L’immoralité rock contre la moralité woke

 
Daniel Salvatore Schiffer.

Le nouvel essai du philosophe Daniel Salvatore Schiffer apporte une autre pierre à l’édifice de notre postmodernité en mêlant rockisme et wokisme. Rockisme contre wokisme (Erick Bonnier, 2024) tente de nous montrer comment au début du XXIe siècle, nous sommes complètement piégés par les nouvelles morales qui se veulent l’ordre nouveau, et qui ne sont autres qu’un totalitarisme, avec cette originalité que ce totalitarisme-là fonctionne sans État.

I. De l’apocalypse punk à l’apocalypse woke

Si l’on ne peut croire que le nouveau siècle n’a encore tout à fait commencé, le philosophe Daniel Salvatore Schiffer nous en donne une brillante illustration dans cet essai, en faisant cet intelligent parallèle entre la contre-culture de jadis, le rock, qui était certes un mouvement de contestation de la morale bourgeoise de nos parents et le mouvement de libération des minorités, comme on aime à nous le dire aujourd’hui, la culture woke. De vieux barbons comme moi auront tendance à dire que le premier vaut mieux que le second. Quelques personnes plus lucides peut-être n’hésiteront pas à dire que le second vaut bien le premier. Éric Zemmour dans son livre La France n’a pas dit son dernier mot, en 2021, n’avait pas hésité en effet à faire le procès des démons de cette contre-culture, accusant Mick Jagger au passage d’avoir été durant la seconde moitié du XXe siècle le référent culturel et moral de toute une génération, « pour le meilleur et pour le pire », je cite. Le rock étant donc l’expression d’une décadence, d’une rupture avec la morale de son époque, l’expression même d’une expression de soi, libérée de la servitude des chaînes parentales et sociales.

Si donc le titre de cet ouvrage ne fait aucun doute sur ses intentions, opposer le rock et le woke, car le rock était, selon les mots mêmes de l’auteur, « une des grandes, belles et authentiques libertés d’expression, de pensée aussi que de parole, à la confluence des XXe et XXIe siècles. » Il ne s’agit donc pas de dire que c’était mieux avant, que la jeunesse d’aujourd’hui est largement plus bête que celle d’hier. Car je les entends déjà grommeler ceux que ce livre dérange. Et les contre-arguments sont toujours les mêmes, sans compter les anathèmes : boomer, réac, facho, etc. Il s’agit en réalité de lire et d’écouter ce que l’on a à dire de cette époque. Et la critique, pour peu que l’on écoute Daniel Salvatore Schiffer, se veut « rationnelle, argumentée, objective et documentée ».

Or, de l’apocalypse punk à l’apocalypse woke qu’est-ce qui change ? Le premier se sait naturellement immoral (c’est la phrase d’Oscar Wilde, « Tout art est immoral », citée par l’auteur) le second se veut absolument moral, chancre du Bien absolu, celui qui ne souffre d’aucune tâche. C’est l’immaculée conception versus le maculé concepteur.

II. De l’absence de satisfaction à l’autosatisfaction permanente

Des Dead Kennedys d’hier aux woking dead d’aujourd’hui, on note des divergences énormes : dans la seconde moitié du XXe siècle, on avait conscience de marcher du côté sauvage de la vie (Walk on the wild side), on se situait dans les milieux underground de la société, on échappait ainsi aux morales des parents, on se situait aux limites du trash, nos nihilismes étaient novateurs, l’entreprise rock étant une véritable entreprise de refondation tandis que l’entreprise woke est aujourd’hui une entreprise de destruction des fondations, de sape des fondements : Beggars Banquet (Banquet des mendiants) et Sympathy for the devil (Condoléances pour diable) n’avaient pas pour ambition de détruire ce qui avait été érigé difficilement par les parents, faire trembler, non l’édifice de la civilisation, mais « les précaires, voire bancales, murailles moralisatrices [...] du wokisme », écrit malicieusement l’auteur. En cinquante ans on est ainsi passé de l’esprit de subversion à l’esprit de sérieux. Pas un brin d’humour chez les wokistes qui, hautains, traitent tout sur leur passage avec le mépris d’une jeunesse qui pense qu’on ne le lui conte pas, sûre de son fait, intolérante et tyrannique.

III. De la transgression du conformisme au conformisme de la transgression

Là où le rock était romantique, romantisme noir (sex, drugs & rock’n’roll), romantisme contemporain (rockisme dandy), la subversion à laquelle il se livrait était à la hauteur de sa dévotion pour la transcendance. Ce n’était pas le profane contre le sacré, voire la profanation du sacré, mais tel que nous le dit l’auteur, le sacré se mêlant au profane, « la transcendance du mal ! [...] une mystique athée où, après la « mort de Dieu » [...] l’art s’est substitué à Dieu justement, et dans cet emblématique cas, sans équivoque possible ! » Contre donc le wokisme qui est une sorte de moralisme du dernier homme, une vindicte des faibles, au sens de Nietzsche, Daniel Salvatore Schiffer a l’excellente intuition que le rock proposait l’exact inverse : « une sagesse tragique ».

Faisant évidemment référence à toutes ces ignobles attaques, forcément injustifiées et injustifiables, contre des chefs-d’œuvre de l’humanité, telle La Joconde de Léonard de Vinci, Le Printemps de Claude Monet et beaucoup d’autres dont certains tableaux n’auront pas été épargnés par ces vandalismes, on ne peut imaginer tel déchainement de haine contre les œuvres des parents et grands-parents, sinon comme un parricide insensé, l’expression d’une nouvelle forme de barbarie. Mais sagesse tragique également, car au transgenrisme d’aujourd’hui, que l’on doit accepter comme une forme de Révélation avec un R majuscule, et qui nous est présentée comme une réalité sacrée qu’on ne saurait souiller par de mauvaises pensées, le rock d’hier était plutôt transgressif : l’androgyne Ziggy Stardust, les cheveux longs des Beatles, les déhanchés sexuels de Mick Jagger. « Odeurs de soufre, fumets de scandales, syncopes assourdissantes », commentait Télérama en 1985, à propos du célèbre chanteur des Rolling Stones.

En littérature, la « Beat generation » faisait des incursions dans la langue pour créer un nouveau style.

Bref, il est difficile de comparer ces deux moments de l’histoire, et le courageux livre de Daniel Salvatore Schiffer est d’autant plus exigeant qu’il référence et source toutes ses allégations. C’est ainsi que cet essai salvateur, nécessaire dans notre océan de détresse, vient éclairer cette modernité bouleversée, cette chienlit organisée, ce mensonge idéologique : « l’insupportable règne d’une insignifiante, quoique prétentieuse, bêtise ! » C’est aussi grâce à ce livre, et grâce au très beau panorama qu’il dresse que l’on comprend qu’entre la génération X et la génération Z tout oppose. Que la jeunesse révoltante et révoltée d’hier n’avait rien à voir avec la jeunesse conformiste et moralisatrice d’aujourd’hui. Et si le rock était jadis revendiqué comme « diabolique », nos woke en stock se prétendent pour leur part « angéliques ». Or là est précisément le problème. Problème auquel on trouvera une réponse possible dans cette phrase de Lou Reed que l’auteur cite : « J’ai fait du vice une vertu ».

Car le wokisme fait, lui, d’une vertu un vice.

Sectarisme, relativisme, fanatisme, intolérance, le wokisme, nous dit Daniel Salvatore Schiffer, est « un virus idéologique allant de la dictature du ressenti à la tyrannie du ressentiment ». Prétendant combattre toutes les discriminations, le wokisme au contraire les réinvente. Pourfendant l’universalisme des anciens pour lui imposer ses combats identitaires, le wokisme transforme l’assignation identitaire en un racisme nouveau qu’il appelle « racialisme » et qu’il légitime par la force, puisque tout individu, même le plus armé conceptuellement, sera renvoyé à la case fascisme ou racisme s’il ose remettre en cause ce nouvel ordre mondial.

Avatar du marxisme d’obédience trotskiste, nous dit encore l’auteur, l’intolérance idéologique du wokisme dérive dangereusement vers le terrorisme intellectuel : guerre des sexes, censure et autocensure, révisionnisme historique, autodafé ou réécriture des classiques, selon le bon mot de Daniel Salvatore Schiffer, le totalitarisme woke est un « fade bouillon d’inculture ». Sans compter son écriture inclusive qui n’a d’inclusif que le nom, puisque c’est précisément une « machine à exclure ».

IV. De la mort du rock à la mort de la civilisation

Qu’est-ce donc alors que le wokisme sinon un cauchemar non-climatisé, un néo-progressisme régressif, un trompe-l’œil fâcheux, un moonwalk à reculons ! Mais le wokisme, nous dit encore le philosophe, est une religion « aussi dangereuse socialement qu’affligeante moralement ». Comment lui donner tort ?

Des lumières de l’humanisme de l’Aufklärung on est redescendu aux lanternes du politiquement correct et de la police des mœurs. Faudrait-il avoir peur du wokisme comme certains avaient autrefois peur du rockisme ? S’il est « la forme contemporaine de la bêtise (à trois niveaux) : tyrannie (politico-idéologique), censure (philosophico-linguistique) et paranoïa (psycho-sociologique) », écrit Daniel Salvatore Schiffer, on peut en effet craindre pour la pérennité de notre civilisation et de notre culture, si notre jeunesse biberonnée à la culture woke, et auto-convaincue d’être « éveillée » aujourd’hui, ne se réveille pas véritablement demain.

Pourquoi ? Quel est donc le problème majeur dans ce marasme moderne ?

Eh bien, c’est l’idéologie woke elle-même, que l’on pourrait qualifier, selon les bons mots d’Hannah Arendt à propos du totalitarisme, de logique d’une idée, empêchant tout esprit critique, interdisant toute pensée, transformant l’objection possible en action impossible, imposant à tous une « camisole de la logique », et comprimant les masses en leur imposant son cercle de fer dans un monde devenu un désert. C’est aussi de ce désert, cependant, que la résistance croît.

Et ce livre d’en être une de ses belles manifestations.

Laissez-nous un commentaire

Plus récente Plus ancienne