« Nous ne sommes pas au monde », écrit Rimbaud. Formule énigmatique et puissante, qui gagne à être éclairée par le contexte. Dans cette partie d’Une saison en enfer intitulée Vierge folle, il fait parler son amant, Verlaine, qu’il transforme en femme, et aqui se plaint de lui-même. La formule a place dans un récit poétique et fantastique de leur descente aux enfers, l’enfer de leur relation amoureuse violente, qui s’achève à coups de pistolet, et au poste de police.
La plainte de la vierge folle est poignante, comme s’ils avaient séjourné au royaume des morts. Rimbaud se dépeint lui-même à travers cette confession comme l’agresseur, ange pervers, enfant blond, démon aussi:
«Quelle vie! La vraie vie est absente. Nous ne sommes pas au monde. Je vais où il va, il le faut. Et souvent il s’emporte contre moi, moi, la pauvre âme. Le Démon ! — C’est un Démon, vous savez, ce n’est pas un homme.»
Comme toujours, Rimbaud convoque ses réminiscences, et utilise les évangiles, en les torturant. Les vierges folles, la descente aux enfers : autant de scènes évangéliques fortes, mémorables, qu’il prend comme une pâte à modeler au gré de ses cauchemars, et son écriture même emprunte davantage au genre du cauchemar qu’à celui de l’histoire de la littérature, fût-elle écriture sainte.
Il y a naturellement une relation entre les vierges folles et l’enfer, car la parabole de Mathieu, Les dix vierges, porte sur la préparation à recevoir l’époux, soit le Christ, et à gagner, étant prêtes, le royaume de Dieu. Les cinq vierges folles attendent l’époux sans s’y être préparées, puisqu’elles ont omis d’acheter de l’huile pour leur lanterne, indispensable pour la cérémonie, tandis que les cinq vierges sages ont été prévoyantes, et rencontrent l’époux. Les folles parties en acheter, manquent son arrivée. Verlaine, homme pieux, craignant Dieu, débordé par l’amour charnel qui l’attache à l’adolescent séducteur, manque l’arrivée du Christ, son salut, et tombe sous le charme d’un démon. C’est son enfer !
Il y a plus, car la descente aux enfers est elle-même une réminiscence de la mort du Christ. Une fois mis au tombeau, mort, il descend aux enfers où il rencontre les patriarches, qu’il prêche. Mais au bout de deux jours, ressuscité, il quitte son tombeau et les enfers. L’apôtre Pierre le raconte, dans les Actes des apôtres :
« C’est la résurrection du Christ qu'il a prévue et annoncée, en disant qu'il ne serait pas abandonné dans le séjour des morts et que sa chair ne verrait pas la corruption».
Le Christ «a été crucifié, est mort, a été enseveli, est descendu aux enfers».
Pierre écrit: C’est pour cela que l’Évangile a été annoncé aussi aux morts, afin que, jugés selon les hommes dans la chair, ils vivent selon Dieu dans l’Esprit.
La descente aux enfers est pour Rimbaud un passage, un contact avec le monde infernal, une expérience miraculeuse où « nous ne sommes pas au monde », même si la folle Verlaine ne le comprend pas. Ensuite surviendra l’Illumination !
Si on parvient par des exercices analogues à ceux des mystiques, à dérégler les sens, ces esclaves de la chair, un autre monde s’ouvre, plus lumineux. Rimbaud l’a tenté.
C’est donc le moment de convoquer la lumière, à la fois symbole du monde même, ce « jour » qu’on voit en venant au monde, et horizon d’un autre monde, par delà la mort: revoir le jour !
Le phénomène de l’éblouissement par un afflux de lumière éclatante a été examiné dans la première partie de cette chronique. Giono l’a compris, lorsqu’il a rectifié l’image simplette et trompeuse d’une Provence gaie, ensoleillée, celle de Marcel Pagnol. Il en a compris la noirceur, la mélancolie profonde. Il n’en a pas dévoilé le secret.
Tentons un éclaircissement : Qui n’a vu un nouveau né aux yeux mi-clos, clignant de ses yeux myopes pour atténuer le choc de cette lumière qu’il vient de découvrir, et qui le blesse ? Un moment auparavant, il baignait béatement dans sa propre eau, cette eau que l’accouchée a perdue, il jouissait d’une quasi obscurité, il vivait depuis des mois dans cette grotte protectrice que deux peaux, amnios et chorion, isolent de l’utérus même. Il baignait dans cette lueur atténuée qu’on attribue, comme d’ailleurs les accouchées mêmes sont sous sa protection, à l’astre de la nuit, à la blafarde clarté de la lune.
Au départ, l’embryon et le placenta sont reliés par le cordon, une tige qui laisse passer les éléments nourriciers prélevés sur la paroi de l’utérus. Le placenta s’est fixé comme une racine dans des cellules richement irriguées de la paroi utérine, et au bout de la tige, comme un bouton de fleur, l’embryon devenant fœtus jouit d’une situation aussi protégée qu’il est possible de l’imaginer.
Tous les chocs extérieurs ne lui parvenaient qu’atténués, rendus subliminaux. Flottant dans une bulle portée par un corps qui n’est pas le sien, évoluant comme une plante aquatique au bout de sa tige, il ne manque de rien et n’a pas à se soucier d’un changement favorable, ce qu’il faut approfondir.
Nos changements favorables, à nous qui sommes nés depuis longtemps, sont de l’ordre de l’action et du déplacement: fuir les maux et s’approcher des biens, en faire au besoin, les fabriquer, les gagner, les piller ! Toute la spatialité dont on a parlé en 1. tient à la dualité des biens et des maux, et se déplacer, s’activer, s’organiser dans le temps et l’espace tient, comme les philosophes de l’entreprise l’ont souligné, à la relative rareté des biens, vu notre fatale dépendance de vivants envers les ressources des milieux de vie. Dans Les mots et les choses, Michel Foucault a rappelé la littérature moderne qui traite du travail, de la vie et du langage, ces fondamentaux d’une existence suspendue par sa finitude à un perpétuel entretien.
Cet espace est nouveau pour qui naît, car si espacer signifie tenir à distance, hors d’atteinte, l’espacement est une engeance dont il était entièrement dispensé pendant son séjour utérin.
L’espèce de lotus, de nénuphar, ou de nymphéa qui flottait dans son sac d’amnios n’était en effet privé de rien, tant que sa croissance ne le faisait pas déborder. C’est l’obsolescence du placenta, comme fané, qui envoie au fœtus le signal de l’issue vitale hors du ventre maternel, signal qui déclenche l’accouchement et la fin du privilège.
L’espace, le monde, sont les lieux d’efforts, de nécessité, de souffrances, tandis que la femme enceinte et son enfant à venir vivent dans une symbiose heureuse, une harmonie, donnant et prenant.
Un monde délivré de tout satanisme existe donc, dans l’enfantement et ce qui le précède, et du côté de l’enfant à naître, avant le monde, dans des préparatifs heureux qui le tiennent en suspens, dans son monde aquatique où il est logé. Nous ne sommes pas au monde : un mot d’enfant, avant sa naissance
C’est la vie même qui a constitué une exception et une contre-proposition à la rage des vivants au monde, s’entre-tuant, se maudissant, comme si rien d’autre ne leur venait à l’esprit comme possibilité d’être.
Rimbaud a sans doute médité tout cela, et son bateau ivre, mais je ne peux le prouver, nous montre comment l’âme onirique peut se laisser flotter au gré de courants merveilleux, comme les nénuphars que nous étions pendant neuf mois. Rimbaud a cherché un paradis, et son alchimie du verbe lui a fait traverser l’enfer d’un monde sans miséricorde, jusqu’à une lumière qui n’aveugle pas.
Note de l’auteur
1 - ἒλαιον, ἒλεος : le mot huile évoque dans la parabole la miséricorde, car les deux mots se ressemblent. Les cinq vierges folles ne sont pas prêtes à rencontrer le Seigneur, parce qu’elles ont un cœur dépourvu de miséricorde.
2 - Jean Marie Delassus raconte ces épisodes décisifs dans Le génie du fœtus, vie prénatale et origine de l’homme, 2001, livre que j’ai utilisé tout spécialement dans La loi du plus faible, Editions du Cerf, 2023
Enregistrer un commentaire