Notre langue est-elle un patrimoine en danger ?

 Maître Jean-Philippe Carpentier.


Notre langue est-elle un patrimoine en danger ?

La question pourrait paraître saugrenue, au premier abord, et pourtant elle ne l’est pas.

Chacun a eu cette impression, après avoir appris pendant plusieurs années le grec ancien et se rendant à Athènes, de ne rien comprendre au grec moderne.

Ce n’est naturellement pas une impression mais une réalité en lien avec l’évolution de la langue vernaculaire des Grecs sur les derniers millénaires.

Toutefois, dans le Pont-Euxin, un peu comme un village gaulois qui résisterait, la langue grecque antique s’est maintenue sous le nom de Romeyka.

En 1923, à l’issue du traité de Lausanne, la Grèce et la Turquie ont procédé à des échanges de populations, les chrétiens venant vivre en Grèce et les musulmans restant en Turquie. Les communautés de langue Romeyka de la région de Trabzon étant musulmanes, elles sont restées dans leur pays d’origine.

Cette langue, proche du grec ancien n’est pas compréhensible par les locuteurs du grec moderne. La difficulté et qu’elle est désormais en train de disparaître.

Le journal britannique The Guardian a alerté sur cette disparition quasi inéluctable dans son édition du 3 avril 2024. Il se faisait l’écho du projet Romeyka, dirigé par le professeur Ioanna Sitaridou, de l’Université de Cambridge et du Queens’ College, qui vise à documenter, revitaliser et réparer l’histoire fragmentée des variétés de la langue Romeyka menacées en Turquie, en Grèce et dans la diaspora.

Elle insiste en rappelant que ce qui est très important pour ces langues, même lorsqu’elles sont minoritaires, et pour ces communautés linguistiques, c’est de conserver pour elles-mêmes un sentiment d’appartenance et d’identité, « parce que cela les relie à leur passé, quelle que soit la façon dont vous voyez votre passé ».

Le rôle de la langue est ici enfin posé et la problématique de la richesse linguistique essentielle puisque plus une langue est riche plus elle permet d’exprimer des nuances lorsqu’elle est utilisée par ses locuteurs.

Cette histoire nous ramène à notre propre langue, le français.

Ferdinand de Saussure rappelait que « le rôle caractéristique de la langue vis-à-vis de la pensée [est] de servir d’intermédiaire entre la pensée et le son ».

C’est donc là que notre langue est essentielle et qu’il est dramatique de la voir aussi peu maîtrisée, notamment à l’écrit.

Il ne faut pas voir dans ces difficultés et leur maîtrise un marqueur social mais plutôt une chance de pouvoir exprimer les nuances du monde qui nous entoure.

Nous avons la chance d’avoir une langue aux origines latines mais qui, a au fil, du temps emprunté à d’autres cultures et d’autres civilisations.

Notre orthographe en est le fruit et porte encore les traces de ces origines étymologiques qu’il serait regrettable de voir disparaître au profit de réformes simplificatrices dont les conséquences serait l’affaiblissement de nos modes d’expression de la pensée.

Ne nous y trompons pas, Ce n’est pas pour rien que feue Hélène Carrère d’Encausse avait tapé du poing sur la table au nom de l’Académie française en voulant se dédouaner de toute approbation de la réforme de l’orthographe, simplificatrice, qui allège l’usage des traits d’union et des accents circonflexes.

L’académicienne rappelait « La position de l’académie n’a jamais varié sur ce point : une opposition à toute réforme de l’orthographe, mais un accord conditionnel sur un nombre réduit de simplifications qui ne soient pas imposées par voie autoritaire et qui soient soumises à l’épreuve du temps ».

Elle insistait sur le fait que la langue « est une part essentielle de notre identité ».

Constatant en 2016 qu’un élève sur cinq quittait l’école sans savoir lire, l’académicienne relevait que « le problème n’est donc plus d’offrir des facilités aux élèves, de conserver ou non l’accent circonflexe, mais de revoir totalement notre système éducatif ».

La situation ne s’est pas améliorée, puisque près de nous une ministre spécialisée dans la jeunesse confondait opprobre et eaux propre.

Ne nous y trompons pas, le langage est essentiel.

La novlangue du 1984 de George Orwell était une langue et qui visait à contrôler efficacement la pensée par un pouvoir totalitaire qui avait compris qu’il lui fallait réformer le langage. Cette novlangue voulait interdire de concevoir les idées hétérodoxes et de nommer les « réalités interdites ».

Heureusement, le français à la différence de la novlangue permet d’exprimer non seulement notre culture, mais également la palette complète de nos émotions.

Aussi conserver notre langage et lutter contre son appauvrissement reste la seule solution pour nous permettre de dominer et nommer le réel. Seul un niveau de langage suffisant nous permet de nous approprier les champs du savoir et de développer nos idées.

La lecture des classiques de notre littérature était autrefois une méthodologie efficace d’acquisition de notre langue.

Il ne s’agit pas de figer notre langue mais au contraire d’en permettre une évolution maîtrisée par la connaissance que chacun peut en avoir pour qu’elle puisse conserver ses qualités essentielles, sa richesse, sa finesse et sa capacité à exprimer dans toute leur profondeur les concepts.

Cette méthodologie est en fort recul et il faut donc nous réinventer pour permettre à chacun par de nouveaux outils de s’approprier ce qui fait notre richesse, ce qui fait notre civilisation, notre langue Française, celle de l’ordonnance de Villers-Cotterêts.

Le français émergera ainsi, à nouveau, comme un point de convergence pour les 300 000 000 (chiffre de 2018) de locuteurs de la francophonie.

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