Eurasie, continent perdu [2/2]

 Lever du jour sur la steppe, par Alekseï Savrassov (1830-1897).

Par François Guery - Ancien élève de l’École normale supérieure (promotion 1964 Lettres), professeur émérite de philosophie, ancien doyen de la Faculté de philosophie de l’Université Lyon-III, ancien producteur sur France Culture.

Douguine est-il le modèle des fanatiques français antilibéraux, antieuropéens, dénonciateurs de la décadence de l’occident, ou bien, leur suiveur ? Question sérieuse, car l’Eurasie puissante, invincible, déracinant la vermine démocratique en herbe partout, semble un rêve du mouvement Jeune Nation, rebaptisé « Occident » dans les années soixante, rebaptisé Gud, etc. et à présent, réduit à occuper une marge du Rassemblement national.

Cela expliquerait l’inconsistance du concept impérial eurasien, faible riposte ou contretype de la démocratie moderne européenne. Cette inconsistance peut être examinée et montrée facilement.

Les grands États ont de grands espaces, énonce-t-il à la suite de Schmitt qui parle surtout d’États ou puissances terrestres. Les grands espaces attirent et absorbent les espaces moyens, d’où la doctrine des aires d’influence, la volonté d’arracher l’Ukraine à l’aire américaine identifiée comme OTAN, la théorie des frontières gonflables, mouvantes, extensibles à volonté.

Dans quelle discipline les grands corps absorbent-ils les plus petits ? La Terre est en orbite autour du soleil, mais ne s’y fond pas. La lune ne s’agglomère pas à la terre. L’URSS avait bien des satellites, qui « gravitaient » autour d’elle, mais c’était par suite d’un partage du monde décidé et contractuellement accepté par les alliés, non un phénomène naturel, dû à une « force » mal définie.

C’est qu’en effet cette force mystérieuse qui jouerait le rôle géopolitique d’une formation d’empire, s’appelle « attraction » dans la pensée classique, chez Newton par exemple, mais change ici de sens lorsqu’on l’applique aux états, aux peuples, au relations internationales.

Pour aller au fait: la Fédération de Russie attire-t-elle quiconque? Est-elle attirante, y a-t-il une force morale, puisque ici, on n’est pas en physique, qui exerce sur des peuples limitrophes un attrait pour la Russie ?

Poser la question, c’est y répondre : la fédération de Russie, héritière dépouillée de l’URSS, exerce une force de répulsion majeure sur les peuples qui ont l’infortune de subir une frontière commune avec elle. Parce que cette répulsion existe, la Russie réagit avec un dépit passionnel violent, une frustration intolérable, ainsi que le visage colérique de ses représentants le trahit sans cesse. Repoussante, elle travestit ce manque d’attrait en accusant l’autre, l’autre empire, de « séduction », au sens d’une action concertée pour « enlever » ces peuples qui devraient, disent-ils, lui rester fidèles. Cela ne date pas d’hier, et les violences envers les populations fuyardes a été la politique même de Staline, et même de Lénine, de Trotski, avant sa disgrâce.

Ces question m’importent personnellement et je n’en parle pas abstraitement. J’ai eu l’occasion de visiter ces pays, l’Allemagne de l’Est, la Pologne, la Biélorussie, avant la chute du Mur, donc en tant que républiques soviétiques. J’ai souffert pour des collègues universitaires traités comme du bétail, pour ces peuples dépouillés en faveur du Grand Frère abusif, pillard, constamment violent. Le monde de Boulgakov, de Cœur de chien, était là vivant, apeuré, misérable. J’ai parlé de cette situation à Lvov, à Minsk, avec les victimes du système et même avec ses pauvres profiteurs, puisque pour exercer un métier public, pour enseigner, il leur fallait appartenir au Parti tout-puissant et singer la loyauté. Je les ai entendus évoquer l’Ukraine et le sort des démocrates qu’on emmenait dans des camionnettes et qu’on ne voyait plus jamais revenir, ceci dans les années 80, au XXᵉ siècle. J’ai lu depuis, dans les archives de la période stalinienne rendues accessibles, comment Staline a affamé et massacré ce peuple ukrainien par dogmatisme, lors de L’Holodomor, déportant ensuite des survivants pour repeupler le pays martyr avec d’autres populations plus soumises. Douguine trouve encore à se plaindre de leurs descendants, et à les traiter de rats d’égout!

Mais laissons à présent le Père Ubu, et venons-en donc à la « séduction » de l’Occident, puisqu’ils en font une machination, un encerclement de la Sainte Russie.

Nos contemporains ne voient rien de cette séduction réelle et planétaire, ils s’obnubilent sur notre passé colonial dépassé, sur un « capitalisme » qu’ils croient réservé à nos régions, alors qu’il sévit surtout ailleurs, plus désinhibé, chez nos ennemis.

Les mafias au pouvoir dans les pays corrompus dont on parle n’envoient pas leurs enfants étudier à Vladivostok. Ils savent où vivre, où on se sent le mieux pour cultiver l’humanité, même si ces choix sont trahis dans la situation actuelle de trop d’établissements d’enseignement voués à une agit-prop dogmatique et intolérante. Leurs villa luxueuses ne sont pas dans le Grand Nord où on exile les résistants.

C’est donc une résistance, voire une dénégation de la séduction qu’ils éprouvent envers l’Occident, qui alimente chez ces haineux le fantasme des deux empires, et la théorie fantaisiste de l’attraction des pays moyens par les grands. Que nos pays de l’Ouest de l’Europe soient en ce moment une cible généralisée de tous les mouvements de réaction signifie que l’action est nôtre, action d’attirer, charme indéfini et surtout inaccessible à notre propre entendement.

Dans un livre ancien, La société industrielle et ses ennemis, j’attribuais ces réactions de rejet de nos spécificités à une avancée, nos avancées, qui créent un écart et laissent en rade ceux qui avancent moins, encore davantage ceux qui reculent, ceux qui tirent en arrière. Reste donc à savoir où nous avons avancé, « trop » avancé, selon eux ?

Les avancées ne sont plus industrielles ni technologiques, elles sont sociétales, dénoncées comme décadence ou outrances, et Poutine mentionne les plus contestables et visibles, la dissolution de la famille traditionnelle, la variation sur l’identité sexuelle.

La vérité est que les sociétés traditionnelles dont il se fait l’avocat sont des hiérarchies, des structures de domination jugées naturelles, conformes à une nature des sexes et des âges: le plus âgé domine, voire possède les plus jeunes, et les hommes dominent les femmes. Toute remise en cause de ces hiérarchies leur semble contre-nature et donc, décadente, voire « pécheresse », au cas où ces corrompus donneraient un sens au mot.

Nous occidentaux, avons reconnu il y a des siècles aux jeunes et aux femmes des droits imprescriptibles, nous avons en effet dissous le ciment de la famille traditionnelle comme bloc de domination, et par ailleurs, tous les blocs de même nature ont été convoqués devant des instances de justice, les pouvoirs mêmes ont été soumis à des jugements. C’est notre histoire, notre avancée, où le message christique, à la suite du biblique, joue un rôle de long terme, diffusant dans les strates des sociétés avancées un impératif libérateur, contagieux envers les autres.

Ils ont alors beau jeu, pour contenir cette diffusion, de ne retenir que les bévues et d’en faire une propagande haineuse. La contre-révolution a bonne conscience !

Dans La loi du plus faible, je n’ai soutenu en fait qu’une thèse: le droit de plus fort existe, il s’exerce, mais il n’est PAS la loi naturelle, où le faible est protégé. Et de plus, il n’est pas non plus une loi digne de ce nom !

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