■ Le président français Emmanuel Macron et le chancelier allemand Olaf Scholz au sommet otanien à Madrid en 2022.
Par Paul Vallet - historien et politologue franco-américain, résident à Genève où il est Associate Fellow du Geneva Center for Security Policy. Diplômé de, et a enseigné à Sciences Po Paris, la Fletcher School of law and diplomacy de Tufts University. Il a reçu son doctorat en histoire de l’Université de Cambridge.
Le stade où un différend se règlerait par un conflit sanglant est heureusement dépassé par les deux pays, qui ne sont d’ailleurs plus, notamment pour l’Allemagne, des régimes de la même nature que ces puissances dont les affrontements réguliers ont rythmé l’histoire moderne de l’Europe. Au contraire, on imagine souvent que sans couple franco-allemand, il n’y a pas d’intégration européenne, ce qui ajoute une responsabilité de poids sur les deux nations et leurs élites politiques.
La relation moderne de la France et de l’Allemagne est souvent considérée comme remontant au traité de l’Elysée du 22 janvier 1963. L’année passée, on a voulu, comme souvent dans une certaine pratique française de la diplomatie, fêter avec éclat le 60ème anniversaire de ce traité, mais les circonstances et la réalité présente de la relation bilatérale n’ont pas forcément donné beaucoup de lustre à l’évènement. On peut certes dire que la sixième décennie de cette relation, qui devrait plutôt être considérée comme la huitième, puisque la réconciliation a bien commencé dans les lendemains de la guerre, arrive à maturité. Cette relation est assez mure pour être considérée comme solide, mais cette maturité ne saurait occulter aussi les problèmes fréquents qui l’émaillent, et s’expriment certainement de façon plus vive.
I. La construction des relations dans l’après-guerre, une rééducation comme une réhabilitation
C’est davantage au XXème siècle que la recherche historique sur le temps long a pu établir que France et Allemagne ont croisé leurs histoires et leurs cultures à de multiples reprises au cours des longs siècles suivant l’éclatement de l’Empire carolingien au Traité de Verdun. Dans l’Europe médiévale puis prémoderne, la France s’est construite par la recherche de la puissance d’un Etat royal puis républicain centralisé, attirant à lui les périphéries et étendant ses frontières. L’Allemagne, au contraire, a traversé ces mêmes époques en étant plurielle, des Allemagnes, avec de multiples Stände issus des confédérations de tribus germaniques devenus autant de fiefs féodaux et princiers, et plus tard, des Länder aux particularités bien affirmées.
Dans le jeu international, en revanche, la puissance acquise par le roi de France a permis à différents souverains, et d’abord à Louis XIV, de repousser ses frontières du nord-est en empiétant sur l’espace germanique. Il en advint de même un siècle plus tard, notamment sous l’empire napoléonien. Les Etats allemands n’avaient de leur côté qu’une autorité supranationale, l’Empire, dont la capture par la dynastie Habsbourg lui donnait une orientation bien au-delà de cet espace, regardant plutôt à s’affirmer vers l’Europe centrale, où se constituait plus facilement un domaine personnel.
C’est l’une des raisons pour lesquelles le nationalisme allemand se construisit assez singulièrement contre la France lors du XIXème siècle, et pour laquelle l’unité allemande ne pouvait pas se faire autour de l’antique structure impériale, d’ailleurs dissoute par Napoléon en 1806. Même s’il dut défaire au passage des adversaires et concurrents en Allemagne même, Bismarck ne concevait pas d’unité allemande sans écrasement préalable de la France et création d’une nouvelle structure impériale au profit de la monarchie prussienne. S’il parvint à ses fins en 1871, ce fut aussi pour reconnaitre la possibilité d’une insécurité permanente de son œuvre, due à l’annexion de l’Alsace-Lorraine.
Cette insécurité fut une des premières instances de paix armée en Europe, qui devait être fatalement rompue en 1914 et encore en 1939, ravageant le continent et au-delà. C’était à la réflexion de ces années qu’il avait personnellement vécues que Winston Churchill pouvait affirmer à Zurich en septembre 1946 qu’une réconciliation entre la France et l’Allemagne se trouvait au cœur d’une potentielle renaissance de l’Europe dévastée.
C’est de s’exprimer ainsi au lendemain de la guerre, qui s’était traduite par l’effondrement français de 1940 et la meurtrissure de l’occupation nazie pendant quatre ans, qui conférait toute son originalité à la vision de Churchill. S’il convenait que l’homme d’Etat allié le plus prestigieux et le plus engagé dans la résistance contre, puis la défaite du IIIème Reich, soit le plus apte à émettre cette idée iconoclaste, la chance fut que certains Français et Allemands pouvaient non seulement l’entendre, mais portaient déjà une conviction similaire. L’expérience de la première partie de l’entre-deux-guerres avait montré, notamment dans le cadre des accords de Locarno, que les deux pays pouvaient s’entendre autour d’un nouveau système sécuritaire, adopter des mesures de rétablissement de la confiance. Ceux qui seraient parmi les « pères de l’Europe » français et allemands étaient pour certains des protagonistes de cette première expérience pendant les années 1920, d’autres se formeraient à leur exemple.
Ces visionnaires comprenaient notamment que de cette relation singulière entre les deux pays pouvait émerger les conditions essentielles d’une évolution future pour l’Allemagne en 1945, désormais dépourvue de sa souveraineté nationale et divisée en quatre zones d’occupation. La dénazification agréée par les Alliés à Potsdam, puis le jugement des crimes nazis à Nuremberg, faisaient comprendre qu’un nouveau départ allemand ne se ferait pas sans travail de rééducation, suivi d’une sorte de réhabilitation pour que des Allemands exercent à nouveau une responsabilité internationale.
On a pu constater un premier effort fait dans l’immédiat après-guerre lorsque les services français dépêchèrent des médiateurs comme des éducateurs auprès des prisonniers de guerre allemands, mais aussi dans la zone d’occupation française en Allemagne, à fin d’aider à la démocratisation de cette société sortant de douze ans de totalitarisme. Ces efforts ont remis de l’humanité et de la compréhension dans la relation. Une seconde impulsion plus importante vint avec les efforts de reconstruction qui dépassèrent de loin le seul cadre franco-allemand, et s’étendaient à l’échelle occidentale du continent avec le Plan Marshall.
Il n’est pas inutile de rappeler que la notion d’un programme généreux pour rebâtir l’économie de l’Allemagne occidentale n’était pas évidente à accepter pour beaucoup de Français et leurs dirigeants en 1947-1948. Il fallut des pressions conséquentes des Etats-Unis pour forcer l’unification économique des trois zones et la réforme monétaire allemande créant le Deutsche Mark. Les conditions politiques posées par Washington ont aussi exigé des Européens qu’ils coordonnent leurs politiques de reconstruction pour exploiter au mieux l’aide américaine. Cette nécessité permettait à des personnalités telles que Jean Monnet de donner leur envergure et leur talent dans les organismes transnationaux qui impliqueraient, par la force des choses, une participation de la République Fédérale d’Allemagne une fois constituée en mai 1949.
II. Une relation par trop personnalisée
C’est probablement dans ces conditions qu’est survenue une caractéristique de la nouvelle relation franco-allemande, son incarnation par des personnalités et le rôle central de relations personnelles rythmant son évolution. Même si certains auteurs, issus de l’école constructiviste, ont voulu voir dans l’intégration européenne un résultat de l’action de forces sociales, il est difficile de négliger l’action personnelle des « Pères de l’Europe ». Dans les conditions délicates de l’après-guerre, le rôle de personnes en responsabilité dans les deux pays et dans les premiers exécutifs européens a été d’articuler les intégrations en cours, économiques mais aussi politiques avec l’intégration européenne prescrite par le Plan Schuman, et politico-militaires avec la création de l’OTAN par le Traité de l’Atlantique Nord.
Pour la RFA, ces années étaient aussi celles de la prééminence politique de Konrad Adenauer, chancelier de 1949 à 1963, le temps de jeter les bases de ce nouvel Etat allemand conçu pour faire ses preuves au sein des nouvelles entités européennes. Or, jusqu’en 1958, l’instabilité ministérielle française ne permettait pas l’émergence de figures politiques dirigeantes avec une autorité comparable à celle d’Adenauer. La situation serait toute autre avec le retour au pouvoir du Général de Gaulle. Une singularité du destin historique fait du fondateur de la Vème République l’ancien chef de la France libre, comme Churchill en 1946, comme une personnalité apte à porter ce dessein. De Gaulle et Adenauer ont donc incarné, par leurs voyages et leurs rencontres successifs une relation politique étroite et au sommet.
On peut d’ailleurs remarquer qu’en établissant ce modèle, ils ont à bien des égards fixé un précédent que leurs successeurs respectifs au pouvoir se sont efforcés de reproduire, voire d’émuler par des réalisations renforçant toujours plus les liens politiques. De Gaulle et Adenauer, en s’admettant d’ailleurs dans leurs sphères privées respectives, ont suggéré qu’en sus de l’accord politique, il fallait une amitié personnelle entre le président français et le chancelier ouest-allemand pour porter la relation franco-allemande.
Ces amitiés ne paraissaient d’ailleurs pas toujours évidentes car les parcours des dirigeants français et allemands ne correspondaient pas toujours de façon à développer leurs affinités. On peut remarquer qu’au niveau des principaux « couples », Charles de Gaulle et Konrad Adenauer avaient un léger décalage générationnel, comme plus tard François Mitterrand et Helmut Kohl, c’est-à-dire une quinzaine d’années de différence d’âge, qui les avaient placé dans des parcours différents. Adenauer avait entamé sa carrière politique bien avant de Gaulle avant d’être écarté pendant la période nazie. Il exerça aussi pendant un nombre d’années précédant le retour en responsabilité politique de de Gaulle. Mitterrand comme Kohl avaient des carrières politiques d’opposants relativement longues avant d’arriver au pouvoir environ en même temps. Valéry Giscard d’Estaing et Helmuth Schmidt partagèrent en revanche pendant plusieurs années les responsabilités de ministres des finances, et une connaissance importante des problèmes économiques et monétaires de leur temps, qui inaugura non seulement leur amitié professionnelle, mais aussi leurs orientations partagées pour se diriger vers l’union monétaire européenne.
Ces trois couples représentent une sorte d’idéal de référence, sans qu’on ait vu leur pendant depuis les premières années de l’unité allemande retrouvée en 1990, après quoi, un changement d’époque s’est opéré, autant que celui de personnes. Les présidents français et chanceliers allemands successifs après cette époque ont peiné à reproduire les modèles de relations personnelles auxquels les publics respectifs s’étaient habitués. Or, les attentes à ce sujet étaient telles que ces différents responsables se sont astreints à essayer de projeter des images de cordialité profonde même quand les affinités n’étaient pas naturelles et que les désaccords s’empilaient. Seules certaines circonstances parvenaient à créer certains moments forts : par exemple un même rejet de l’invasion américaine de l’Irak pour Jacques Chirac et Gerhard Schröder, ou la nécessité de s’attaquer à la crise financière et monétaire de l’Union Européenne pour Angela Merkel et Nicolas Sarkozy. On ne constate d’ailleurs pas de forte relation qu’ait entretenu Emmanuel Macron, ni avec Merkel, ni avec Olaf Scholz.
La personnalisation excessive par la relation supposée intime entre les dirigeants français et allemands constitue ainsi une première source de désillusion dans cette relation bilatérale. On lit trop dans les rapports entre personnes pour évaluer la supposée solidité des liens entre pays. Cette dernière dépend de la qualité des relations entre les deux sociétés, bien au-delà de celles des sphères dirigeantes, mais uniquement à condition que ces sociétés continuent à chaque génération d’apprendre à se connaitre, à se comprendre, et à travailler de concert.
III. Une relation pensée pour un contexte dépassé
La personnalisation extrême, et désormais décalée des réalités politiques, de la relation franco-allemande, est un autre élément qui permet de comprendre que cette relation est pensée d’après un contexte dépassé. Cela concerne aussi bien le plan historique que le plan international.
Ce dont beaucoup ne songent pas de nos jours est que la relation franco-allemande pensée dans l’après-guerre est une relation entre la France et une République Fédérale d’Allemagne bien différente de celle des dernières décennies. L’Allemagne avec laquelle la France s’est alors réconciliée et liée était ce qu’Alfred Grosser appelait la « République de Bonn », la seule « Allemagne de l’Ouest ». Cette RFA se composait alors de dix Länder concentrés dans l’ouest et le sud du pays, qui avaient d’ailleurs du fait de leur proximité géographique des liens plus étroits avec la France voisine. C’était là une Allemagne que Konrad Adenauer, lui-même Rhénan et catholique, considérait comme une plus véritable incarnation du pays que celle des régions du nord-est « zone d’occupation soviétique » aux yeux du chancelier, et surtout incarnation d’une Prusse jugée responsable des errements nationalistes allemands.
C’était précisément pour cette Allemagne de l’Ouest et cette République de Bonn qu’Adenauer souhaitait que sa relation particulière à la France accomplisse le travail de rééducation et de réhabilitation qui s’imposait après 1945. Pour les dirigeants ouest-allemands de cette époque, la relation à la France était le passage obligé d’une politique plus vaste d’intégration européenne et transatlantique, la façon d’affirmer leur pays comme « bon élève » d’une nouvelle époque de l’histoire européenne. Adenauer n’était pas sans souvenir que si la France avait su proposer dès 1950 le Plan Schuman et lancer la Communauté Economique du Charbon et de l’Acier, un élément important de la réintégration ouest-allemande dans les circuits de l’industrie lourde européenne, c’était aussi le même pays qui avait tergiversé sur l’idée d’un réarmement ouest-allemand pour participer à la défense de l’Europe occidentale. Les députés gaullistes avaient été, avec ceux du Parti Communiste Français, les adversaires farouches du projet de Communauté Européenne de Défense, et avaient contribué à l’échec de sa ratification en 1954.
Dans les années de son premier mandat, le président de Gaulle, bien qu’engagé sur la résolution de la question algérienne, avait constitué une heureuse surprise pour Adenauer et ses compatriotes, en confirmant la participation française à la toute jeune Communauté Economique Européenne. Il s’était aussi montré ferme partisan de la défense occidentale, par ses attitudes résolues sur les deux crises de Berlin en 1958 et 1961, et plus encore lors de la crise des missiles de Cuba. Dès le début de la présidence, de Gaulle entama ses visites régulières en RFA qui firent de Bonn la capitale la plus visitée par le fondateur de la Vème République. Cela allait de pair avec la tradition française, encore plus appuyée dans la conception gaullienne de la présidence, du « domaine réservé » du Chef de l’Etat en matière de défense et de diplomatie. Au contraire, cette notion n’existait pas, et n’existe toujours pas, dans la pratique institutionnelle allemande comme dans la Loi Fondamentale. C’étaient des chanceliers de grande envergure, notamment Adenauer, puis Willy Brandt, Helmuth Schmidt et Helmut Kohl, qui furent amenés par le contexte et les évènements à jouer un rôle hors normes dans la diplomatie allemande.
Or, la République de Bonn avec laquelle le Général de Gaulle conçut le Traité de l’Elysée convenait à la France en ce qu’elle pouvait être considérée comme partenaire, certes, mais surtout comme partenaire secondaire dans la relation bilatérale. La France, membre permanente du Conseil de Sécurité de l’ONU, une des quatre puissances occupantes garante du futur statut de l’Allemagne, quatrième puissance nucléaire déclarée après 1960, n’entendait pas se placer sur le même plan que la RFA. Si le miracle économique allemand produisait évidemment ses effets et redonnait à la RFA les moyens d’une influence au plan industriel, commercial et financier, la France, elle-même en période de forte croissance, pouvait toujours se considérer comme la plus puissante des deux. Elle entendait donner le « la » dans le processus de construction européenne et n’hésitait pas à le prouver : « non » solitaire mais indépassable par les cinq autres membres de la CEE à tout élargissement, et surtout un élargissement comprenant la Grande-Bretagne ; et crise de la chaise vide à Bruxelles pour écarter toute orientation supranationale de la CEE.
Le Traité de l’Elysée avait été imaginé par de Gaulle et ses ministres comme une sorte de réponse aux accords de Nassau de 1962, qui liaient les Etats-Unis au Royaume-Uni : la création d’un pendant de la « Special Relationship » entre une puissance tutélaire et une puissance obligée. Certes cette relation avait des aspects bilatéraux très importants tels que la création du cadre de discussion privilégié entre les deux exécutifs, ou l’Office franco-allemand de la jeunesse pour préparer les générations futures à cette relation étroite. Le Bundestag allemand, en revanche, déçut considérablement Paris en insistant comme condition de la ratification sur un protocole rappelant que le cadre fondamental dans lequel s’exprimait la politique extérieure ouest-allemande resterait avant tout son appartenance à la CEE et à l’OTAN.
Aussi, la relation franco-allemande s’est-elle poursuivie, dans les années 1960, 1970 et 1980 dans ce cadre particulier figé dans les conditions de l’après-guerre. Une relation certes forte, plus forte quand il y avait des convergences manifestes des objectifs politiques à Paris et à Bonn. Le principal moment où cette relation passa au second plan fut la période 1969-1974, sous la présidence Pompidou et le ministère Brandt, dont les priorités furent autres : acceptation française du premier élargissement de la CEE en 1973, et donc négociation intense de l’adhésion britannique d’un côté, « Ostpolitik » allemande profitant du cadre général de Détente Est-Ouest de l’autre.
Cet intermède n’allait d’ailleurs servir qu’à un rebondissement fort de la coopération franco-allemande dans le cadre européen, par exemple, la poursuite de la stabilisation monétaire en période de forte inflation des années 1970, la création du Système Monétaire Européen en 1979, puis le cheminement vers le Marché Unique Européen à compter de l’Acte unique de 1985. Dans le cadre de la défense occidentale, bien que retirée des structures intégrées de l’OTAN en 1966-1967, la France sut aussi faire front avec la RFA dans la crise des Euromissiles, y compris par la fameuse intervention de François Mitterrand devant le Bundestag en 1983 pour décrier les pacifistes à l’Ouest face aux SS-20 de l’Est.
Cette situation, en revanche, serait bouleversée par les évènements de 1989-1990 que la France n’avait pas anticipé : la fin de la guerre froide et la crise de l’Union soviétique signifiaient l’effondrement de la RDA, la chute du Mur de Berlin, et la perspective d’une réunification de l’Allemagne. On sait que la politique française, toujours menée par Mitterrand, y fut d’abord très réticente, et que même l’amitié profonde que le chancelier Kohl éprouvait pour « François » ne le retint absolument pas de pousser la fenêtre ouverte pour opérer la réunification, avec le solide appui américain, et avec une négociation habilement menée avec l’URSS. C’était bien l’une des premières occasions où la France, qui se pensait la partenaire dominante de la relation, était confrontée au déficit de sa puissance, et à la nécessité de s’incliner devant plus forte qu’elle.
Elle s’en apercevrait bientôt dans les années 1990, avec une politique allemande qui prit son contrepied sur l’éclatement de la Yougoslavie, sur les voies d’adhésion européenne et otanienne ouverte vers les pays d’Europe centrale et orientale, et sur la future union monétaire, même si les Allemands considéraient que leur sacrifice du Deutsche Mark constituait un gage extrêmement sérieux.
IV. Les problèmes du XXIème siècle
On voit donc que dès la première décennie de l’unification, le changement de rapport de forces au sein du binôme franco-allemand tendait à s’affirmer, et ce d’une façon qui convenait bien peu aux nouveaux dirigeants français. Le changement de génération opéré parmi les chefs d’Etat français après François Mitterrand, soit une succession de deux présidents gaullistes avec Jacques Chirac puis Nicolas Sarkozy, puis deux présidents issus de la gauche avec François Hollande puis Emmanuel Macron, constituait aussi un changement d’approche de l’intégration européenne, bien que celle-ci ait avancé d’un bond avec les Traités de Maastricht puis celui de Lisbonne. Au passage, le refus des électeurs français de ratifier le projet de Traité constitutionnel en 2005 avait quelque peu écorné l’image de « bon élève européen » de la France, ce qui ne pouvait qu’avoir également des répercussions sur la relation bilatérale franco-allemande.
Il n’y avait pas que le fait que la réunification de 1990 ait considérablement accru et la taille du territoire, et celle de la population de l’Allemagne, cette dernière doublant pour la première fois celle de la France au sein des Douze, puis Quinze, puis Vingt-Cinq de l’UE élargie entre 1995 et 2004. L’Allemagne abordait le XXIème siècle avec un défi propre envers lequel la France ne se sentait pas concernée, qui était l’intégration des Länder orientaux, et ce à un prix économique colossal, car c’était la pleine participation à la prospérité occidentale qui avait été promise, en sus de la démocratisation, aux anciens citoyens de RDA. Cela imposait à l’Allemagne non seulement un effort financier et de restructuration, mais aussi, évidemment, de maximiser sa performance et sa création de richesses par la puissance de son économie. L’Allemagne ne pouvait pas se permettre d’immobilisme économique, de gestion paresseuse, et devait exploiter tous les instruments à sa disposition et tous les fils et avantages que lui procureraient le lancement du grand marché unifié de l’Europe, en sus de la monnaie unique.
C’est là un rendez-vous que la France n’a pas tenu, car elle ne s’est pas alors posé le problème, et ce dès le milieu des années 1990. Les dernières années du double quinquennat de François Mitterrand virent déjà quelques alarmes retentir à propos de l’impréparation française, notamment du point de vue économique, aux défis du marché unique. L’héritage du Programme Commun de la gauche française appliqué par Mitterrand, notamment les coûts à absorber des nationalisations-privatisations, une amorce de désindustrialisation ou de délocalisation, un chômage structurel élevé, tout pesait déjà lourd sur les marges de manœuvre de la France au moment où plus que jamais, l’Allemagne se devait, elle, de s’envoler. La perspective de ne pouvoir la suivre allait encore davantage déséquilibrer la relation bilatérale et amoindrir l’effet d’accords franco-allemands préalables dans les enceintes de l’Europe élargie.
Ces déséquilibres se sont aussi accentués au tournant du siècle, qui vit un second moment transformatif pour l’Allemagne après l’unification. Afin d’assurer la pérennité du fameux modèle d’économie sociale de marché, la coalition de gauche allemande au pouvoir de 1998 à 2005 sous le ministère de Gerhard Schröder se résolut, comme d’ailleurs d’autres social-démocraties l’avaient fait, à réformer profondément la législation du travail et de la sécurité sociale. Ce gouvernement accepta aussi une forte nécessité d’équilibrer les comptes publics et de constituer des réserves financières indispensables pour toute situation de crise future. Beaucoup de Français, dans les vingt années qui ont suivi ces mesures, n’ont voulu y voir que de la pingrerie, de l’avarice, et pire, l’influence de « l’ordolibéralisme ». Pourtant, en se rappelant leur propre histoire, ils auraient remarqué que la santé financière et la gestion prudente avaient été posées comme fondamentales par Charles de Gaulle à l’avènement de la Vème République, et pour l’autorité de l’Etat, et pour son rayonnement international.
Dans un univers de mondialisation triomphante au début du siècle, le décrochage économique de la France par rapport à son partenaire allemand, en dépit de la rhétorique et de la pratique de forte intégration, n’a donc fait que s’amplifier à partir de l’an 2000. Les crises survenues depuis n’ont pas servi de moment pour un choc psychologique, tel qu’expérimenté par les Allemands au tournant du siècle, qui intime aux Français la nécessité de réformer et mettre à jour leurs propres structures s’ils voulaient eux aussi continuer à jouir de leur propre modèle social.
La société allemande s’est montrée en bien des cas, plus volontariste face aux défis, sans, d’ailleurs, que la culture de cogestion avec les puissants syndicats ne se trouve diminuée. À l’inverse, la France a connu une succession de mouvements de grèves et de blocages durs et aboutissant à des reports successifs de réformes dont les effets gratifiants, en bonne logique, tardaient aussi à être perceptibles. La « force de frappe » allemande, certes plutôt financière que nucléaire, avait ses effets : autorité indiscutée pour donner le ton des politiques adoptées par l’Union européenne, et même le fameux « Wir schaffen daß ! » lancé par la chancelière Angela Merkel en plein afflux de migrants de l’été-automne 2015, parce que justement, la société allemande s’était donné les moyens financiers d’un effort d’intégration considérable de ces nouvelles populations.
Aussi bien l’évolution du rang de l’Allemagne depuis son unification que l’inaptitude française à gérer des problèmes structurels accentués dans le monde du XXIème siècle ont donc accentué les dichotomies entre les deux pays. Si le partenariat franco-allemand n’est pas contesté en lui-même, bien qu’il le soit dans certains cercles précis, il est clair que son effet multiplicateur d’influence ou d’efficacité n’est plus ce qu’il a été.
V. Des cultures politiques et diplomatiques plus divergentes qu’imaginé
L’unification allemande, l’élargissement européen, la mondialisation, sont différents éléments qui, au tournant du siècle et depuis, ont bien mis en évidence le fait que malgré un demi-siècle de partenariat étroit, les cultures politiques et diplomatiques respectives de la France et de l’Allemagne comportent tout de même des divergences assez singulières.
C’était écrit dès l’origine : on a bien vu que le partenariat conçu à la fin des années 1950, début des années 1960, reposait sur une affirmation non énoncée tout haut de la supériorité de rang française. Les priorités allemandes restaient fermement ancrées dans le cadre européen et transatlantique pour ce qui était de la politique de sécurité et de défense, puis dans un cadre plus mondial pour ce qui était de l’économie et du commerce, parce que, justement, l’Allemagne de l’Ouest puis l’Allemagne unifiée avait les performances nécessaires pour ce faire.
La France, qu’elle soit gaulliste, pompidolienne, giscardienne, mitterrandienne, chiraquienne, sarkozyste, hollandaise, macroniste s’est au contraire accrochée à cette notion de rang portée si haut par le Général, mais également héritée de sa position de 1945, pour affirmer une volonté de puissance et d’influence à l’échelle mondiale autant qu’européenne. C’est une situation, telle que celle de membre permanent du Conseil de Sécurité, qui lui a imposé une participation parfois robuste aux opérations onusiennes de maintien de la paix : par exemple, en ex-Yougolavie, où, comme les Britanniques, les Français ont composé une part importante de la FORPRONU, alors même que les restrictions constitutionnelles comme la culture politique allemande ne permettaient pas que des soldats allemands y participent, quand bien même les décisions politiques allemandes de reconnaitre unilatéralement les indépendances slovène, croate et bosniaque avait eu un effet belligène dans la région ! La France a aussi, avec ses territoires ultramarins, mais aussi ses relations avec ses anciennes colonies, particulièrement en Afrique et au Moyen-Orient, des préoccupations tant sécuritaires qu’économiques que ne partage pas l’Allemagne.
Il y a aussi, bien entendu, la relation particulière de la France aux Etats-Unis, et également à l’OTAN. Relation qui se singularise, sans surprise d’ailleurs, par le contraste avec celle que la RFA elle-même entretient avec les Américains depuis la guerre. Certains pointent, parfois, la très grande proportion d’Américains d’origine germanique, ce qui favoriserait une compréhension culturelle accrue entre ceux que les Français appellent invariablement et improprement des « Anglo-Saxons », et l’Outre-Rhin. La France en revanche peut se targuer d’une histoire de relations diplomatiques avec les Etats-Unis éminemment plus longue et riche, puisque ces nations ont une existence internationale antérieure à une Allemagne unifiée, et que dans les grands conflits existentiels, Français et Américains ont combattu du même côté, s’assurant réciproquement leur survie nationale.
Depuis le Général de Gaulle, un certain idéal français de la relation franco-allemande a toujours voulu pouvoir opposer cette relation au « directoire » américain de l’Occident, quand les Français ne parlaient pas « d’hégémonie » ou « d’hyperpuissance ». Cet idéal, on l’a vu, n’a pas été partagé par les Allemands. Il y a eu, certes, un vrai front commun opposé en 2003 à l’invasion américaine de l’Irak ; il y a eu, tout au long de la crise ukrainienne de 2004 jusqu’à 2022, une tendance franco-allemande à adopter la lecture russe des choses, plutôt que l’ukrainienne et l’américaine. Ces épisodes comptent, mais ne suffisent pas à effacer les divergences de cultures politiques et de leurs mises en œuvre.
L’Allemagne n’a jamais partagé le souci primordial des Français de « faire entendre sa différence » d’avec Washington, préférant au contraire prouver aux dirigeant américains qu’elle est un partenaire fiable, et financièrement solvable. En matière de défense, malgré des participations à des structures telles que la Brigade Franco-Allemande, le Corps Européen, la Politique Européenne de Sécurité et de Défense, les Français le savent bien, les Allemands ont continué de considérer l’OTAN comme un cadre indépassable. L’Allemagne a aussi pesé pour que les opérations extérieures européennes aient un caractère non offensif, axé sur la stabilisation et la pacification, bien éloignée de la culture « expéditionnaire » des forces françaises. C’en est même au point où si certains officiers des forces françaises et de la Bundeswehr se connaissent bien, ont l’expérience d’opérations communes, par exemple encore récemment au Sahel, ce nombre est fort restreint. On peut s’étonner qu’après soixante ans de Traité de l’Elysée, et sa culture d’échanges scolaires et universitaires, la part de Français bon locuteurs de l’allemand et d’Allemands bons locuteurs du français soit restée modeste, et même déclinante.
On a aussi bien la divergence des cultures dans le domaine de la gestion économique et financière. Là où l’Allemagne a pratiqué la rigueur et a accumulé des réserves pour la tempête, la France a aggravé son cas, et a persisté dans les périodes de violation des critères de stabilité de l’union économique et monétaire. Le spread entre Bons du Trésor français et Bund allemands est devenu un souci récurrent de ministres des finances à Bercy, mais pas au point qu’on veuille à Paris résoudre définitivement le problème : on s’y est toujours résolu à s’en remettre à l’indulgence allemande. Ce n’est pas un hasard si, depuis 2017, le ministre français de l’économie et des finances est un fonctionnaire issu du corps diplomatique, très bon germanophone. Sa mission, moins que de redresser les comptes, est de négocier encore une fois à chaque Conseil Ecofin à Bruxelles un peu de patience, pour ne pas se voir infliger la même intransigeance que la Grèce et plusieurs autres pays méditerranéens en difficulté financière et monétaire après 2010.
Il faudrait acter ces différences de culture, les reconnaitre, avant de rechercher les moyens et les compromis d’un rapprochement.
VI. Le ménage franco-allemand gagnerait-il à s’élargir ?
La question peut se poser dès lors que la relation franco-allemande reste d’abord envisagée dans sa dimension européenne, mais elle peut aussi avoir une signification à une échelle mondiale.
On a vu à quel point le « couple » franco-allemand est une expression propre aux Français, tandis que les Allemands emploient de préférence la désignation de « moteur ». Cette relation bilatérale a été conçue dans le contexte des premières années de la CEE à Six membres : France, RFA, Italie, Belgique, Pays-Bas et Luxembourg. Les trois derniers étaient, vus de Paris, de « petits Etats » d’ailleurs optant pour leur forum tripartite, le Benelux, pour amplifier leur voix. L’Italie d’alors était, comme la RFA, une ancienne vaincue de la Seconde Guerre Mondiale, et, malgré le miracle italien, encore moindre en puissance économique, et ce essentiellement dans la partie nord de la péninsule. Il semblait donc logique que la relation bilatérale franco-allemande soit imaginée à Paris comme étant le moyen d’emporter l’adhésion des autres au sein de la CEE, a fortiori après que la politique de la chaise vide pratiquée par de Gaulle aboutisse à la confirmation de la règle décisionnelle à l’unanimité.
Le défaut de cette approche a commencé à se faire sentir après les premiers élargissements, notamment face à une Grande-Bretagne, qui plus est une Grande-Bretagne avec Margaret Thatcher à sa tête, disposée à faire entendre haut et fort ses points de vue, accord préalable franco-allemand ou pas. Toutes les années 1980, dans une moindre mesure les années 1990, ont été rythmées par ce bras de fer, à l’exception importante de l’adoption de l’Acte unique, car la forte référence au marché a pu convaincre la Dame de Fer, sans doute plus, en vérité, qu’elle ne convainquait un certain nombre de Français préférant l’économie étatisée.
Les divergences franco-allemandes se sont aussi fait sentir après la Guerre froide quant à la perspective d’adhésion à l’Union Européenne des pays d’Europe centrale, puis orientale. L’approche allemande était globalement positive face à cette perspective, l’approche française, bien plus frileuse, ce dont on peut s’étonner car la France avait par le passé conduit une diplomatie très active envers nombre de ces pays, dont certains, Pologne, Tchéquie et Slovaquie, Roumanie en particulier, avaient été ses alliés, et lui devaient aussi une partie de leur réémergence nationale en 1918 ! Même pendant les années de Guerre froide, certains aspects de la diplomatie gaullienne avaient consisté à tendre la main vers ces pays, leur suggérant une « autonomisation » de leur comportement assez improbable vis-à-vis de l’URSS. Une fois l’URSS disparue, c’est au contraire la nouvelle Allemagne unifiée qui s’ouvrait à ces voisines immédiates, tandis qu’à Paris on observait cela en ronchonnant de sombres allusions à un nouvel impérialisme allemand aux dépens de la Mitteleuropa, à qui on proposait de patienter en salle d’attente le plus longtemps possible.
Dans la relation à la Russie, ces divergences de vues n’ont pas été sans conséquence. Certes, l’Allemagne, à partir du ministère Schröder, et tout au long du ministère Merkel, a été extraordinairement complaisante à se mettre dans la dépendance économique de la Russie de Vladimir Poutine, suscitant parfois des protestations aigues des pays d’Europe centrale, particulièrement de la Pologne. La France n’a pas non plus saisi cette occasion de renouer avec ces pays et de partager leurs réserves face à la complaisance pour Moscou, au contraire, c’est plutôt l’exemple de Berlin que Paris a suivi, non sans se permettre, toujours à voix basse, quelques piques à ce sujet.
Il y a certes eu, au milieu des années 1990, l’engagement d’une initiative intéressante, la formation du « Triangle de Weimar », assurant un dialogue franco-germano-polonais. Encore ce triangle n’a-t-il bien fonctionné que tant que des gouvernements très pro-européens étaient constitués à Varsovie. Chaque passage au pouvoir des nationalistes de Droit et Justice en 2006-2010 puis 2015-2023 a diminué l’usage et la portée de ce cadre à trois. Occasion manquée d’ailleurs, parce qu’un autre cadre de concertation centre-européen, les « Quatre de Visegrad » (Pologne, Tchéquie, Slovaquie, Hongrie) pouvait aussi être engagé via les canaux et relations de travail issus du triangle de Weimar, lequel s’est réuni à Berlin la semaine passée, le 15 mars 2024.
On peut aussi remarquer que certains pays du sud de l’Europe ont commencé à prendre assez ouvertement ombrage du dialogue franco-allemand qui leur semblait trop exclusif : c’est notamment le cas de l’Italie et de l’Espagne, envers qui la France a tardé à vouloir apporter des cadres dédiés, de façon fort paradoxale quand on se rappelle l’intérêt français pour une politique méditerranéenne de l’Union Européenne. Enfin, concernant les questions de défense, le tandem franco-britannique a toujours été fondamental, malgré leurs divergences relationnelles face aux Etats-Unis. C’est entre Français et Britanniques, à Saint-Malo en 1998, à Lancaster House en 2010, et pas entre Français et Allemands, que les avancées les plus essentielles ont été agréées pour voir l’émergence du pilier européen de défense, si ce n’est, un jour, la fameuse « autonomie stratégique ». Sur ce point, il convient aussi de remarquer que les Allemands n’ont d’eux-mêmes pas pris l’initiative de s’inclure en partenaire de ce duo franco-britannique alors qu’ils y auraient certainement trouvé intérêt. Là où les Français ont manqué d’imagination et d’initiative sur la question de leur santé financière et économique, les Allemands ont été très négligents des questions de sécurité.
VII. Un « Zeitenwende » pour la relation franco-allemande ne serait pas de trop.
La relation franco-allemande n’a pas perdu son utilité dans l’Europe élargie. En revanche, son maintien en l’état d’après des conceptions posées dans l’après Seconde Guerre Mondiale n’est ni efficace ni approprié. Ce n’est pas uniquement la question de l’inclusion, dans un dialogue jugé trop exclusif par les autres, de quelques visiteurs impromptus dont le poids géopolitique et géoéconomique dans l’Union ne doit plus les faire considérer comme de petits partenaires justes bon à suivre le tandem Paris-Berlin.
Beaucoup de temps a été perdu : on a constaté que des opportunités se présentant dans l’après-guerre froide n’ont pas été saisies, notamment parce que France et Allemagne se sont enfermées dans leurs propres priorités, leurs propres contextes, avant de constater les effets délétères du retard et des désaccords de plus en plus nombreux. Sur les questions de l’industrie de défense et des industries de pointe, où il y a eu des réussites célébrées par le passé, Airbus, Ariane, on constate avec effarement l’éloignement culturel entre cadres français et allemands, qui passent beaucoup de temps à exprimer publiquement leurs complètes divergences de vues, leur jalousie et leur défiance les uns des autres. C’est un climat désagréable qui peut gagner d’autres dossiers, particulièrement dommageable si, dans un temps pas trop éloigné, la France devait se trouver en situation financière très grave et faire courir un risque systémique à toute la zone euro.
La guerre russe contre l’Ukraine a été un grand révélateur des failles et faiblesses européennes, comme elle peut aussi présenter l’amorce de forces et de fermetés. Aux premiers jours de l’invasion fin février 2022, le chancelier Olaf Scholz a tenu un discours autrement plus marquant que celui d’Emmanuel Macron, qui ne s’est pas réellement affermi avant l’automne suivant. Scholz a rendu à la fois compte de la profonde désillusion allemande d’avoir fait confiance à Vladimir Poutine depuis plus de vingt ans, et du changement de paradigme que représente le retour de la guerre de haute intensité sur le continent européen, en utilisant ce terme de Zeitenwende, le « changement d’époque ». Cette formule a présenté l’avantage d’une clarté succédant à plusieurs décennies d’ambiguïtés, même si, à la longue, on observe encore les actions de l’Allemagne pour voir s’il ne s’agit pas de simple rhétorique, un peu ironiquement à la façon d’un Emmanuel Macron lui aussi porté sur le Verbe mais plus imprévisible dans l’exécution de ses annonces.
Le Zeitenwende peut servir à l’aggiornamento de la relation franco-allemande, et c’est à dessein qu’on peut utiliser ces expressions allemande et italienne pour marquer le coup et l’importance de repenser cette relation. Repenser ses acteurs et intervenants, notamment l’urgence d’impliquer plus largement les sociétés civiles, les industries, les services, les systèmes d’enseignement, pour pallier aux limites d’un dialogue trop exclusivement réservé à des experts et à des fonctionnaires. Le Zeitenwende serait aussi l’occasion de songer qu’une relation de cette richesse potentielle n’est pas un acquis irréversible légué par des générations passées, mais une expérience qui doit se poursuivre par les petits-enfants et les arrière-petits-enfants de ses pères fondateurs. C’est une richesse franco-allemande à partager avec l’Europe.
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