le fait du débarquement des anglo-américains, seul, ni de la victoire de l’URSS à l’Est, seule, avec l’entrée des troupes soviétiques dans l’Allemagne vaincue. La poussée de ces deux tendances pour occuper le terrain que cet optimisme utopique leur laissait a donné un résultat affreux. La France libérée redevenait occupée par des partisans hostiles, combatifs, ceux des américains et ceux des soviétiques.

On en est toujours là, mutatis mutandis et malgré la métamorphose de l’URSS en fédération nationaliste et impériale dans sa géopolitique.

Althusser ne représentait pas exactement l’URSS, mais la tendance chinoise à en ressusciter toutes les outrances infernales malgré les remords de Kroutchev. Le maoïsme était un stalinisme nostalgique, un appel à résister à la mondialisation en cours, porteuse des libertés démocratiques présentées déjà comme américanisme, décadence, impérialisme, capitalisme triomphant. On se croirait aujourd’hui, chez Mélenchon et sa garde lambertiste. aspirant à renverser la république fondée par De Gaulle, et pouvant le faire. Les souverainistes du rassemblement national considèrent aussi l’Europe comme un pouvoir étranger inféodé à l’Amérique, tout en composant pour l’instant avec ses supporters.

La philosophie de la guerre froide qu’Althusser représentait, était donc une prise de parti pour le camp soviétique régénéré par Mao, lancé dans un combat contre la démocratie libérale partout, y compris en Chine même : pendant la sinistre révolution culturelle, suivie plus tard par les assassins Khmers rouges, on décapitait en masse tous ceux qui n’étaient pas à cent pour cent partisans de la ligne dure et révolutionnaire qui servait de dogme tranchant. J’ai honte d’avoir, étant jeune, adhéré à ces courants de haine géopolitique.

Des causes encore agissantes : des Althusser sont possible et réels aujourd’hui, acharnés contre la république gaullienne épuisée, hurlant de haine contre ceux qui résistent, et qui organisent la résistance à ces oppresseurs. Les étrangleurs sont parmi nous. Pour l’instant, il s’agit encore d’un vote démocratique et libéral, mais la république, la cinquième, peut encore tenir contre ses prédateurs, comme elle peut tomber.

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