■ Réunion de travail au Palais de l’Elysée entre officiels français et chinois lors de la visite en France du Président Xi (©Ministère des Affaires étrangères de la RPC)
Par Paul Vallet - historien et politologue franco-américain, résident à Genève où il est Associate Fellow du Geneva Center for Security Policy. Diplômé de, et a enseigné à Sciences Po Paris, la Fletcher School of law and diplomacy de Tufts University. Il a reçu son doctorat en histoire de l’Université de Cambridge.
[Nombre de lecteurs seront familiers de la trilogie consacrée, au fil des années, par l’homme politique et écrivain Alain Peyrefitte à la Chine, qui exerce surement encore une influence intellectuelle sur de nombreux membres de l’élite française dans le regard qu’ils portent sur la Chine. On sait aussi que pendant le temps de la fascination française pour le maoïsme, les reportages d’un Lucien Bodard et les travaux de Simon Leys n’ont pas eu l’écho qu’ils auraient dû avoir auprès du public. La France dispose actuellement de sinologues aux yeux ouverts dont les ouvrages sont recommandés pour comprendre les orientations actuelles de ce pays. Ceux qui inspirent les réflexions qui suivent sont en particulier « Le Grand Récit Chinois » de Victor Louzon, les livres de Jean-Pierre Cabestan, dont « Les frontières de la Chine », et d’Alice Ekman, dont le récent « Dernier vol pour Pékin » est éclairant et concis.]
La visite d’Etat du président de la République Populaire de Chine, Xi Jinping, en France, marque cette semaine du début mai qui comprend aussi les anniversaires de la chute de Dien Bien Phu, de la victoire alliée en Europe en 1945 et de la fête de l’Ascension, ce qui en fait la première des ponts-viaducs observés par les Français à cette époque de l’année.
Une telle visite est toujours l’occasion de se pencher sur la façon dont les gouvernements français et chinois gèrent leurs relations. Officiellement, cette visite sert à célébrer le 60ème anniversaire de l’établissement de ces relations diplomatiques entre Paris et le régime communiste de Pékin, une première après la prise du pouvoir par le PCC en 1949 à l’issue de la guerre civile en Chine. Ce n’était pas un « rétablissement », car les relations avaient été inaugurées par une mission de Louis XIV auprès de l’empereur mandchou Kangxi en 1685.
Que ce soit à l’époque du Roi-Soleil où aujourd’hui, on est frappé par le fait que les relations que la France entretient avec la Chine soient des relations avec un régime précis qui contrôle la Chine, même si, ce faisant, on ne manque pas de prétendre que ce sont des relations entre deux nations prééminentes dans le monde, aux prétentions de vieille civilisation. Il est possible de reconnaitre, ce faisant, que la diplomatie française poursuit souvent un « rêve chinois ». Le « rêve chinois » est précisément la façon dont le PCC présente ses objectifs politiques. Est-il possible, hors de la Chine, de voir la Chine comme elle est actuellement, plutôt que comme elle est « rêvée » ? Il s’agit là d’un problème classique en diplomatie.
I. L’originalité du tropisme français vers la Chine : le sentiment religieux plutôt que l’instinct commercial
À la différence de pays tels que l’Italie, le Portugal, l’Espagne, la Grande-Bretagne ou les Etats-Unis, l’intérêt français originel pour la Chine ne semble pas trouver de puissante motivation dans une envie d’y faire du commerce. Certains grands arts chinois, la fabrication de la soierie comme celle de la porcelaine, furent appréciés très tôt par les élites et collectionneurs français. Ce fut l’introduction par contrebande de ces techniques qui avait permis leur essor dans certaines régions françaises dont le patrimoine est depuis lors lié à ces arts. Les premiers envoyés de la cour de France vers la Chine eurent pour préoccupation première les affaires spirituelles plutôt que commerciales, et il n’y a pas de Marco Polo français. Au XIIIème siècle, Saint-Louis avait missionné Guillaume de Rubrouck, un franciscain flamand alors sujet du roi de France, pour rencontrer le Grand Khan mongol à Karakorum, avec un premier projet de recherche d’évangélisation éventuelle.
Quatre siècles plus tard, le fait religieux restait encore un fil conducteur d’un essai d’ouverture de relations diplomatiques entre la cour de France et celle du Fils du Ciel. La Chine avait elle-même opté pour une politique de restriction de ses rapports extérieurs et de ses expéditions lointaines à partir du milieu du XVème siècle. Ce furent plutôt les Européens qui vinrent à elle grâce aux progrès de leurs moyens de navigation permettant d’effectuer plus rapidement le trajet que la longue et incertaine traversée terrestre de l’Asie centrale. Avec les explorateurs, marchands et conquérants espagnols et portugais étaient venus dans ces régions les pères jésuites.
Or ce furent les jésuites qui entreprirent Louis XIV, dans la seconde partie de son règne, pour lui suggérer l’envoi d’une ambassade en Chine. Le déclin des puissances espagnole et portugaise s’était effectué au profit de la France et le moment paraissait propice, en sus d’une impulsion de commerce international à la mode mercantiliste qui avait été défendue par Colbert, pour créer des liens permanents. La Chine était gouvernée depuis peu par la nouvelle dynastie, certes considérée comme allogène, des Qing mandchous, représentés par l’Empereur Kangxi. Kangxi avait d’ailleurs débuté son règne la même année que Louis XIV engageait son règne personnel, et le souverain chinois avait eu à se défaire de son propre Nicolas Fouquet, le ministre Oboi, afin de s’imposer également à un jeune âge. Comme Louis XIV, Kangxi engagea des guerres pour magnifier sa puissance, étendant la domination chinoise vers le Tibet et l’Asie centrale.
Le Roi Soleil ne se contenta pas de la seule ouverture à la Chine, on sait qu’il reçut avec éclat une ambassade du Siam, où il voulait concurrencer l’influence de ses ennemis hollandais. Les six jésuites servant d’ambassadeurs de Louis XIV auprès de Kangxi furent présentés d’abord comme des savants, pourvu du titre de mathématiciens du roi. Il est extrêmement intéressant de remarquer que la réponse de Kangxi fut également ramenée par un jésuite, le père Bouvet, portant le titre de « délégué impérial ». Les relations prirent ensuite la direction d’échange de cadeaux précieux, chaque puissance s’efforçant de flatter l’autre par l’envoi de ce que leurs artisans respectifs pouvaient produire de plus beau…À la différence que les Français n’avaient peut-être pas assez mesuré à l’époque, que leurs cadeaux étaient parfois considérés, dans la vision chinoise des relations diplomatiques, comme des versements de tributs à l’empereur! Le goût pour les arts chinois s’est considérablement développé en France au XVIIIème siècle même si les empereurs ont expulsé les missionnaires à partir de 1723, imitant la pratique japonaise.
Napoléon Ier, qui n’avait pas d’envoyé diplomatique permanent en Chine, semble s’être intéressé néanmoins à ce grand empire, et avait soutenu les études consacrées à la Chine, notamment avec la publication d’un premier dictionnaire français-latin-chinois, ainsi que les premiers cours de langue et civilisation chinoise donnés au Collège de France. Cependant, malgré cet engouement pour les chinoiseries, on ne vit pas la France au premier rang des puissances se bousculant pour « ouvrir la Chine » au plan commercial. C’est après la première Guerre de l’Opium de 1839-1842, engagée par les Britanniques, que la diplomatie française parut suivre le mouvement. Ce fut d’ailleurs toujours à proximité de la nouvelle colonie de Hong Kong que la France ouvrit son premier consulat chinois à Canton en 1842. Louis Philippe y nomma un ministre plénipotentiaire en 1847.
L’action des missionnaires français reprit vers cette époque, en parallèle avec les progrès de ces missions en Indochine. La période trouble traversée par la Chine à cette époque couta la vie à plusieurs de ces prélats français, et il est donc piquant de constater que c’est encore le facteur religieux plus que commercial qui a motivé la première intervention militaire française en Chine, lors de la « Seconde Guerre de l’Opium » (1856-1960). Il s’agissait d’ailleurs, un peu comme à l’époque de Louis XIV envoyant ses jésuites en Chine la même année que la révocation de l’Edit de Nantes, d’une période où la politique de Napoléon III s’efforçait de flatter l’opinion catholique après son intervention en faveur de l’unification italienne contre les intérêts pontificaux. Il est marquant en revanche de constater que cette intervention française l’a impliqué dans un acte de vandalisme extraordinaire, marquant à l’époque mais encore volontiers évoqué par les Chinois comme exemple du comportement « barbare » des Européens, avec le Sac du Palais d’Eté par les troupes françaises et britanniques peu après leur prise conjointe de Pékin.
Cela dit, en termes d’expansion territoriale, il semble acté que dès cette époque, la France ne nourrissait pas de projets aux dépens de la Chine qui se comparent à ceux de la Grande Bretagne ou de la Russie, le véritable objet de convoitise se trouvant plus au sud, en Indochine. Par contre, ce projet impérial français heurtait les prétentions chinoises, qui avaient vassalisé la péninsule, et notamment le Tonkin et l’Annam, pendant plusieurs siècles. L’expansion française vers le nord, menée par la IIIème République poursuivant le mouvement engagé sous le Second Empire, l’amena de nouveau en guerre avec la Chine (1881-1885), ou plutôt ses représentants locaux, les fameux « Pavillons Noirs » auxquels la Légion étrangère emporta le « chapeau chinois » de sa fanfare.
De façon remarquable, ces conflits sont plutôt connus et présentés en France comme une « guerre du Tonkin » que comme une guerre contre la Chine, alors que les opérations navales françaises s’étendirent d’attaques contre l’ile de Formose, les Pescadores et la côte orientale de la Chine. Ce sont d’ailleurs plutôt des succès navals, à l’instar de ce qui devait se passer en 1894-1895 entre la Chine et le Japon, qui aboutirent à la victoire française, et à la confirmation de ses prétentions sur le Tonkin. Du territoire chinois à proprement parler, la France ne se fit concéder que Kouang-Tchéou-wan en 1898, par un bail de 99 ans similaire à celui des Nouveaux Territoires de Hong Kong. Ce comptoir était géographiquement proche de l’Indochine française et servait de base d’exportations de produits miniers ainsi que de trafic de l’opium. Il fut rétrocédé dès 1945.
L’empire Qing avait nommé à son tour un ambassadeur en France à partir de 1878. Malgré l’intérêt des élites françaises pour la culture et les arts chinois, ainsi que le début d’échanges académiques avec la venue d’étudiants chinois dans les universités françaises, la diplomatie de la France tendit à s’aligner sur celle des autres puissances empiétant sur la souveraineté chinoise alors que l’autorité impériale s’affaissait. Le poste diplomatique en Chine était une situation particulièrement complexe pour les agents du ministère des Affaires étrangères, et nombre de célébrités d’alors dans le corps diplomatique, de Paul Claudel à Philippe Berthelot, et plus tard Alexis Léger, y firent des séjours. Stephen Pichon, qui devait devenir ministre des Affaires étrangères sous le gouvernement de Georges Clemenceau (1906-1909) puis d’Aristide Briand (1909-1911) avait aussi été ministre de France à Pékin pendant le siège des légations étrangères par les Boxers en 1900. Au début du XXème siècle se produisit aussi une immigration de main d’œuvre chinoise, qu’on vit à l’œuvre pendant la Première Guerre Mondiale où de nombreux coolies furent employés à la construction et à la réparation des tranchées du Front de l’Ouest. Bien que la Chine soit alors devenue une république, la diplomatie française, qui a reconnu le nouveau régime en 1913 et a créé une Banque Industrielle de la Chine, n’a que modestement pesé sur le devenir du pays toujours aussi menacé par les ingérences étrangères dans l’entre-deux-guerres.
II. 1964 et après : quand la France se faisait au fait que ‘L’Orient est Rouge’
L’imaginaire français actuel de la Chine est pour une large partie celui de la Chine d’après 1949 et de l’avènement du régime communiste. Il est intéressant, d’ailleurs, que le communisme en Chine ait été aussi une préoccupation française avant sa prise du pouvoir, puisqu’en Asie, où la France possédait son empire indochinois, communistes et nationalistes firent alliance dans l’entre-deux-guerres pour combattre le colonialisme selon les lignes décidées par la IIIème Internationale et les Soviétiques à la conférence de Bakou dès 1920. De grandes figures futures du Parti Communiste Chinois, Zhou Enlai puis Deng Xiaoping parmi les plus célèbres, séjournèrent alors en France comme le fit Ho Chi Minh. André Malraux et d’autres écrivains compagnons de route du PCF exaltaient déjà dans « La Condition Humaine » et d’autres œuvres les figures de révolutionnaires asiatiques, dont le combat était présenté comme aussi émancipateur que celui de leurs camarades européens. Les autorités françaises en Indochine n’eurent de cesse que les nationalistes et communistes vietnamiens puissent utiliser la Chine comme base arrière de leur mouvement, ce qui se vérifia effectivement après 1949. Pendant la Seconde Guerre Mondiale, si le Général de Gaulle a eu assez tôt l’instinct d’envoyer une mission auprès du gouvernement nationaliste en guerre contre le Japon, lequel profitait de ses accords avec Vichy pour occuper l’Indochine, il n’y eut, à l’instar de la Grande-Bretagne, et à l’opposé de la politique suivie par Roosevelt pour les Etats-Unis, guère d’empressement à vouloir poser la Chine en tant que « grand » parmi les Alliés.
Engagée dans le camp occidental au début de la Guerre froide, la IVème République française ne reconnut donc pas la prise du pouvoir par Mao, et combattit militairement son régime, quoique dans des conflits indirects, aussi bien en Corée qu’en Indochine. On vit rapidement les effets, avec les défaites de Cao Bang et Lang Son en 1950, puis, plus spectaculairement, à Dien Bien Phu, les effets de l’aide militaire chinoise au profit du Viet Minh. La République Populaire de Chine embrassant les causes anticolonialistes, dans les années 1950, il fut impossible à la diplomatie française de faire de pas en direction de Pékin.
Même s’il est estimé qu’à partir de 1958, le président de Gaulle a souhaité reconnaitre le régime communiste chinois, il a tout de même fallu attendre la résolution du conflit algérien, ainsi que celle de la crise de Cuba, pour que les manœuvres diplomatiques de rapprochement ne s’engagent. Le facteur antiaméricain semble avoir beaucoup joué dans le raisonnement gaullien, et aujourd’hui encore, la diplomatie chinoise aime à en jouer, et à le souligner. En reconnaissant la Chine communiste, de Gaulle prétendait donner des leçons de « réalisme géopolitique » aux Etats-Unis, suggérant que l’entité la plus peuplée, indépendamment de l’idéologie, devait être considérée comme représentante internationale de la nation chinoise. Le siège permanent chinois à l’ONU entrait en revanche peu dans ce raisonnement, de Gaulle n’ayant que très peu d’égard pour l’organisation mondiale qu’il qualifiait dédaigneusement de « machin ». C’est plutôt l’établissement des relations diplomatiques sino-américaines en 1972 qui s’est assortie de l’attribution de ce siège à Pékin au détriment de Taïwan.
La France, voulant jouer un rôle de « non-aligné » en Chine, a effectivement fait abstraction en 1964 des développements intérieurs et idéologiques chinois. Certes, les relations sino-soviétiques étaient déjà en cours de refroidissement, même si l’on peut observer que cela tenait à la rancœur de Pékin contre la politique de déstalinisation voulue par Khrouchtchev en URSS. C’est aussi après la reconnaissance par la France que la Chine a connu un extraordinaire raidissement idéologique avec la remontée en puissance de Mao, au détriment des modérés Liu Shaoqi et Deng Xiaoping. Paris n’a guère trouvé à redire sur la sanglante purge qu’a représenté la Révolution Culturelle, tandis que le maoïsme faisait de nombreux adeptes universitaires français et n’était pas sans incidence sur le mouvement de mai 1968. C’est aussi en lien avec cette fascination que de nombreux Français saluèrent en 1975 la prise de Phnom Penh par les Khmers Rouges, avatars cambodgiens du maoïsme, tandis que la sinologie universitaire française s’abstenait de critiquer les abus manifestes commis par Mao dans ses vieux jours. Georges Pompidou effectua la première visite d’un chef d’Etat français en Chine en septembre 1973.
Les réformes entreprises par Deng Xiaoping à partir de la fin des années 1970 et surtout des années 1980 créèrent des opportunités d’investissements français en Chine. En revanche, à cette époque, la méfiance vis-a-vis du marché dans une France gouvernée à gauche n’aboutissait pas à une franche admission que le régime chinois se rapprochait des modèles capitalistes de développement, et ce même s’il s’agissait d’un capitalisme d’Etat. On se représentait encore beaucoup les Chinois en enfants de Mao, habillés de l’omniprésente veste à col, coiffés de la casquette d’ouvrier et circulant à vélo. Une publicité pour une voiture française introduite sur le marché chinois reprenait volontiers ces clichés alors que les figurants chinois s’extasiaient devant le véhicule évoluant aux abords de la Grande Muraille, en s’écriant comme il était « révolutionnaire ! »
III. L’éveil français à « l’éveil de la Chine »
Après le rêve d’une Chine offrant un exemple de voie révolutionnaire, une autre perception s’est offerte aux Occidentaux ainsi qu’aux Français, tournant autour de son prodigieux développement lancé à partir des réformes de Deng Xiaoping. Il est notable que cette nouvelle perception, qui est pourtant une condamnation sans appel des échecs précédents en la matière de la voie maoïste, ne s’accompagne, ni en Chine ni ailleurs, d’un rejet du Grand Timonier dont le portrait orne toujours l’entrée de la Cité Interdite sur la Place Tiananmen, et dont la momie reste visitée, comme celle de Lénine, par de nombreux dévots ou touristes suivant le parcours officiel. C’est bien le même parti qui règne, et qui a fait tirer sur son peuple en juin 1989, pour mettre fin à toute tentation de « révolution de velours » que Mikhail Gorbatchev avait eu le tort, aux yeux des si « réformistes » dirigeants de Pékin, de tolérer. On semble s’être longtemps consolé, jusqu’il y a encore peu et notamment avant le renforcement du pouvoir personnel de Xi Jinping, en se disant fréquemment, notamment en Occident, que le régime chinois « n’avait plus rien de communiste », parce qu’il menait enfin son développement par un « capitalisme d’Etat ».
Le développement sur le modèle soviétique prisé dans les années 1950, assorti d’ailleurs d’une très importante aide technique et de milliers de conseillers envoyés par le « Grand Frère », devait être suivi par l’expérience proprement chinoise proposée par Mao, le « Grand Bond en Avant », qui se solda par une famine et un désastre humain que l’URSS elle-même avait connu lors du « communisme de guerre » pratiqué au début des années 1920 puis de la collectivisation agricole stalinienne du début des années 1930. S’ensuivit une courte période de mise en retrait du Grand Timonier pour donner leurs chances aux tentatives de développement fondées sur le principe d’être « expert avant d’être rouge » poussées par Liu Shaoqi et déjà, par Deng. Comme on l’a vu, ce fut à ce moment-là qu’il fut jugé opportun en France d’établir les relations diplomatiques. Entreprise assez limitée pourtant, qui fut radicalement remise en question par Mao à partir de 1966, procédant à une nouvelle purge après celle qu’il avait menée dans le cadre de la Longue Marche trente ans plus tôt. Ici, il ne s’agissait plus que d’être « rouge avant d’être expert ». Cela déboucha sur un nouveau chaos, celui de la Révolution Culturelle, qu’aucun des dirigeants chinois qui la survécurent, épouvantés, n’osèrent remettre en question avant la disparition du chef historique en 1976, précédé d’un des plus terrifiants et meurtriers séismes de toute l’histoire du pays. Comme après la mort de Staline, il fallut quelques années de luttes factionnelles avant que la nouvelle direction ne triomphe du carré de fidèles de Mao, supposément réduit à la « Bande des Quatre ».
Les aphorismes chinois sont prisés des admirateurs de cette civilisation, et ils ne manquent pas de charme pour justifier l’approbation des observateurs occidentaux des réformes conduites depuis la décennie 1980 par Deng, non seulement revenu en grâce mais se hissant à la position de principal dirigeant. Dans les manuels de géographie humaine français de l’époque, toutes le périodes politiques et économiques de l’évolution chinoises comportaient un de ces slogans comme titre. Pour illustrer la pensée de Deng, on s’en remettait à une citation datant de 1962, « Qu’importe qu’un chat soit noir ou blanc, s’il attrape la souris ».
Les réformes de Deng étaient presque attendues par les observateurs étrangers et toujours fascinés de la Chine depuis quelque temps. Pour ses lecteurs français, c’était ce qu’avait prédit Alain Peyrefitte avec son premier ouvrage de 1971, « Quand la Chine s’éveillera ». Une partie des observations de l’homme politique et futur académicien recoupait ses expériences de ministre de la recherche, puis de l’éducation nationale sous De Gaulle et en mai 1968, qui devaient d’ailleurs inspirer d’autres réflexions en 1976 dans « Le mal français », s’interrogeait sur les difficultés du développement et de la modernisation. Ayant mené une délégation parlementaire française en Chine, Peyrefitte en avait conçu l’idée d’un livre de réflexion prédisant un grand destin au pays alors même que la Révolution Culturelle l’avait mis sens dessus dessous. Il avait choisi pour titre une phrase qui est attribuée à Napoléon, mais dont plusieurs des meilleurs historiens napoléoniens doutent même de l’authenticité.
Pour Peyrefitte, reprenant le raisonnement gaulliste derrière la reconnaissance de 1964, la taille, la masse chinoise, militaient pour qu’à terme la Chine démontre une formidable puissance, à condition de maitriser les nouvelles technologies. Comme d’autres technocrates de sensibilité gaulliste, l’ex-ministre jugeait aussi que l’autorité du gouvernement du PCC pouvait fournir les incitations nécessaires à ce développement, au contraire de l’ancien régime impérial, qu’il décrivit dans un second ouvrage paru pendant les années 1980, et justement pendant que les réformes de Deng commençaient à opérer, comme « L’empire immobile ». Conclusions qui paraissaient enfin validées dans le troisième ouvrage de la série publié en 1996, « La Chine s’est éveillée ». Les élites françaises ne goutant l’économie de marché que lorsqu’elle est pilotée par l’action étatique, la voie empruntée par la Chine dans les années 1980, et surtout les progrès accomplis, paraissaient fort sympathiques et dignes de soutien, n’étant que marginalement affectés par l’accroc malencontreux de 1989. Ce n’est pas tout à fait un hasard si la Chine fut ensuite dirigée pendant presque deux décennies par des apparatchiks ayant fait de brillantes carrières à Shanghai, métropole commerciale et entrepreneuriale du pays maintenue contre les vents et marées révolutionnaires. C’étaient le genre de dirigeants, communistes mais pragmatiques, qui convenaient comme interlocuteurs, comme le « sage » Deng, à leurs homologues occidentaux.
La Chine pouvait offrir, après quelques années de purgatoire au tout début des années 1990, la perspective de très fructueuses affaires pour les investisseurs occidentaux, français compris, avec la bénédiction de leurs gouvernements, tous poussant à « l’ouverture ». Cette politique semblait d’autant plus rationnelle et portée sur les résultats de longue durée que les dirigeants chinois en étaient demandeurs, avec une sorte d’humilité qu’on ne leur connait pas actuellement. Cette démarche s’accompagna aussi alors d’une politique de discrétion diplomatique qui n’a plus lieu depuis le tournant du siècle, fort utile dans cette décennie d’après-Guerre froide, où l’on essayait de réinventer un « nouvel ordre mondial » de coopération multipolaire, correspondant bien aux approches de l’internationalisme libéral professé par les dirigeants dits de « Troisième voie », Bill Clinton et Tony Blair notamment. Les votes ou abstentions bienveillantes du représentant chinois au Conseil de Sécurité lors de cette décennie rendirent possible de nombreuses initiatives, notamment pour de multiples interventions onusiennes de maintien de la paix dont les chances de succès n’en étaient pas moins incertaines.
Les progrès chinois pendant cette dernière décennie du XXème siècle se conclurent par un remarquable accomplissement diplomatique, que la Russie devait longtemps lui envier, l’admission à l’Organisation Mondiale du Commerce dès 2001, qui simplifiait considérablement les affaires par rapport aux processus ad hoc et complexes de renouvellement annuels de clause de la nation la plus favorisée, notamment vis-à-vis des Etats-Unis. Cette politique satisfaisait aussi le tropisme asiatique du président français de l’époque, Jacques Chirac, qui voulut lui aussi mettre en place dès 2004 des cadres de dialogue très particuliers avec la Chine, alors gouvernée par Jiang Zemin, successeur de Deng. Le premier ministre français de la même époque, Jean-Pierre Raffarin, est demeuré notoire dans ses efforts de promoteur d’un rapprochement avec la Chine, présenté comme un « must » de dimension aussi bien géopolitique qu’économique.
Le mouvement français a d’ailleurs été accompagné par un mouvement européen, l’Union Européenne se souciant aussi de plus en plus du dialogue « de région à région » et entretenant elle aussi, notamment au plan commercial, des projets d’ouverture qu’on pensait réciproques à la Chine. Ce mouvement pouvait d’ailleurs s’accélérer dans la première décennie des années 2000, alors qu’aux Etats-Unis on pouvait détecter quelques premiers mouvements de rejet de l’expansionnisme économique chinois, et que Samuel Huntingdon avait suggéré, dans son « Clash des Civilisations », que l’espace « sino-confucéen » pourrait aussi être l’un de ces « blocs » allogènes auxquels risquait de se heurter la « civilisation occidentale », autrement dit l’espace euro-atlantique. Cette perspective, les enthousiastes du rapprochement avec la Chine, y compris Français, entendaient bien la démentir.
À la génération Jiang Zemin succéda la génération Hu Jintao, derrière laquelle se profilait celle des autres « princes rouges », entre autres, Xi Jinping et Bo Xilai. Ce dernier, qui passait d’ailleurs pour nostalgique d’un certain folklore maoïste, n’était d’ailleurs pas considéré en tant que tel comme remettant en cause le « total capitalisme » chinois qui alléchait tant les entrepreneurs occidentaux. Dans cette période, on estimait non seulement que « l’éveil » de la Chine était donné, mais on voulait le croire irréversible. C’est d’ailleurs sur cette base que plusieurs politiques occidentales, celle de la France n’étant pas en reste, souhaitaient non seulement que la Chine intègre la mondialisation comme elle l’avait fait pour l’OMC, mais s’accomplisse aussi sur le plan géopolitique comme cogestionnaire, partenaire d’enjeu, (en anglais on disait volontiers « stakeholder ») des questions globales. La Russie de Vladimir Poutine, comparée à la puissance industrielle et technologique chinoise boostée à grands renforts de transferts de technologie et d’usines d’assemblage (n’y ouvrait-on pas, avant même d’y fabriquer des smartphones, des usines construisant les modèles occidentaux d’automobiles, de trains à grande vitesse, d’avions de ligne ?) paraissait encore secondaire par rapport au potentiel proposé par la Chine.
La diplomatie française avait, face à la Chine, depuis assez longtemps une tradition d’encouragement d’un monde « multipolaire », prêtant volontiers à la Chine un rôle comparable à celui de la France, en pairs siégeant en permanence au Conseil de Sécurité, comme puissance d’équilibre, agissant en « non-aligné » ou en « indépendance ». Cela s’appliquait encore mieux, théoriquement, si les deux puissances s’assignaient un rôle de contrepoids face aux Etats-Unis, a fortiori après les années 1990, où certains des dirigeants de Paris goutaient peu « l’unilatéralisme », le « moment unipolaire », « l’hyperpuissance » incarnée par la « république impériale » de Washington. Un pôle, sinon d’opposition frontale, du moins de modération des ardeurs américaines, paraissait éminemment souhaitable vu de Paris, et l’on pouvait s’en satisfaire si le potentiel de puissance chinois, possédant d’autres moyens que ceux de la France, pouvait être mis au service de cette vision. La France pouvait même envisager avec une sorte de sérénité un duopole qu’on espérait bienveillant à travers la « Chinamérique », rappelant le face-à-face soviéto-américain où la diplomatie gaulliste s’était entendue pour jouer sa petite musique. Une telle coopération « utile » avait été spectaculairement illustrée par l’accord préalable sino-américain sur les réductions d’émissions de carbone, permettant à la COP 21 de Paris d’effacer le désastreux précédent de Copenhague, où justement l’absence d’accord entre ces deux partenaires et pollueurs essentiels avait torpillé les espoirs d’une grande convention mondiale de lutte contre le réchauffement climatique.
IV. Bilatéralisme contre « européanisation »
L’importance de la Chine avait aussi été mesurée dans les suites de la crise financière de 2008, notamment lorsqu’on se plaçait du point de vue européen, considérant que le capitalisme financier américain en était responsable, et que les interventions nécessaires pour contrer la menace seraient appuyées par l’autrement plus efficace capitalisme d’Etat chinois. Cela paraissait d’autant plus évident que la Chine, grâce à son admission à l’OMC, avait poursuivi son extraordinaire accumulation de double surplus de la balance commerciale et de celle des paiements, d’une énorme réserve de devises, et surtout en devenant le premier créancier des Etats-Unis, fourvoyés, eux, dans les doubles déficits commerciaux et budgétaires. Il y avait à cela un parfum de revanche historique puisque la Chine avait détrôné le Japon dans sa place de principal détenteur de « US T-Bonds ».
La recherche d’une réponse multilatérale efficace face à la crise avait conduit le gouvernement français, sous Nicolas Sarkozy, qui exerçait par un singulier hasard au second semestre la présidence tournante de l’Union Européenne, à suggérer que le Groupe des Huit serait insuffisamment représentatif des grandes puissances économiques mondiales pour affronter la tempête. Avec l’approbation française, la Chine, qui jusque-là aimait encore être
catégorisée parmi les « grands émergents », allait alors être intégrée dans un vrai club de puissances d’envergure, le Groupe des Vingt. Il semblait naturel que la puissance financière chinoise née de ses surplus commerciaux puisse venir au secours du système financier abimé, et d’abord abimé par des errements occidentaux. Quelques mois plus tard, lorsque la zone euro se trouverait en situation précaire du fait du surendettement de ses membres méditerranéens, on verrait volontiers la Chine intervenir pour racheter des actifs de ces pays menacés de faillite, comme ce fut le cas du port du Pirée en Grèce.
La Chine paraissait d’ailleurs commencer à s’exercer à sa propre diplomatie qu’on pensait aussi portée sur le multilatéralisme. Certains esprits français se souvenaient encore de la conférence de Bandoeng en 1955, où Zhou Enlai avait déployé avec un certain charisme l’intention chinoise de soutenir le monde « non-aligné » émergent de la décolonisation, en arguant que la Chine elle-même était un « pays en voie de développement », se distinguant aussi du grand frère soviétique. Avec la renaissance de ses moyens financiers nés de son intégration commerciale, la Chine pouvait renouer les liens qu’elle avait commencé de créer, dans une optique alors purement révolutionnaire, avec les pays africains dans les années 1960. Les années 1990, et surtout 2000, verraient donc l’accroissement des investissements et de l’influence politique de la Chine sur le continent africain, mais cela paraissait encore, vu de France, comme un phénomène qui n’empiétait pas encore sur le « pré carré ».
Déjà classée par la banque d’investissement Goldman Sachs dans le club des « BRICS » auquel elle allait donner une incarnation sous forme de sommets, la Chine se montrait également intéressée par des organisations régionales, comme la fameuse « Organisation de Coopération de Shanghai » qu’elle a créée, qui commençait à attirer ses voisins d’Asie centrale et montrait un potentiel d’expansion vers d’autres partenaires, la Russie elle-même, mais aussi peut-être l’Iran et le Pakistan. La Chine exerçait aussi sa présence dans d’autres cadres, les sommets Asie-Europe dits ASEM, mais aussi l’ASEAN Regional Forum (ARF) aux côtés du Japon et de la Corée du Sud. On constatait aussi les débuts de l’entrisme chinois dans les postes de responsabilité des agences onusiennes, y compris l’Organisation Mondiale de la Santé, ce qui paraissait de bon augure avec les récurrences d’épidémies de grippe aviaire et autres nouveaux syndromes respiratoires provenant du territoire chinois depuis la première décennie 2000.
Cependant, alors que Xi Jinping parvenait à la direction indisputée du PCC et faisait mettre à l’écart, avec au final un certain soulagement occidental, le « maoïste » Bo Xilai, un changement de ton et de perspective allait se faire sentir dans les relations extérieures chinoises. La Chine se souciait certes encore très officiellement de démarches multilatérales, actant sa participation à la gouvernance globale, mais on constatait qu’elle insistait de plus en plus lourdement pour donner le « la », et que les associations souhaitées avec elle devaient d’abord se faire dans ses termes. On ne tarda pas à le remarquer avec le projet dit encore en France de « nouvelles routes de la soie », son appellation première, alors qu’avec les années, c’est à proprement parler un projet de « nouvelles routes » aussi bien terrestres et maritimes, dit en anglais « Belt and Road Initiative », qui se dessine. Le projet a des aspects grandioses, de connexion continentale de la masse eurasiatique, par des itinéraires commerciaux qui l’irrigueront de toutes les productions chinoises, par voie terrestre comme maritime. Ce projet peut rationaliser les besoins énormes de matières premières que la Chine importe d’Afrique, du Moyen-Orient et aussi de Russie, tout en assurant les débouchés de produits finis, y compris vers le marché européen, par exemple via le port du Pirée si opportunément racheté « pour aider » après 2010…
On a réalisé que dans le cadre de ce projet, lancé en parallèle avec une « banque asiatique de développement » concurrençant les traditionnelles institutions de Washington, FMI et BIRD, que la Chine, loin de se satisfaire de relations « multilatérales » comme l’admiraient ses partenaires européens, marquait une nette préférence pour les relations bilatérales. Elle appliquait d’ailleurs ces méthodes dans ses relations avec les pays africains, d’Asie du Sud et du Sud-Est, notamment en entonnant des couplets sur la « souveraineté » et ravivant discrètement une certaine rhétorique « anti-impérialiste » datant de l’ère maoïste. Cela rendait d’autant plus acceptables les prêts et investissements chinois sous des conditions souvent plus draconiennes qu’on ne l’attendrait d’une puissance se posant en champion du monde en développement. Il est apparu aussi que la Chine entendait appliquer cette méthode aux pays européens, malgré les illusions de Bruxelles sur l’établissement d’un dialogue collectif des Européens avec les Chinois. À Pékin, comme à Moscou d’ailleurs, on considérait qu’il était plus facile de tirer son épingle du jeu en entreprenant chaque interlocuteur européen « en particulier ».
De façon intéressante, et pas uniquement en raison de l’histoire longue de la Chine lors de son « siècle d’humiliation » face à la Grande-Bretagne et autour de la question de Hong Kong, la diplomatie chinoise semblait considérer la Grande-Bretagne comme l’interlocuteur le plus prestigieux d’entre ceux de l’Europe, et le Brexit n’avait pas forcément démenti ce tropisme se traduisant par le prestige d’être affecté à Londres. Cela s’avérait utile car, en concurrence, l’Allemagne se trouvait d’autant plus incitée à rechercher et cultiver ses relations très exclusives avec la Chine, et jugées très profitables depuis le début du siècle aussi bien par les chanceliers CDU que SPD. Cette politique est d’ailleurs encore mise en œuvre à l’heure actuelle où d’autres Occidentaux se montrent nettement plus refroidis par ces perspectives.
On a vu aussi que la Chine a entrepris les pays du Sud de l’Europe, la Grèce mais aussi l’Italie, qui avaient grand besoin des investissements chinois pour surmonter leurs difficultés financières d’après-crise. Plusieurs pays d’Europe centrale ont aussi été séduits par la perspective de servir de transit, voire de terminus, aux fameuses « nouvelles routes de la soie ». De Bruxelles, on a observé avec une certaine nervosité la tentative chinoise d’instaurer un dialogue « 1+17 » en détachant ces pays du bloc de l’UE.
Enfin, la France aussi a figuré dans ces approches purement bilatérales, comme l’a clairement montré la visite de Xi Jinping cette semaine pour les 60 ans de l’établissement des relations France-RPC, répondant à une visite d’Emmanuel Macron en Chine l’année passée qui a aussi généré beaucoup de commentaires. Le président français avait alors paru si anxieux de plaire à ses hôtes qu’il avait fait siens, dans ses déclarations, de certaines revendications diplomatiques chinoises, y compris l’opposition à l’affirmation de l’autonomie du système politique de Taïwan.
Le ton chinois a sensiblement évolué dans les dernières années, allant d’une attitude sourcilleuse sur la question taïwanaise et tibétaine jusqu’à des dénonciations assumées de la démocratie et de supposées ingérences, y compris dans le cadre de la mise au pas de Hong Kong. La France en particulier a eu l’expérience d’une nouvelle génération de diplomates chinois ne craignant pas d’employer des tons agressifs pour défendre leurs intérêts nationaux, les « loups guerriers ». Certains d’entre eux n’ont pas craint de se livrer à des opérations d’ingérence, d’espionnage et de désinformation en France comme ailleurs, et surtout, ces affaires longtemps rangées sous le couvercle ont commencé à être ouvertement discutées et dénoncées, en contradiction avec le narratif d’un « développement harmonieux » des relations avec une Chine supposée si bienveillante et si bonne citoyenne mondiale. La pandémie de Covid et le silence des autorités chinoises sur les origines et conditions de développement de la maladie ont mis bien des confiances à mal. Le réflexe européen a été de serrer les rangs, ce qui contrariait la préférence chinoise pour les relations bilatérales.
Ce choix entre les types de relation possibles avec la Chine reproduit d’ailleurs un dilemme assez général pour la diplomatie française, et même celle des autres pays de l’Union, dans le contexte de leur intégration européenne. Peut-on, doit-on favoriser, pour les relations les plus harmonieuses qui sont souhaitées, satisfaire à la préférence chinoise, qui fait aussi écho à celle de la Russie, pour une priorité des relations bilatérales, d’Etat à Etat, et maintenir à distance l’action collective européenne dans la tentative d’engagement avec la Chine ?
V. Que le rêve ne se transforme pas en cauchemar
L’autre marqueur d’une évolution d’une époque diplomatique vers une autre en ce qui concerne la Chine se manifeste dans la relation de plus en plus délicate entre Pékin et Washington. Le basculement qualitatif de ces relations d’une période de confiance vers une période de méfiance réciproque s’est bien opéré pendant ce siècle, et n’a pas uniquement tenu à la concurrence économique de plus en plus accrue, même si elle est en effet plus volontiers instrumentalisée dans la politique intérieure américaine. Dans le cas américain, ce qui frappe est le consensus trans-partisan, très singulier en cette époque de farouche polarisation des républicains contre les démocrates, que représente désormais la défiance envers la Chine, aux plans politique et stratégique notamment.
Ce n’est pas le cas des Européens et des Français, où des orientations différentes, ainsi que des clivages entre formations politiques, se dessinent sur la question des relations avec la Chine, opposant d’un côté des colombes et de l’autre des faucons, aux avertissements de plus en plus tranchés. Les formations et personnalités européennes et françaises d’orientation souverainiste respectent volontiers, par une adhésion au « réalisme » géopolitique, les orientations chinoises, et assument d’écouter certains discours de Pékin, en particulier le discours antiaméricain. Au contraire, les nationalistes et souverainistes américains se considèrent encore plus intransigeants envers Pékin dans presque tous les domaines, tandis que les formations plus internationalistes admettent encore la nécessité d’un dialogue le plus constructif possible sur les dossiers globaux, de gestion macroéconomique ou de transition climatique. On espère aussi, dans ces cercles, mais sans trop d’espoir, que la Chine, dont la proximité avec la Russie s’est affirmée depuis le début du conflit ukrainien il y a dix ans, soit aussi en mesure d’influencer Moscou vers une attitude plus conciliante.
On peut remarquer que les récentes années, si elles n’ont pas entièrement contribué à marginaliser les visions très idéalisées de la relation franco-chinoise portée par ses thuriféraires les plus influents, ont pu tout de même introduire des regards plus nuancés, et des politiques qui s’infléchissent. Il est moins question, dans les lignes politiques actuelles de la diplomatie française, de satisfaire coûte que coûte les positions chinoises, ou de s’inscrire systématiquement à l’opposé de la politique de Washington vis-à-vis de Pékin. La France, comme ses partenaires européens et transatlantiques, reconnait évidemment l’importance de la Chine dans le jeu mondial. Elle est en revanche plus consciente et soucieuse qu’elle ne l’a été des défis que cette importance représente désormais, y compris des répercussions plus négatives qu’elle peut entrainer.
Autant que la « mondialisation heureuse » ne fait plus tellement recette, la notion de « développement harmonieux » avec la Chine est désormais questionnée en France avec plus de pertinence, comme si, à la croyance en l’effet bienfaisant de « l’éveil de la Chine », succédait un « éveil » des Français et des Européens aux problèmes d’une situation moins « gagnant-gagnant » que ne le suggèrent les éléments de langage de Pékin. Il n’est d’ailleurs pas aisé, Paris en est conscient, de maintenir un consensus européen sur la question des relations à entretenir avec la Chine et de la satisfaction nécessaire de ses revendications. La politique allemande actuelle continue à rechercher la conciliation. En revanche on a vu la France, qui possède encore comme la Grande-Bretagne des territoires dans le Pacifique, se montrer concernée par la montée en puissance chinoise dans la région. La France y recherche maintenant plus activement des partenariats stratégiques, et rejoint ici, au grand dam des Chinois, certaines des orientations américaines prônant l’endiguement de l’expansion et de l’influence de la RPC. Dès les années 1990, certains épisodes liés à des ventes d’armes françaises à Taïwan ont éduqué les dirigeants français à la susceptibilité de Pékin sur la question, et la répression appuyée à Hong Kong n’a pas été ignorée par les observateurs français comme compromettant la promesse supposée de Pékin de respecter « deux systèmes » en cas d’unification.
Si l’Union Européenne, avec l’assentiment français, a reconnu que la Chine pouvait être considérée comme un « rival stratégique », au menu de la visite cette semaine du président chinois figuraient encore les axes de dialogue bilatéraux mis en place depuis 2004 : le « dialogue stratégique », justement, mais aussi le « dialogue économique et financier » ainsi que le « dialogue sur les échanges humains, culturels et académiques ». Certains experts remarquent que si ces chapitres ont tous leur importance, leur adaptation à la situation actuelle pourrait être requis. Dans le « dialogue stratégique », on ne voit pas d’adoucissement de la position intransigeante de Pékin sur Taïwan ou la Mer de Chine, qui sont autant de facteurs de tension régionale et internationale. Dans le « dialogue économique et financier », l’heure est plutôt aux interrogations sur les conséquences de la politique actuellement suivie par Pékin, qui ne connait plus les taux de croissance mirobolants du début du siècle et tente, par le dumping, de maintenir l’activité de ses industries en surcapacité et doit encore résoudre ses propres problèmes de surendettement intérieur et d’éclatement de bulles immobilières. Dans le « dialogue sur les échanges humains », plusieurs récentes affaires d’espionnage industriel et technologique comme de tentatives de désinformation par le biais de ces échanges génèrent aussi une nouvelle méfiance, et un niveau d’exigence différent, par rapport à ce qui était précédemment accepté.
Il n’est pas interdit en France de continuer à poursuivre des « rêves chinois ». La crainte de cauchemars a pourtant provoqué, ces dernières années, un réveil, et une tendance à vouloir évoluer avec la Chine en étant moins somnambules. L’histoire pourra continuer à s’écrire, mais l’évolution de la Chine même conduit à admettre que les termes doivent en être adaptés. Le chat chinois peut être noir ou blanc, mais il ne goute qu’à peu de gens, y compris en France, d’être la souris qu’il attrapera.
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