■ Secours après l’attaque terroriste de Moscou du 22 mars 2024.
Par Paul Vallet - historien et politologue franco-américain, résident à Genève où il est Associate Fellow du Geneva Center for Security Policy. Diplômé de, et a enseigné à Sciences Po Paris, la Fletcher School of law and diplomacy de Tufts University. Il a reçu son doctorat en histoire de l’Université de Cambridge.
[Sur ce sujet, la littérature est évidemment très abondante. Rien qu’en se cantonnant dans le domaine littéraire, La condition humaine d’André Malraux comme Les Justes d’Albert Camus offrent des réflexions très contrastées sur l’opinion que se font d’eux-mêmes les praticiens de la terreur politique, et la justification qu’ils y apportent. Sans qu’ils aient directement inspiré les éléments de discussion qui vont suivre, on peut aussi se référer à d’autres ouvrages historiques, par exemple celui de Gilles Ferragu, Histoire du Terrorisme (édition de poche Tempus, 2019) et le plus récent par Jenny Raflik Terrorismes en France, une histoire XIXème-XXIème siècle (Le Cerf, 2023) ]
L’attentat terrible survenu dans une salle de concert d’un complexe de divertissement de la banlieue de Moscou pendant le week-end passé bouleverse, et il conduit aussi à repenser le programme de cette chronique. Face à une attaque de cette envergure par son bilan, il faut parfois se garder d’analyses trop rapides, et c’est un choix qui a aussi été fait par des responsables gouvernementaux, pas seulement en Russie. Pourtant, le parti qui est pris ici est de penser qu’un silence et une réserve trop prolongés sont nuisibles. Un évènement qui a des répercussions internationales évidentes doit être discuté pour fournir des explications et grilles d’analyse aux opinions publiques. L’exercice va être tenté pour nos lecteurs.
La terreur est malheureusement un phénomène de la vie nationale et internationale dont la plupart des générations actuelles ont connu des aspects et des évènements marquants à leurs différents âges. Elle est un sujet très largement au cœur des politiques publiques, s’étendant bien au-delà des seuls domaines de la défense, de la sécurité et de la justice. Elle est aussi un sujet d’études et de recherches autant pour les experts de la sécurité que pour les historiens et les politologues spécialistes de différentes régions du monde, des mouvements politiques et religieux. Maintes fois, les années passant, elle aura pris les aspects d’une hydre aux multiples têtes menaçantes, ou d’un phénix réapparaissant des flammes qui le consumaient. Nombre des professionnels dont les métiers touchent à ce phénomène reconnaitront le sentiment d’un travail incessant pour tenter d’appréhender et d’anticiper quelles en seront les prochaines manifestations.
La terreur se pratique par bien des moyens, parfois des plus artisanaux aux plus sophistiqués que les progrès techniques des époques récentes ont permis. Elle peut être acte individuel, ou en bande organisée, et même soutenue par l’action de certains Etats. Elle est perçue comme une méthode de combat aussi bien qu’un outil politique, et elle n’est pas seule : car la réaction à la terreur prend aussi une dimension très importante, et parfois aussi imprévisible dans les degrés qu’elle pourra prendre. Cette réaction n’est elle-même pas simplement un geste de défense ou de riposte. Elle peut aussi être une exploitation, une instrumentalisation à des fins directes. Si l’on a constaté que les formes de terreur sont désormais très diverses, il convient de se demander si les formes d’instrumentalisation et de réaction ne sont pas elles-mêmes des sujets qui méritent plus ample examen, y compris au prisme de l’expérience historique et mondiale.
I. « Qu’ils me haïssent, pourvu qu’ils me craignent ! » : la terreur comme instrument de domination politique.
La pratique de la terreur a ses origines qui se perdent dans les origines de l’humanité, car on a tôt compris comment en tirer avantage. Le chasseur préhistorique, à l’expérience, savait qu’il pouvait abattre ou capturer des animaux de troupeaux en provoquant leur affolement pour les séparer ou les faire converger en direction de pièges. Il s’agissait là d’agir en vue de la subsistance. Les domestications de certaines espèces et leur dressage ne sont pas allés sans imposition de discipline et d’affirmation de puissance du maitre humain sur l’animal.
Ce sont surtout les sociétés humaines organisées qui allaient découvrir à leur tour la terreur dont ils pouvaient attendre d’autres êtres humains, une fois surmontées les peurs primaires face aux éléments naturels et forces incontrôlables, par le truchement de cultes religieux, autant que de progrès d’inventions permettant quelque peu de gérer les effets de ces menaces. Alors que se constituaient des hiérarchies, l’affirmation de la force et la peur qu’elle suscite chez ceux qui s’en sentent démunis est devenue une source essentielle de pouvoir politique. Autant le souci de défense présidait aux constitutions de sociétés plus avancées, pourvues de communautés rurales comme urbaines, autant la recherche de chefs suffisamment puissants, et donc terrifiants, répondait au problème posé par la terreur que pouvaient inspirer des adversaires.
Dans un monde ancien où le pouvoir et la religion coexistaient et collaboraient déjà aisément, il n’est pas surprenant que les mythologies des différentes cultures aient présenté des héros divins et humains capables d’imposer le respect par leur force déchainée. Toute l’Antiquité classique connaitra par Homère la figure d’Achille ravageant les rangs troyens par sa rage de vengeance, mais cette figure se retrouvera, bien réellement incarnée au Haut-Moyen-Âge, dans les berserkers vikings qui inspiraient les prières de leurs victimes franques ou anglo-saxonnes : « Seigneur, délivre-nous de la fureur des hommes du Nord ! »
Les usages concrets de la terreur à des fins d’obtenir la soumission ont été connus de tous les grands conquérants de la première époque de l’histoire humaine. Ses préceptes, notamment d’une brutalité inouïe pratiquée contre des faibles et des désarmés pour frapper les esprits des générations durant, étaient compris par les Assyriens comme par Genghis Khan. Si les guerres de conquête étaient marquées par les massacres et les pillages, ce n’était pas uniquement pour l’enrichissement du conquérant. L’entreprise impériale demandait aussi de briser toute résistance par la peur de cataclysmes imposés par les conquérants. Les Anciens, déjà fort plongés dans la réflexion politique, ont consacré quantité de travaux à la violence. Les philosophes n’auraient d’ailleurs pas réfléchi sur les dangers des passions et de l’hubris s’ils n’étaient conscients, dans leur monde, de sa prévalence. C’étaient les temps de « Malheur au vaincu ! ». Le massacre des guerriers ennemis défaits ne signifiait pas seulement la mort de la cité-Etat ou du royaume défavorisé par les armes, mais fondait aussi la réduction en esclavage du reste de la population.
Le phénomène était suffisamment rare pour que l’on signale comme figure d’exceptions certains monarques adeptes de la méthode douce, et du ralliement des sujets par des actes de clémence et de protection, par exemple Cyrus le Grand, seul roi des rois perses à avoir été magnifié par les auteurs grecs et juifs. On vit aussi l’idéal romain exprimé par Virgile, « épargner les faibles et abattre les orgueilleux », même si leurs sujets subirent immanquablement le fer et le feu lors de leur soumission à l’empire. C’est aussi à l’étude d’empereurs tyranniques dont il fut le contemporain, Tibère et Caligula, et de celui dont il fut lui-même le précepteur, Néron, que le philosophe stoïcien Sénèque cita le principe qui justifie l’usage de la terreur pour obtenir l’obéissance : « Oderint, dum metuant », « Qu’ils me haïssent, pourvu qu’ils me craignent ».
Il n’est pas inintéressant de remarquer qu’en un point, la terreur et la répression utilisées par l’empire romain se montrèrent inopérantes : celui de l’éradication du christianisme. Aussi lente et étalée sur plusieurs siècles que fut la diffusion de cette nouvelle religion se substituant au paganisme classique pourtant si exalté par les arts et la littérature, l’usage de la force se trouva plutôt contre-productif. Les épreuves subies par les martyrs, qui plus est exaltés ensuite par la littérature chrétienne comme des héros d’endurance à l’exemple de ceux de la mythologie classique, tendaient justement à les mettre en valeur. En revanche ce fut une leçon pour les églises, que l’objectif n’était pas simplement d’obtenir la tolérance de l’Etat : il fallait au contraire s’en emparer, et que la peur change de camp. L’origine du césaropapisme ou de l’alliance du trône et de l’autel se découvre aussi dans la façon dont les premiers chrétiens ont subi la terreur et en ont tiré leur réponse. Même convertis, les empereurs romains tardifs restèrent coutumiers de violence ; on le vit aussi chez les premiers souverains barbares après l’effondrement de l’Empire d’Occident.
On peut aussi lire l’émergence de la société féodale par le contexte très répandu de terreur dans l’Europe médiévale sous le coup de plusieurs siècles d’invasions répétées avec cette pratique toujours aussi inévitable de massacrer pour soumettre ou extorquer. Certes la noblesse a aussi ses origines dans les hiérarchies sociales et politiques de l’empire romain tardif, mais la structure pyramidale s’étendant des serfs des campagnes à leur petit seigneur doté d’une tour fortifiée où l’on pouvait se réfugier, jusqu’aux ducs et rois, doit beaucoup à l’imagination de cet ordre garantissant une protection contre la terreur aux rangs subalternes, par l’intervention des plus puissants asseyant ainsi leur autorité politique. Le vassal avait l’obligation d’assister son suzerain car ils étaient l’un et l’autre investis, notamment par les rituels sacralisés de l’adoubement du chevalier ou de l’onction du prince, de la mission de protéger les sujets.
C’était aussi la même raison pour laquelle nombre de conflits éclataient tout de même, lorsque des princes rivaux entreprenaient de détacher la loyauté des sujets de l’adversaire en prouvant, par leurs ravages, que ces derniers n’étaient plus protégés par leur ancien suzerain. Guillaume le Conquérant pratiqua ainsi dans le comté du Yorkshire et tout le nord de l’Angleterre une répression terrible pour soumettre la population, au point qu’il s’en repentit plus tard sur son lit de mort. Ses descendants rois d’Angleterre, engagés contre leurs cousins Valois de France, usèrent des mêmes tactiques trois ou quatre siècles plus tard pendant la Guerre de Cent Ans. Dans ce cas encore, la violence s’avéra contre-productive : en définitive, la population du royaume de France préféra s’en remettre au souverain local, consacré selon sa tradition ancestrale, qu’au prétendant d’outre-Manche.
À l’ère moderne, les auteurs redécouvrirent les principes politiques de l’Antiquité. On vit Machiavel affirmer avec une franchise inhabituelle la notion qu’il valait mieux pour un prince d’être craint que d’être aimé. Quoi qu’aient protesté nombre de princes de l’époque qui y voyaient une rupture avec les idéaux de gouvernement chrétien, ils furent nombreux à valider dans leur pratique de consolidation des pouvoirs monarchiques aux dépens des autres Etats dynastiques comme des contre-pouvoirs dans leurs propres sociétés. Ils n’en furent guère plus tolérants en matière religieuse, comme on le vit par la furieuse violence de deux siècles et demi entrainées par la Réforme à travers l’Europe. L’absolutisme a convenu à des princes catholiques comme protestants, et aussi dans la tradition orthodoxe à l’est. Le principe « Telle est la religion du prince, telle est celle du pays » a cherché à imposer une paix d’équilibre entre souverains réformés et catholiques, mais ils ont aussi consacré la leçon que seule la protection puissante d’un prince de même foi pouvait assurer les populations contre les exactions des autres.
II. La terreur, instrument de révolution
L’époque moderne ne vit pas seulement le bouleversement de l’unité religieuse dans ce qu’on appelait alors la Chrétienté au sein du vaste monde en voie d’exploration. Elle fut aussi le théâtre de la remise en cause radicale des ordres politiques hérités de la civilisation médiévale. Dans ce contexte de luttes politiques de plus en plus implacables entre nations en devenir et ordres et classes au sein des Etats, la terreur trouva des usages aussi bien déjà connus que nouveaux. Pourtant, le principe de départ restait assez similaire : dans un processus révolutionnaire, on cherchait à détacher les populations d’anciennes loyautés pour obtenir d’elles la soumission aux nouveaux ordres.
On avait déjà vu, vers cette époque, la tentation d’utiliser la violence aussi bien pour réprimer que pour détrôner. Thomas Hobbes a tiré de son observation de la première révolution anglaise sa théorie du Leviathan, un géant incarnant le collectif, parvenant à s’imposer contre les désordres. Il n’était d’ailleurs pas impossible que même en faisant preuve d’autorité, ce Leviathan puisse acquérir légitimité et adhésion de la part de la population, parce qu’il était encore préférable aux sauvageries dont étaient capables les parties aux conflits.
Ce qui a son importance est que cette leçon pouvait aussi être retenue pour l’imposition d’un nouvel ordre étatique, d’origine révolutionnaire. La Révolution française l’a illustré dans ses différentes phases, et elle est désormais même indissociable de la terreur, bien que ce soit parfois problématique au plan historique que d’admettre une libération par la violence.
La première illustration s’en est produite dès l’été 1789. Alors que la monarchie perdait peu à peu le contrôle des Etats Généraux du fait de la combativité des députés du Tiers, et de l’affichage de leur objectif de faire adopter une constitution, une tentation répressive s’est faite jour. Bien loin d’intimider, cette nouvelle a incité les révolutionnaires parisiens à s’armer et à prendre la Bastille pour se saisir de ses réserves. Le sort que subit la garnison, le gouverneur de la forteresse ainsi que le prévôt des marchands de Paris, tous massacrés, ne laissa aucun doute à Louis XVI et à son entourage du tournant qui avait été franchi. Les semaines suivantes virent des situations insurrectionnelles répandues sur l’ensemble du territoire, qu’on a appelées la « Grande Peur ». Cette pression fut décisive pour l’abolition des privilèges de la noblesse et du clergé lors de la Nuit du 4 août. Elle motiva aussi l’émigration qui allait nourrir la contre-révolution.
C’est dans la phase suivante de la Révolution que la terreur, avec un grand T, allait acquérir sa réputation d’instrument politique. Elle a pendant longtemps été présentée comme le produit des circonstances jugées désespérées en 1793-1794, mais l’historiographie a aussi progressé pour souligner qu’elle a aussi été un choix politique délibéré porté par l’idéologie des révolutionnaires. Il y avait donc aussi bien l’apport d’interprétations très littérales de l’intransigeance de Rousseau dans Le Contrat social que la suspicion des conventionnels jacobins à l’égard de toute opposition politique, girondine aussi bien que monarchiste. Même si certains révolutionnaires considéraient les exécutions ordonnées par le Tribunal révolutionnaire comme une « purge » correspondant au changement d’ordre, il y a aussi indéniablement un aspect d’intimidation qui était recherché.
Cela se constata bien plus dans le cadre des répressions féroces ordonnées par la Convention à l’endroit de tous les soulèvements, qu’ils soient monarchistes comme en Vendée et dans le Grand Ouest, ou fédérés à Lyon et dans le Midi. Dans le cas de la Vendée, les travaux historiques n’ignorent plus le fait que la férocité de la répression fut même plus intense après l’écrasement militaire de « l’armée catholique et royale » et s’attaqua effectivement à la population civile. Les représentants en mission de la Convention auprès des armées, auteurs et commanditaires de ces atrocités, n’hésitaient d’ailleurs pas à s’intituler « terroristes » en ce qu’ils appliquaient la Terreur « à l’ordre du jour » comme décidé par le Comité de Salut Public.
À l’inverse, la poursuite du soulèvement s’opéra dans le Grand Ouest malgré l’impact de cette répression, et il est d’ailleurs intéressant que les « Chouans » surent appliquer dès lors une tactique plus efficace en guérilla et attentats, retournant la terreur contre les « Bleus ». Cela mena jusqu’aux actions de Georges Cadoudal, qui réalisa l’un des premiers grands attentats à la bombe de l’histoire de France en tentant de tuer Napoléon Bonaparte, alors Premier Consul, dans la rue Saint-Nicaise à Paris. Attentat que Bonaparte, en retour, instrumentalisa pour ses propres fins en dirigeant d’abord sa répression contre les milieux jacobins plutôt que les royalistes, vrais auteurs de l’attentat. En choisissant Joseph Fouché, qui avait dirigé la répression contre Lyon, comme chef de sa police, le futur Empereur savait employer un familier de l’intimidation par la terreur.
Le parcours de Bonaparte sous la Révolution éclaire d’ailleurs certaines de ses actions sous l’Empire, et le recours de plus en plus systématique à une répression féroce face aux soulèvements contre l’ordre impérial un peu partout en Europe tant que les armées françaises tenaient encore en respect celles des coalisés vaincus sur terre. Napoléon ne craignait pas d’expliquer la rigueur de ses répressions en imputant à une subversion financée par l’argent britannique, comme ses prédécesseurs révolutionnaires avaient systématiquement accusé les agents émigrés et les cours étrangères. Au Tyrol et plus encore en Espagne on vit se développer une pratique plus poussée de la guérilla contre lesquelles l’armée française élabora ses premières tactiques de contre-insurrection.
La Restauration, bien qu’elle ait cherché une conciliation par le recours à la monarchie constitutionnelle, ne parvint pas en revanche à éliminer toutes les instances de violence politique. À côté d’une opposition parlementaire se développa une opposition clandestine qui allait devenir un acteur important de la vie politique française tout au long du XIXème siècle sous la forme de sociétés secrètes. La Charbonnerie, sous Louis XVIII, en fut l’une des premières incarnations bien qu’elle n’ait guère eu le temps de passer à l’action. L’assassinat du Duc de Berry, héritier présomptif du trône, en 1820, fournit une excellente occasion d’instrumentalisation de l’attentat pour justifier la répression, comme s’exclama fameusement Chateaubriand, pour qui « ce poignard est une idée libérale ! ».
Cela n’empêcha pas des soulèvements, d’abord de nature politique, comme celui de 1830 qui aboutit à la Monarchie de Juillet, précisément parce que la répression mise en œuvre par les ultraroyalistes dans les années 1820 leur avait aliéné tout soutien modéré, notamment dans la bourgeoisie. S’ensuivirent des soulèvements à caractère social, comme celui des Canuts de Lyon, qu’on allait peu à peu confondre avec les mouvements républicains et pousseraient justement les régimes républicains, celui de 1848 comme celui de 1871, vers une pente plus conservatrice ou même le retour de régimes « d’ordre » comme le Second Empire. Dans bien des cas, les souvenirs de la Terreur de 1793 furent instrumentalisés par les républicains conservateurs pour justifier la répression de soulèvements sociaux. L’association « terreur » et « révolution » était désormais assez solidement établie dans les esprits, en France et à l’étranger.
III. L’emploi de la terreur par les mouvements nationalistes : le cas irlandais et la poudrière balkanique
Le XIXème siècle étant aussi celui des mouvements de réveil ou d’émancipation nationale, notamment en Europe, il n’est pas surprenant que la terreur, comme héritage exporté dans le continent par la Révolution française, trouva aussi son rôle à jouer, ou à être instrumentalisée, en relation à divers soulèvements nationalistes. Sa relation symbiotique avec la répression s’est d’ailleurs installée de façon durable dans toute l’histoire des mouvements nationaux européens, dont ceux qui allaient se prolonger le plus longuement du fait des limites de leurs accomplissements.
Le cas de l’Irlande est devenu très tôt emblématique, comme le rôle qu’y a joué la terreur jusqu’à la fin du XXème siècle puisque la question irlandaise n’a été que partiellement résolue par la partition de 1921. Le premier soulèvement irlandais d’ampleur en 1798 était contemporain de la Révolution française, se réclamait de ses valeurs ainsi que d’un soutien militaire français. Certes des affrontements d’une violence inouïe avaient déjà ensanglanté l’île au XVIIème siècle et les Irlandais étaient déjà familiers d’une féroce répression britannique. 1798 et surtout les suites de ce soulèvement au long du XIXème, jusqu’à la nouvelle grande tentative des Fenians en 1867-68, montrèrent que l’action clandestine était devenue un aspect essentiel de la lutte pour l’émancipation, comme elle le devenait aussi de sa répression. Les nationalistes irlandais traquaient et exécutaient ceux des leurs soupçonnés à tort ou à raison comme informateurs des autorités. La Metropolitan Police de Londres tira ses origines des craintes de l’agitation irlandaise dans les années 1820, et sa « Special Branch », encore chargée de nos jours du contre-terrorisme, émergea à la suite d’attentats ciblant la reine Victoria.
Ceux des responsables politiques irlandais qui poursuivaient leur action parlementaire ne tardèrent pas d’ailleurs à remarquer que les violences des Fenians pouvaient déteindre sur eux et nourrir la suspicion des autorités de Londres contre leur voie qui se voulait légaliste. C’était donc ici un cas où l’usage de la terreur par quelques-uns, a fortiori quand ils étaient soutenus, comme en 1867-68, par les diasporas irlandaises d’Amérique du Nord, pouvait servir de justification à une action d’isolement et de division des nationalistes irlandais pour que règne la Grande Bretagne. Les modérés, du reste, pouvaient argumenter que sans concessions faites à temps, le problème de la terreur ne ferait que s’aggraver. Les députés irlandais nationalistes parièrent ainsi en 1914 que leur soutien à l’effort de guerre serait récompensé par l’autonomie interne, le « Home Rule », objet de débat depuis presque un siècle. Au contraires, les républicains qui se soulevèrent à la Pâques de 1916, suggéraient qu’au contraire aucun compromis n’était plus acceptable, et leur écrasement servit à les ériger en martyrs majoritairement soutenus. L’insurrection à partir de 1919, puis la guerre civile de 1921 qui opposa l’IRA aux partisans de « l’Etat Libre » ayant accepté autonomie interne contre partition fut à nouveau un théâtre de la guérilla et de la contre-guérilla. Ce fut encore le cas des troubles nord-irlandais entre 1969 et 1988.
Si l’Irlande constitue un exemple marquant pour l’Europe occidentale de ce rôle de la terreur dans les processus révolutionnaires et nationalistes, c’est surtout en Europe centrale qu’on trouve les autres références importantes, et particulièrement dans les Balkans. C’est dans cette partie de l’Europe encore largement soumis aux sultans turcs ottomans en 1800 que les mouvements nationaux allaient émerger assez tôt, avant qu’ils ne soient aussi très actifs dans l’Europe centrale sous domination austro-hongroise ou russe. Les premiers soulèvements, celui de Serbie en 1816, puis celui de Grèce en 1821, se virent opposer une pratique répressive depuis longuement ancrée dans les pratiques ottomanes. On vit cependant, particulièrement dans le cas de la Grèce, comment la terreur ottomane servait ensuite à galvaniser la sympathie internationale, puis le soutien des puissances, en faveur des insurgés grecs. On vit alors la Terreur trouver des incarnations dans l’art consacré à sa dénonciation, comme le fameux tableau d’Eugène Delacroix, « Les Massacres de Scio ».
La Grèce fut le seul de ces pays à obtenir assez de soutien extérieur pour faire prévaloir une indépendance d’une partie de son territoire. Le chemin des autres pays balkaniques de culture slave fut plus tortueux et rythmé, en contraste avec la situation grecque, par les rivalités d’intérêts des puissances, en particulier les intérêts russes se heurtant aux intérêts de l’empire austro-hongrois. Les mouvements nationalistes serbes, bulgares et roumains durent d’abord profiter d’une renaissance culturelle, et le rôle important qu’y jouaient les intellectuels et les linguistes explique aussi une expansion de la pratique clandestine et des fraternités secrètes pour agir contre l’occupation ottomane.
Après de premières émergences de la Serbie et de la Bulgarie en 1878, l’une comme l’autre savaient vouloir poursuivre leur action et leur extension territoriale, et pour ce faire, instrumentalisaient à leur tour les sociétés se trouvant dans les territoires encoure sous juridiction turque. Dans les provinces où les populations se trouvaient les plus mélangées, les organisations recouraient aussi à la terreur pour faire triompher leur cause alors que le groupe qu’elles défendaient n’était pas majoritaire et prétendait s’imposer aux autres. L’une des plus fameuses de l’époque fut l’Organisation Révolutionnaire Interne de Macédoine, luttant pour les intérêts slaves, qui est devenue un modèle d’organisation terroriste et nationaliste pour l’époque à la réputation aussi établie que le mouvement anarchiste.
Ces organisations pratiquèrent assez bien la subversion face aux Ottomans, et ceux-ci la répression, pour que les conflits balkaniques se rallument presque constamment en différents points et épisodes entre 1878 et 1914, jusqu’à devenir acteurs de l’éclatement de la Première Guerre Mondiale. Les conflits ouverts qui se répétèrent en 1887, 1896, 1903, 1911-1913 parvinrent certes à dépecer ce qui restait de la Turquie d’Europe, mais à chaque fois laissaient les protagonistes balkaniques frustrés dans leurs revendications et jaloux de ce que s’étaient attribué les autres. On connait le cas de la Serbie, qui souffrait de ne pouvoir rattacher à elle les Serbes de Bosnie passés sous protectorat austro-hongrois. C’est bien le service de renseignement militaire de l’armée royale serbe qui instrumentalisa le mouvement national des bosno-serbes, à travers une organisation qui portait le même nom qu’une portion de la mafia, la Main Noire. C’est ce service qui qui fut accusé d’avoir recruté Gavrilo Prinzip pour assassiner l’archiduc autrichien François-Ferdinand à Sarajevo. Après quoi le gouvernement de Vienne s’entendit avec son allié de Berlin pour instrumentaliser cet assassinat afin d’en « finir avec la Serbie » et, accessoirement, pour l’Allemagne impériale, de corriger la Triple Entente puis de briser son encerclement stratégique.
On sait, bien sûr, que ces démons nationalistes continueraient de nourrir l’emploi de la terreur et de la répression dans les Balkans au long du siècle, même lorsque fut créée la Yougoslavie, même lors de la Seconde Guerre Mondiale puis de l’instauration du régime communiste, et enfin, lorsque ce régime comme la Yougoslavie elle-même implosèrent en 1991-1992.
IV. La terreur, instrument de subversion et de soumission du mouvement communiste
Le mouvement communiste, dans sa filiation voulue avec la première Révolution française et particulièrement en se référant au régime jacobin de 1793-1794, intégra facilement l’emploi de la terreur, comme de ses effets, pour atteindre ses objectifs idéologiques. A fortiori en se considérant comme allant dans le sens de l’Histoire, il était alors bien plus aisé de justifier la brutalité contre un ordre social jugé inique. La répression elle-même pouvait être instrumentalisée comme étant l’une de ces contradictions du régime capitaliste que dénonçait Marx, qui devaient immanquablement provoquer son écroulement. Il est d’ailleurs indiscutable que les conclusions de Marx comme d’Engels se soient alors profondément nourries à l’observation des évènements contemporains, le soulèvement nationaliste irlandais, la révolution de 1848 puis la prise du pouvoir par Louis-Napoléon Bonaparte, pour ciseler leurs observations.
En revanche, le défilement du temps pouvait parfois apporter une solide contradiction aux prédictions du marxisme : ainsi, dans le cas de la Commune de Paris, l’insurrection a tourné court et en particulier parce qu’elle mobilisait contre elle une majorité de Français en exaltant bien trop le projet révolutionnaire. Le précédent de 1848-1851 était d’ailleurs très éclairant à ce sujet. Cependant, ce n’était pas juste un fait que la terreur par voie de la répression pouvait triompher du mouvement révolutionnaire. C’était aussi le fait que, la question sociale étant posée, les gouvernements pouvaient trouver le moyen d’y répondre par d’autres méthodes que la répression pure et simple. Ainsi, les premières lois sociales, que ce soit la législation sur le droit de grève adoptée par Napoléon III en 1867 où la création des assurances sociales et des retraites par Bismarck dans les années 1870-1880 démontraient une capacité d’adaptation de leurs régimes.
Les mouvements socialistes et syndicaux, pour une partie d’entre eux, ne s’y trompèrent pas et tirèrent aussi des leçons de ces développements. Si l’action révolutionnaire armée ne faisait que se heurter à la répression impitoyable, comme l’avaient montré 1848 et 1871, et que la menace d’action armée justifiait le maintien rigide d’un ordre social conservateur excluant toute possibilité de progrès, nombre de militants et dirigeants socialistes du dernier tiers du XIXème pouvaient comprendre qu’en agissant via le jeu politique parlementaire qui se répandait, il y avait aussi moyen de faire adopter des réformes. Les partis socialistes et les syndicats affiliés avaient ensuite beau jeu de se dissocier des pratiques terroristes de mouvements plus extrémistes comme les anarchistes, et ils pouvaient faire alliance avec des mouvements plus conservateurs pour faire adopter des législations progressistes afin de désarmer les révolutionnaires.
Ces derniers avaient longtemps pratiqué l’attentat solitaire visant des dirigeants. Au tournant du XXème siècle, justement concurrencés en politique par les « sociaux démocrates », les révolutionnaires durent eux aussi repenser leurs pratiques. Ce fut la problématique posée par Lénine dans son ouvrage précédant de peu la révolution russe de 1905, Que faire ? Reprenant à dessein le titre d’un roman du siècle précédent qui s’interrogeait déjà sur la bonne préparation à une tâche révolutionnaire, Lénine se souciait du moyen optimal d’entrainer les masses derrière son idéologie. Sa solution, se basant sur la constitution d’un parti de révolutionnaires professionnels et déterminés, incluait d’ailleurs une stratégie de terreur et d’intimidation. Stratégie qui fut mise en œuvre quand les circonstances l’autorisèrent, à partir de l’été 1917 et plus encore après la prise du pouvoir par les bolsheviks l’automne suivant.
On sait d’ailleurs que les années suivantes de la révolution russe ne furent pas sans rappel des situations de la Révolution française, notamment concernant la guerre civile et l’intervention étrangère. Lénine et les nouveaux dirigeants de la Russie soviétique se sentirent d’autant plus justifiés à appliquer le « communisme de guerre », autrement dit une politique de terreur, pour s’imposer. Ils créèrent aussi une police politique, la « commission extraordinaire pan russe pour réprimer la contre-révolution et le sabotage », la « Tcheka ». Celle-ci est l’ancêtre du KGB, et donc du FSB encore actif aujourd’hui en Russie.
La terreur s’est certainement avérée efficace pour que les Rouges triomphent des Blancs en Russie, mais elle n’a pas aidé à la phase suivante qui aurait été l’exportation de la révolution au niveau mondial. Au contraire, la crainte de mouvements subversifs a rigidifié les réponses des autres pays : isolement international de la Russie soviétique, écrasement des soulèvements communistes à Berlin et Budapest, « panique rouge » aux Etats-Unis.
Certes, le régime de Moscou et le Komintern se serviraient habilement de leur connaissance et pratique de la clandestinité dans les années de l’entre-deux-guerres. L’Armée Rouge, sous l’impulsion du maréchal Toukhatchevski s’entrainerait à pratiquer la guerre des partisans en créant pour ce faire les premières unités parachutistes destinées à opérer en profondeur derrière les lignes ennemies. Ce fut surtout dans le monde colonisé, et notamment dans les empires britannique et français, que les méthodes subversives et la pratique de la terreur des communistes purent accomplir des objectifs stratégiques de déstabilisation des puissances rivales. Pratiquement au même moment où Staline déclenchait une terreur de masse en URSS pour éliminer tous ses rivaux au sein du parti et soumettre la société, Mao Zedong pratiqua la même chose pendant la Longue Marche afin de s’assurer un Parti Communiste Chinois et une Armée Populaire de Libération entièrement dévouées.
V. L’instrumentalisation de la terreur et de la subversion par le nazisme
Les autres mouvements extrémistes fleurissant en Europe dès le lendemain de la guerre, issus autant de la brutalisation des sociétés opérée par la Première Guerre Mondiale comme en réaction au défi communiste, furent eux aussi de fervents pratiquants de la terreur et de l’intimidation. Les fascistes italiens le firent sans complexe dès leur fondation en 1919, quand ce n’était pas leur raison d’être. C’est aussi dans ce dessein qu’ils portaient l’uniforme noir des Arditi, les nettoyeurs de tranchées qui avaient opéré sur le front par raids de nuit. On peut aussi souligner la renaissance qu’expérimenta alors aux Etats-Unis le Ku Klux Klan, qui s’en prenaient en ces années-là non seulement aux noirs américains mais aussi aux immigrants, aux syndicalistes et aux communistes. Le Klan, comme les fascistes, avait bien été fondé au lendemain d’une guerre, et usait de la terreur pour exercer une vengeance envers les supposés responsables.
On vit bien d’autres mouvements contre-révolutionnaires et paramilitaires dans l’Europe centrale et orientale, beaucoup trouvant leur origine dans les corps francs qui avaient combattu les bolsheviks en 1919-1921 aux confins de l’ancien empire russe. Rapatriés après les traités de 1921, ces mouvements purent ensuite peser sur l’évolution politique de leurs pays, présentant leur terreur comme un rempart contre la terreur « rouge ». Une majorité des pays de la région vivaient déjà sous régime autoritaire dès le milieu des années 1920, la Tchécoslovaquie et l’Allemagne de Weimar faisant exception. Cette dernière, pourtant, voyait se profiler l’ombre du parti nazi. Les brutalités de ce dernier au début de la décennie n’avaient abouti à rien sinon la marginalisation. Il entreprit donc de se respectabiliser quelque peu pour pouvoir paraitre comme un partenaire de coalition possible aux conservateurs allemands. Les ravages de la crise de 1929 en facilitèrent la réalisation.
Or, dès leur prise du pouvoir, les nazis ne perdirent pas de temps à imposer leur répression en instrumentalisation la supposée terreur de leurs adversaires. Ils exploitèrent l’incendie du Reichstag pour suspendre les libertés et les institutions de la république de Weimar. Les premiers camps de concentration de même que les exactions des SA servaient à intimider toute la population dans les premiers mois du régime d’Hitler. L’année suivante, une purge brutale élimina les SA eux-mêmes pour imposer la seule direction d’Hitler, appuyé sur ses favoris et les SS. Enfin, la propagande servit à dénoncer une supposée menace des Juifs pour les mettre au ban de la société, puis les parquer et les emprisonner, et finalement les exterminer avec des méthodes industrielles.
La pratique de la guerre par les nazis engloba aussi bien la terreur et son instrumentalisation. L’objectif essentiel de la Blitzkrieg était l’utilisation du choc opéré par les divisions blindées et l’aviation d’appui au sol pour disloquer les forces adverses, casser leur moral et leur velléité de résistance par la surprise aussi bien que la terreur. Les méthodes de la Luftwaffe, notamment, avaient été testées pendant la Guerre d’Espagne, où les premiers « bombardement de terreur » furent opérés. La Pologne, et notamment Varsovie, le connut dès les premiers jours de la guerre. Lors de l’invasion des Pays-Bas, le bombardement de Rotterdam servit à accélérer la capitulation des forces néerlandaises au bout de cinq jours de combat. La peur de tels bombardements joua aussi un rôle pour persuader les ministres français défaitistes de cesser le combat. Hitler estima même possible, après l’échec à détruire la chasse de la Royal Air Force, que les Britanniques se soumettent par le bombardement de leurs villes.
À cette pratique, les Alliés prenant la contre-offensive aérienne à partir de 1942 montrèrent des capacités encore plus dévastatrices, à défaut d’obtenir la reddition allemande. La propagande nazie se fit d’ailleurs fort d’exploiter les faits des « Terrorflieger » anglo-américains en Allemagne et dans les autres territoires occupés pour détourner l’attention de leurs crimes comme de leur culpabilité originelle. Ce fut aussi, pendant la guerre, un dilemme des mouvements de résistance aux occupants nazis, entre la poursuite d’objectifs pouvant aider l’effort de guerre allié, et la pratique d’attentats d’intimidation qui ne faisaient qu’amplifier la désignation des résistances comme « terroristes » ainsi que la répression contre les populations otages.
Sans la perception de la terreur nazie comme inacceptable et indissociable de l’ordre politique que le Reich prétendait imposer, l’effort de guerre allié n’aurait pas été aussi puissant et déterminé à poursuivre la capitulation sans conditions. Cet effort unifia les régimes aussi différents que les démocraties britannique et américaine avec le régime stalinien d’URSS, que la propagande nazie s’efforçait encore vainement de dissocier dans le chaos des dernières semaines d’avril 1945.
VI. La terreur et les mouvements de libération des tutelles coloniales
Comme la Première, la Seconde Guerre Mondiale portait un coup fatal aux empires coloniaux européens. Pourtant, hormis quelques cas négociés, la décolonisation dans bien des instances s’accompagna de violences. On a vu que dans l’entre-deux guerres, et particulièrement en Asie, le mouvement communiste avait déjà entrepris de s’imposer comme une force au sein des nationalistes anticoloniaux.
Il est intéressant de remarquer qu’on peut retrouver, dans l’emploi de la terreur dans le contexte de décolonisation, les traits observés dans les époques précédentes, la terreur servant encore une fois à intimider, mais aussi à détacher les populations de ceux qui prétendent les dominer : exécution, expulsion ou emprisonnement de collaborateurs avec les puissances coloniales, et en retour, contre-insurrection pratiquée par les forces de ces puissances. La répression, notamment dans l’immédiat après-guerre, ne manqua pas d’être féroce dès le départ, par exemple par le bombardement naval, opéré sur Sétif en Algérie en mai 1945, et sur Haïphong en Indochine en novembre 1946.
Soutenu par l’URSS comme par la République populaire de Chine, le Viet Minh a entrepris de s’imposer comme seul et unique mouvement anticolonial toléré en Indochine, ce qui impliquait de s’imposer à la population dans les territoires tombés sous son contrôle. Les stratèges français tentaient de leur côté d’opposer d’autres forces locales au Viet Minh, jusqu’à tardivement admettre le principe d’une future autonomie vietnamienne. Trop tardivement d’ailleurs pour éviter une défaite des forces françaises.
On vit de mêmes dynamiques opérer en Algérie, la pratique de la terreur devenant indissociable de la lutte indépendantiste. Les attentats du 1er novembre 1954 menés par le Front de Libération Nationale marquèrent le début officiel du soulèvement, et leur ampleur était destinée à faire comprendre sa dimension vaste à l’échelle de tout le territoire algérien. L’exécution d’otages civils y fut aussi une affirmation de détermination sans esprit de recul. Une fois de plus, les autorités françaises tombèrent dans le piège de la répression, avec un enjeu d’autant plus important avec la présence de la considérable population de pieds-noirs.
Pour le FLN, l’enjeu n’était pas simplement la conquête de l’indépendance, mais d’être le seul à le conquérir. Voilà pourquoi, comme le Viet Minh au profit du parti communiste, il entreprit sa guerre contre les autres mouvements nationalistes algériens, en particulier contre le MNA, et pour ce faire, pratiqua les assassinats et massacres à grande échelle. Les attentats à la bombe, notamment en milieu urbain, déclenchèrent aussi les représailles, avec les mêmes méthodes, d’activistes trouvant que les autorités ne réprimaient pas assez durement.
La guerre d’Algérie prit donc rapidement, comme au Vietnam et comme dans d’autres conflits de décolonisation, un aspect de guerre civile, aussi bien de nationalistes contre les loyalistes, mais aussi entre les nationalistes eux-mêmes, l’ensemble de ces camps pratiquant la terreur et instrumentalisant les politiques répressives en retour. À cela, les forces françaises, appuyées sur la loi sur les pouvoirs spéciaux votée par la Chambre des députés en 1956, tentèrent d’appliquer les leçons apprises en Indochine sur la guerre révolutionnaire pour tenter et de regagner la population, et de provoquer l’auto-implosion du FLN. Ces objectifs, impliquant toujours un aspect de brutalité et d’intimidation, devaient s’avérer contradictoires. Il fut également vain d’espérer que la défaite infligée aux forces égyptiennes et au régime de Nasser par l’expédition de Suez décapiterait le soutien extérieur accordé au FLN, parce que l’internationalisation que cela impliquerait entrainerait une escalade insoutenable.
Si l’on s’attarde ici sur les exemples français, il ne faut pas négliger ceux impliquant les autres puissances. Au Kenya, la répression britannique, longtemps sous-estimée mais désormais bien connue par la recherche historique, du soulèvement des « Mau-Mau », s’est avérée contre-productive et n’empêcherait par une marche vers l’indépendance. Pire, des répercussions de long terme devaient en ressortir visant d’autres victimes, avec des représailles effectuées plusieurs années après, l’expulsion par les gouvernements post-indépendance de toute la population originaire du sous-continent indien, assimilée aux anciens colonisateurs. L’exemple de l’Afrique du Sud comme de la Rhodésie montrent que même leur détachement vis-à-vis de la tutelle britannique, et la pratique par les régimes de suprématie blanche d’une contre-terreur envers les militants noirs, pouvait durer quelques années mais pas au-delà. Les Américains engagés au Vietnam ne surent pas mieux répondre à la subversion déstabilisant leur allié au sud, malgré la débauche de moyens militaires mis en œuvre. On peut d’ailleurs remarquer que les adversaires géopolitiques des Etats-Unis surent eux aussi tirer parti, au plan politique, de la désapprobation suscitée par la Guerre du Vietnam et l’instrumentalisèrent eux aussi à leurs fins.
VII. La terreur et l’Islam politique
Les années 1960 et 1970 furent aussi une époque où le terrorisme évolua dans ses pratiques et sa portée. Le progrès technologique y ouvrit de nouvelles possibilités. En premier lieu, les nouveaux médias donnaient le moyen d’amplifier la médiatisation de l’action terroriste et des revendications qu’elle entendait porter. La massification de la télévision amenait désormais un élément de mise en scène des attentats, donnant un autre sens aux actions pratiquées, et suggérant aussi leur diversification. Le terrorisme avait jusqu’alors beaucoup reposé sur le fait de tuer par divers moyens. Des assassinats se perpétraient d’abord au couteau et à l’arme à feu, souvent une arme de poing individuelle comme le pistolet de Prinzip. Certains progrès permettraient ensuite d’utiliser des bombes, passant de simples grenades à des engins destructeurs pour les bâtiments, voire un quartier entier. Cependant, la télévision offrait aussi au terroristes le moyen d’être vus et même de faire durer le spectacle plu longuement : d’où l’émergence de la pratique des prises d’otages. Comme le progrès permettait aussi la massification du transport aérien, le détournement d’avions devint aussi une méthode adoptée par les terroristes.
Il faut reconnaitre que la cause palestinienne fut une des principales parties à innover dans ces méthodes, d’autant plus que l’absence manifeste de solution au conflit israélo-palestinien gelé par l’occupation à partir de 1967 et le désintérêt de fait des pays arabes pour soutenir cette cause après 1973 renforçait l’isolement des militants palestiniens. Isolement qui ne pouvait être brisé que par des actions hautement spectaculaires, comme l’attaque des Jeux Olympiques de Munich en 1972, prise d’otages assortie d’un massacre et aussi de l’impuissance des autorités allemandes et internationales à gérer pareille crise : Ce fut aussi l’objectif de différents détournements d’avions, choisis souvent parmi diverses compagnies aériennes nationales pour élargir le dilemme à d’autres pays vacillant dans leur soutien à Israël : ainsi, en 1976, le choix de détourner un appareil d’Air France sur Entebbe en Ouganda. Choix d’autant plus audacieux qu’il mettait la France en contradiction avec le besoin de récupérer ses ressortissants et son appareil, sa politique alors jugée plutôt pro-arabe, et même son rôle de « gendarme d’Afrique ».
La cause palestinienne avait aussi l’avantage de pouvoir s’agréger aux entreprises du terrorisme d’extrême gauche très actif dans la décennie 1970, une sorte d’intersectionnalité avant l’heure, qui vit de jeunes militants radicaux occidentaux s’associer aux combattants palestiniens de groupes se réclamant eux aussi de l’idéologie d’extrême gauche tel que le FPLP. La Fraction Armée Rouge, comme le Vénézuélien Carlos ont pendant plusieurs années prêté main forte à leurs confrères palestiniens pour des prises d’otages comme des attentats à la bombe, obtenant parfois la libération de certains militants capturés. La libération d’Andreas Baader et Ulrike Meinhof figurait parmi les demandes des preneurs d’otages à Munich.
Cependant, la révolution iranienne de 1979 devait donner elle aussi une nouvelle dimension à la question, car elle marquait la montée en puissance d’un nouveau type de radicalisation, par la voie du fondamentalisme religieux. S’il était connu depuis longtemps que des Etats se dotant d’un régime à identité révolutionnaire, comme l’URSS autrefois, pouvaient instrumentaliser des pratiques terroristes, on n’avait guère entrevu la possibilité qu’un régime conservateur et théocratique se considère tout aussi révolutionnaire. C’est bien ce qui se produisit, également dans une optique d’extension de l’influence régionale de la république islamique d’Iran. En sus de reprendre une place très active dans la lutte contre Israël, l’Iran a aussi mis la main dans différentes luttes de pouvoir au Moyen-Orient, tout d’abord, dans la guerre civile libanaise en y appuyant les mouvements chiites, dès le début des années 1980, comme elle appuierait le régime de Bachar el Assad dans les années 2010.
L’Islam politique trouva aussi à s’appliquer dans le contexte de l’invasion de l’Afghanistan par l’URSS en décembre 1979. Cherchant comme les Etats-Unis au Vietnam a maintenir envers et contre tous un régime ami à Kaboul, les Soviétiques n’allaient pas juste se heurter au farouche sentiment d’indépendance des Afghans, mais à une riposte où la religion, et sa lecture fondamentaliste, serait un ciment extraordinaire puissant valant bien le national-communisme déterminé des Nord-Vietnamiens la décennie précédente. La coexistance de ce mouvement de résistance avec l’assistance que pouvait lui donner son voisin, le régime militaire et islamiste pakistanais du général Zia ul Haq, et aussi le soutien intéressé de l’Arabie saoudite et des services spéciaux américains devaient renforcer son action hors des proportions imaginées alors.
De fait, les moyens de mouvements radicaux actifs en Afghanistan se sont trouvés démultipliés par l’aide militaire extérieure, de façon décisive pour changer le rapport de force par rapport à l’armée soviétique. En revanche, pour toute l’aide accordée, les Américains surtout avaient bien peu d’influence sur l’idéologie et les objectifs de ces mouvements. Il y a pourtant depuis cette époque une discussion abondante sur la notion que la politique américaine aurait « créé » le terrorisme islamiste, idée qui est d’ailleurs amplement utilisée et donc instrumentalisée par des adversaires géopolitiques des Etats-Unis. D’autres développements de cette discussion suggèrent que l’apparition de ces mouvements islamistes et la lutte contre eux servent simplement de prétexte à un programme de prise de contrôle du Moyen-Orient, de ses ressources pétrolières et minérales. La propagande de ces mouvements elle-même s’attache à la démontrer, puisque Al Qaeda allait se fonder sur une dénonciation de la présence des forces américaines sur le territoire saoudien et donc la terre des lieux saints de l’Islam.
La réponse américaine aux attentats terroristes les plus spectaculaires de l’histoire le 11 septembre 2001, combinant détournement d’avions, massacre massif, destruction de bâtiments emblématiques à New York, et même l’exploitation financière par délit d’initié sur les réactions boursières aux attentats, a ensuite apporté quelques arguments supplémentaires à l’accusation lancée contre les Etats-Unis d’avoir été les apprentis sorciers, le Frankenstein du terrorisme islamiste. En mélangeant les genres et prétendant changer le régime irakien par l’invasion en sus de la riposte contre Al Qaeda en Afghanistan, l’administration de George W. Bush a durablement alimenté les récits conspirationnistes et relativistes qui seraient élaborés dans les suites de ces « guerres incessantes » bouleversant largement la région.
VIII. Les dilemmes du XXIème siècle face à la terreur : instrumentalisation et désinformation
On aboutit donc à la situation de notre siècle, où la terreur et son instrumentalisation, soit par réplique, soit par amplification des objectifs poursuivis par les terroristes, sont des défis de notre vie quotidienne. Le terrorisme s’appuie sur les moyens les plus sophistiqués autorisés par le progrès technique, jusqu’à la numérisation, à la confection d’armes chimiques et bactériologiques. Il emploie pourtant aussi des méthodes plus basiques et éprouvées, comme la fusillade, ce qu’a connu Paris en novembre 2015 aussi bien que Moscou en mars 2024, et même, ce qui avait été négligé, des véhicules bélier comme le camion employé pour l’attaque meurtrière de Nice en juillet 2016. Les moyens de communication modernes amplifient les préparations et les financements d’attentats en des lieux très éloignés des bases opérationnelles des mouvements ; la mondialisation est également mise en œuvre dans la diffusion de la terreur ; et bien entendu ces moyens de communication servent aussi à amplifier le message revendication, l’intimidation des cibles, brouillant les pistes entre actions effectives et celles qu’on fait craindre.
Après les attentats de 2001, l’administration américaine a décrété une « Global War Against Terrorism », dite GWAT dans le langage militaire, envisagée comme une campagne comme une autre, avec décoration commémorative à la clé pour les effectifs qui y prennent part. Cette désignation a pourtant été questionnée dès le début par nombre d’experts qui opposent à la notion d’un traitement militaire du terrorime celle d’une lutte relevant davantage des outils de sécurité intérieure, les forces de police, la justice, les services de renseignement, et jusqu’aux services sociaux qu’on enrôle dans des programmes de « déradicalistion » et de « prévention de la violence extrémiste ». Ces efforts atteignent eux aussi une sophistication avancée, et sont expérimentés dans bien des pays et au seins de cultures parfois très différentes d’entre les pays occidentaux et ceux du monde musulman ou d’autres pays en développement.
Ces efforts portent d’ailleurs souvent sur un terroriste compris comme instrument de l’islam politique, alors que le terrorisme reste une méthode à la portée d’autres revendications politiques : projet révolutionnaire d’extrême droite ou d’extrême gauche, projet criminel comme ceux de puissants narcotrafiquants, projet technologique par certains contestataires de la société de consommation mondialisée connectée, et même projet écologiste face à la dégradation de l’environnement global.
Les réponses qu’on apporte donc au terrorisme de nos jours se complexifient autant que se sont complexifié les méthodes pour terroriser. De même, il est toujours très largement possible d’instrumentaliser le phénomène terroriste pour justifier non seulement des politiques de réponse, mais tout un narratif qui les accompagne. Il n’y a plus seulement le terrorisme qui lutte pour impressionner et intimider les esprits publics. Les récits développés en réponse à ces faits sont dans la même démarche d’action psychologique sur les publics, parfois même par le moyen d’une désinformation pratiquée aussi bien par les terroristes que les contre-terroristes. L’appellation même de terroriste fait l’objet de possibles manipulations qui ont aussi alimenté un certain relativisme et même scepticisme face au phénomène. C’est d’ailleurs un dernier phénomène paradoxal de l’intimidation et de la peur que diffuse le terrorisme puisque, par réflexe de politiquement correct, on craint parfois de désigner comme du terrorisme ce qui en relève bien mais parait « justifié » par telle cause engagée.
Le terrorisme est désormais multiforme et sophistiqué aussi bien que banal et artisanal. Sa finalité reste de faire peur, par l’exercice de la violence meurtrière à différentes échelles, et pour différentes raisons, mais également pour susciter une réaction, qui met en exergue la cause défendue, qui entraine des questionnements sur le comportement des autorités réagissant contre. On a pu constater que toute l’expérience historique considérable ne sert qu’imparfaitement à appréhender le phénomène qui est justement si divers et si évolutif. La psychologie du terroriste, de ses victimes et du contre-terroriste reste un lieu de confrontation, un champ de bataille d’influence comme de doute et de questionnement. C’est sans doute aussi la raison pour laquelle, après en avoir été familière toute son histoire, l’humanité cherche encore par quel moyen se délivrer de la terreur, et n’arrive pas à se délivrer de la tentation de la pratiquer.
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