■ Saturne dévorant un de ses fils, de Francisco Goya.
En 1998, Douguine, déjà évoqué largement dans mes précédentes chroniques, écrivait : « Nous sommes un parti totalitaire de type intellectuel, orienté vers la prise eschatologique du pouvoir planétaire (sic). Une prise du pouvoir par la ruse et par la cruauté ».
La cruauté, ce concept qui, pour nous, Occidentaux, représente un genre cinématographique ou littéraire, Lautréamont, Stephen King, voire Disney (Cruella), est pour lui un étendard pris au sérieux, un projet-programme dont les armées russes, petits hommes verts ou recrues officielles, ont usé et abusé déjà largement, et pas seulement en Ukraine.
La cruauté : la question se pose de mieux comprendre ce choix vicieux, cette méthode de prise de pouvoir, qui renoue avec ce que nos anciens ont connu et subi avant 1945, et qui a structuré en négatif notre vision du monde, politique et éthique (« plus jamais ça »).
La cruauté est littéralement un goût du sang, au figuré une indifférence, une absence d’empathie : « Crudele ! Perché fin’ora farmi languir così ? ».
La « cruelle » Suzanne ne se presse pas de donner un rendez-vous galant au Comte Almaviva en rut... c’est sa cruauté ! Mozart badine.
L’absence d’empathie est un leitmotiv d’une certaine pensée éthique qui nous est étrangère, en principe. Nietzsche préconise une mutation des Européens en ce sens : « Devenez durs » ! Et de faire dialoguer le diamant et le charbon, deux versions du carbone, l’un dur comme pierre, l’autre friable. Il accuse, après Machiavel et Rousseau, le christianisme et sa morale de la charité ou pitié, d’amollir les cœurs et de les rendre vulnérables. Il se surpasse, se « dépasse soi-même », il s’endurcit, il perd sa bonté, et Heidegger écrit dans une lettre à Jünger : « Nous allons connaître des temps où le cœur va mourir de froid ».
Hélas : on pourrait penser la même chose à présent, s’y préparer, faire son deuil de la paix, du « temps de paix ».
Douguine ne se contente pas de rodomontades amorales et provocatrices, il ne fait pas seulement son petit Marinetti : il dicte au pouvoir russe une méthode de déstabilisation généralisée, consistant à dégoûter l’adversaire, le démoraliser, atteindre son moral. Le moral des troupes, on peut l’atteindre avant même qu’il y en ait et pour qu’il n’y en ait pas ! La méthode n’est pas stalinienne seulement, elle est aussi trotzkyste, elle creuse et mine sous l’ennemi, elle sape.
Une parenthèse de trois générations d’Européens pacifistes se ferme, il faut renouer avec un fil directeur des guerres du passé, l’usage de la cruauté en parallèle avec le combat, ou même au lieu de « faire la guerre » à un ennemi en armes et déterminé, si on le paralyse d’effroi.
Comme l’extrême droite est traitée à juste titre comme un cancer, la connaissance du mal est des plus utiles, et quelques réminiscences du passé guerrier donnent une idée de ce qui arrive.
Il en va d’un usage de la douleur comme pouvoir acquis sur la victime. Infliger la douleur prévient et empêche la résistance à cette prise de pouvoir, à cet assujettissement. L’infliger pour l’exemple à un échantillon d’un peuple à soumettre peut le paralyser, sauf s’il réagit bien et se mobilise, et les deux se sont produits dans le passé, y compris celui, récent, de la guerre en Ukraine, où la résistance et la résilience sont nées de provocations brutales à but de dissuasion.
Les antécédents sont nombreux. Attila a fait fuir dans un premier temps les peuples de la Vénétie, horrifiés par la violence sadique de ses massacres, jusqu’aux marécages de la future Venise, où ils se sont établis avant de bâtir la Cité qu’on admire encore. Vlad Tepech, le modèle de Dracula, empalait les cadavres de ses ennemis sur les fortifications de son nid d’aigle, afin de terroriser d’éventuels assaillants. On va sauter les époques jusqu’à Hitler pour rapporter une anecdote suggestive datant des tout débuts de son pouvoir, juste après l’incendie du Reichstag. Ses troupes avaient capturé des notables hostiles à son mouvement, et les avaient à ce point maltraités que même autour de lui, un vent de scandale s’était levé. Hermann Rauschning, l’auteur de Hitler m’a dit, raconte alors la colère du petit chef, hors de lui, et sûr d’avoir fait le bon choix. Ces abus, dit-il, nous feront gagner du temps et épargner du sang versé, des deux côtés : en sidérant nos adversaires par des excès abominables, nous les dissuadons de nous combattre, nous rapprochons le moment de prendre le pouvoir. (Hitler m’a dit, 1939. Pluriel, p.132,133)
Douleur, cruauté, dissuasion : c’est une méthode, un calcul rationnel, et le duo « ruse et cruauté » de Douguine évoqué plus haut montre son unité : le pouvoir ira au plus cruel, pour dissuasion.
Deux auteurs majeurs ont illustré et analysé cette méthode, : Julien Gracq, dans Le Rivage des Syrtes, 1951, et Ernst Jünger, dans Le Passage de la ligne, 1950. Les deux réfléchissent au succès des audaces stratégiques intrépides d’Hitler, entraînant le monde dans le chaos après avoir conquis la majeure partie de l’Europe. Les deux mettent en avant le pouvoir dissuasif de la menace crédible, et l’effet désarmant de la peur des douleurs à venir. Le Rivage des Syrtes examine la capitulation par avance d’Orsenna, vieille Cité transie de peur, devant un Farghestan, son ennemi héréditaire, qui ne bouge pas jusqu’à la fin du roman, mais envahit sans résistance le pays sidéré.
Jünger revient sur la victoire fulgurante des troupes nazies sur les nôtres. Il examine la décomposition morale du pays qui subit finalement le déferlement de la violence, paralysé par le souvenir d’autres douleurs, d’autres attaques, et moralement vaincu par avance. La victoire s’obtient avant l’attaque, sur des esprits paralysés par l’ampleur de la menace, et par la certitude d’avoir un ennemi déterminé et sans aucun scrupule. La logique de la menace avait déjà été analysée magistralement par Aristote dans sa Poétique, où il traite de la peur comme anticipation d’un mal.
Cela dit, on doit se demander pourquoi, en 1950 et 1951, ces auteurs analysent et dissèquent la victoire d’Hitler, mais pas sa défaite apocalyptique, qui a mis un terme à ses outrances indicibles, le rendant odieux au genre humain. Ce qui est mémorable, c’est que la tentation de la dissuasion par excès de cruauté mène à galvaniser une résistance lente, mais sûre, et à mobiliser contre l’agresseur des puissances en nombre, menacées elles-mêmes, outrées et indignées du cynisme qu’il déploie. L’ennemi public n°1 un ne tiendra pas la distance.
C’est pourquoi nous vivons une expérience dont la dangerosité, mais aussi la limite, sont connues.
Une parenthèse de trois générations d’Européens pacifistes se ferme, il faut renouer avec un fil directeur des guerres du passé, l’usage de la cruauté en parallèle avec le combat, ou même au lieu de « faire la guerre » à un ennemi en armes et déterminé, si on le paralyse d’effroi.
Comme l’extrême droite est traitée à juste titre comme un cancer, la connaissance du mal est des plus utiles, et quelques réminiscences du passé guerrier donnent une idée de ce qui arrive.
Il en va d’un usage de la douleur comme pouvoir acquis sur la victime. Infliger la douleur prévient et empêche la résistance à cette prise de pouvoir, à cet assujettissement. L’infliger pour l’exemple à un échantillon d’un peuple à soumettre peut le paralyser, sauf s’il réagit bien et se mobilise, et les deux se sont produits dans le passé, y compris celui, récent, de la guerre en Ukraine, où la résistance et la résilience sont nées de provocations brutales à but de dissuasion.
Les antécédents sont nombreux. Attila a fait fuir dans un premier temps les peuples de la Vénétie, horrifiés par la violence sadique de ses massacres, jusqu’aux marécages de la future Venise, où ils se sont établis avant de bâtir la Cité qu’on admire encore. Vlad Tepech, le modèle de Dracula, empalait les cadavres de ses ennemis sur les fortifications de son nid d’aigle, afin de terroriser d’éventuels assaillants. On va sauter les époques jusqu’à Hitler pour rapporter une anecdote suggestive datant des tout débuts de son pouvoir, juste après l’incendie du Reichstag. Ses troupes avaient capturé des notables hostiles à son mouvement, et les avaient à ce point maltraités que même autour de lui, un vent de scandale s’était levé. Hermann Rauschning, l’auteur de Hitler m’a dit, raconte alors la colère du petit chef, hors de lui, et sûr d’avoir fait le bon choix. Ces abus, dit-il, nous feront gagner du temps et épargner du sang versé, des deux côtés : en sidérant nos adversaires par des excès abominables, nous les dissuadons de nous combattre, nous rapprochons le moment de prendre le pouvoir. (Hitler m’a dit, 1939. Pluriel, p.132,133)
Douleur, cruauté, dissuasion : c’est une méthode, un calcul rationnel, et le duo « ruse et cruauté » de Douguine évoqué plus haut montre son unité : le pouvoir ira au plus cruel, pour dissuasion.
Deux auteurs majeurs ont illustré et analysé cette méthode, : Julien Gracq, dans Le Rivage des Syrtes, 1951, et Ernst Jünger, dans Le Passage de la ligne, 1950. Les deux réfléchissent au succès des audaces stratégiques intrépides d’Hitler, entraînant le monde dans le chaos après avoir conquis la majeure partie de l’Europe. Les deux mettent en avant le pouvoir dissuasif de la menace crédible, et l’effet désarmant de la peur des douleurs à venir. Le Rivage des Syrtes examine la capitulation par avance d’Orsenna, vieille Cité transie de peur, devant un Farghestan, son ennemi héréditaire, qui ne bouge pas jusqu’à la fin du roman, mais envahit sans résistance le pays sidéré.
Jünger revient sur la victoire fulgurante des troupes nazies sur les nôtres. Il examine la décomposition morale du pays qui subit finalement le déferlement de la violence, paralysé par le souvenir d’autres douleurs, d’autres attaques, et moralement vaincu par avance. La victoire s’obtient avant l’attaque, sur des esprits paralysés par l’ampleur de la menace, et par la certitude d’avoir un ennemi déterminé et sans aucun scrupule. La logique de la menace avait déjà été analysée magistralement par Aristote dans sa Poétique, où il traite de la peur comme anticipation d’un mal.
Cela dit, on doit se demander pourquoi, en 1950 et 1951, ces auteurs analysent et dissèquent la victoire d’Hitler, mais pas sa défaite apocalyptique, qui a mis un terme à ses outrances indicibles, le rendant odieux au genre humain. Ce qui est mémorable, c’est que la tentation de la dissuasion par excès de cruauté mène à galvaniser une résistance lente, mais sûre, et à mobiliser contre l’agresseur des puissances en nombre, menacées elles-mêmes, outrées et indignées du cynisme qu’il déploie. L’ennemi public n°1 un ne tiendra pas la distance.
C’est pourquoi nous vivons une expérience dont la dangerosité, mais aussi la limite, sont connues.
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