Par Paul Vallet - historien et politologue franco-américain, résident à Genève où il est Associate Fellow du Geneva Center for Security Policy. Diplômé de, et a enseigné à Sciences Po Paris, la Fletcher School of law and diplomacy de Tufts University. Il a reçu son doctorat en histoire de l’Université de Cambridge.
L’une des questions internationales les plus débattues ces dernières années concerne la focalisation croissante des Etats-Unis, de leurs responsables politiques, militaires mais aussi économiques, vers ce qui représente géographiquement pour eux leur « Far West » : l’Asie. Il s’agit principalement de la région vaste qu’on a dénommée l’Asie-Pacifique, mais l’intérêt porté aussi à l’espace du sous-continent indien a mené, au moins dans le langage militaire américain, à la création d’une nouvelle région de commandement qu’on appelle « l’Indo-Pacifique ».
Même si cette focalisation est désormais un thème incontournable des débats publics aux Etats-Unis, mais aussi en Europe, du fait de certaines conclusions qu’on y tire de cette orientation politique américaine, il convient de s’interroger pour savoir à quel point ce phénomène serait vraiment une nouveauté ; et aussi de se demander si les fondements de cette politique relèvent d’une continuité, ou si des éléments nouveaux y ont pris de la prépondérance pour expliquer la gravité des enjeux considérés par les responsables américains… Sans oublier, bien sûr, que ces questions se posent aussi pour les Asiatiques eux-mêmes.
Une fois encore, comme on l’a déjà fait dans ces chroniques du Jet d’Eau, une analyse de l’histoire dans le temps long peut apporter des éléments de réponse, comme mettre en valeur des faits qui sont parfois assez peu connus du public américain et européen au moment de cette interrogation stratégique.
I. L’intérêt américain pour le Pacifique s’est développé dès l’indépendance dans le cadre de la montée en puissance du commerce maritime américain
Vu d’Europe, on appréhende naturellement les Etats-Unis et le reste des Amériques en adoptant un angle de regard traversant l’Atlantique. On pense l’interaction avec les Amériques dans les termes d’Européens ayant franchi l’océan, comme le fit Christophe Colomb en premier à l’époque moderne. Les Européens menèrent dans sa suite la colonisation du continent, et les échanges maritimes se développèrent d’abord de ces colonies en direction des métropoles européennes.
Pourtant, il faut se rappeler que Colomb espérait entreprendre une circumnavigation, pour atteindre l’Asie rêvée par les Européens depuis les relations de voyage de Marco Polo. Une génération après Colomb, Giovanni Verrazano puis Jacques Cartier entreprenaient, pour le compte du roi de France François Ier, un voyage similaire mais à une latitude supérieure, recherchant un passage au nord-ouest, toujours en direction de l’Asie. Sans désir d’Asie, ces explorateurs européens de l’Amérique du Nord n’auraient pas reconnu la future rade de New York, ou l’estuaire du Saint-Laurent.
Il ne faut donc pas s’étonner que les progrès de la colonisation européenne en Amérique du Nord ont créé un intérêt très précoce de ces nouveaux Nord-Américains pour l’Asie, bien que séparés d’elle par l’ensemble de leur continent, puis par le Pacifique, et ce en dépit que leurs regards aient été censés rester sur l’Atlantique et l’Europe de leurs origines. C’est aussi le cas que ces populations appartenaient aux nations européennes qui se trouvaient en pointe du développement des arts de la navigation lointaine et du commerce maritime : Espagnols et Portugais, Anglais, Néerlandais, Suédois, Bretons, Normands, Saintongeois…
Si certains ont entrepris la mise en valeur agricole du continent américain, d’autres, très vite, ont transplanté la construction navale sur ce sol, et se sont livrés à leur propre commerce maritime. Dans les Treize Colonies britanniques, toutes les grandes villes, notamment celles situées au nord, étaient d’abord de grands ports : Boston, New York, Baltimore, et même Philadelphie.
Dès la fin du XVIIIème siècle, les navigateurs nord-américains imitaient leurs cousins des métropoles européennes en se livrant au commerce et à la pêche de long cours, passant sans hésiter le Cap Horn pour s’aventurer dans le Pacifique. C’étaient non seulement les baleiniers évoqués par les romans de Melville, mais des concurrents de vieilles compagnies des Indes en Europe. Le commerce britannique avait habitué les colons américains aux produits de l’Asie, tels que les épices et le thé, de même que les porcelaines et boiseries et autres produits.
Un peuple nouvellement indépendant et entrepreneur n’avait donc pas de crainte à se diriger par lui-même vers les côtes asiatiques. Il avait d’ailleurs aussi les moyens de fournir aux marchés asiatiques ses propres produits. L’historien Thomas Bailey rapporte que le premier voyage d’un navire marchand newyorkais vers Canton en 1784 a emporté du ginseng, plante qu’on parvenait à bien cultiver en Amérique du Nord, et très demandée dans la pharmacopée chinoise. Cette épopée de 15 mois rapporta des profits de 25% aux investisseurs de l’expédition. En 1801, il y avait déjà 34 navires américains capables de rallier Canton pour y commercer.
Pourtant, il faut se rappeler que Colomb espérait entreprendre une circumnavigation, pour atteindre l’Asie rêvée par les Européens depuis les relations de voyage de Marco Polo. Une génération après Colomb, Giovanni Verrazano puis Jacques Cartier entreprenaient, pour le compte du roi de France François Ier, un voyage similaire mais à une latitude supérieure, recherchant un passage au nord-ouest, toujours en direction de l’Asie. Sans désir d’Asie, ces explorateurs européens de l’Amérique du Nord n’auraient pas reconnu la future rade de New York, ou l’estuaire du Saint-Laurent.
Il ne faut donc pas s’étonner que les progrès de la colonisation européenne en Amérique du Nord ont créé un intérêt très précoce de ces nouveaux Nord-Américains pour l’Asie, bien que séparés d’elle par l’ensemble de leur continent, puis par le Pacifique, et ce en dépit que leurs regards aient été censés rester sur l’Atlantique et l’Europe de leurs origines. C’est aussi le cas que ces populations appartenaient aux nations européennes qui se trouvaient en pointe du développement des arts de la navigation lointaine et du commerce maritime : Espagnols et Portugais, Anglais, Néerlandais, Suédois, Bretons, Normands, Saintongeois…
Si certains ont entrepris la mise en valeur agricole du continent américain, d’autres, très vite, ont transplanté la construction navale sur ce sol, et se sont livrés à leur propre commerce maritime. Dans les Treize Colonies britanniques, toutes les grandes villes, notamment celles situées au nord, étaient d’abord de grands ports : Boston, New York, Baltimore, et même Philadelphie.
Dès la fin du XVIIIème siècle, les navigateurs nord-américains imitaient leurs cousins des métropoles européennes en se livrant au commerce et à la pêche de long cours, passant sans hésiter le Cap Horn pour s’aventurer dans le Pacifique. C’étaient non seulement les baleiniers évoqués par les romans de Melville, mais des concurrents de vieilles compagnies des Indes en Europe. Le commerce britannique avait habitué les colons américains aux produits de l’Asie, tels que les épices et le thé, de même que les porcelaines et boiseries et autres produits.
Un peuple nouvellement indépendant et entrepreneur n’avait donc pas de crainte à se diriger par lui-même vers les côtes asiatiques. Il avait d’ailleurs aussi les moyens de fournir aux marchés asiatiques ses propres produits. L’historien Thomas Bailey rapporte que le premier voyage d’un navire marchand newyorkais vers Canton en 1784 a emporté du ginseng, plante qu’on parvenait à bien cultiver en Amérique du Nord, et très demandée dans la pharmacopée chinoise. Cette épopée de 15 mois rapporta des profits de 25% aux investisseurs de l’expédition. En 1801, il y avait déjà 34 navires américains capables de rallier Canton pour y commercer.
La côte Pacifique de l’Amérique du Nord jouait aussi un rôle dans ces nouvelles lignes commerciales. Après l’achat du Territoire de Louisiane négocié par le président Jefferson en 1803, le président avait envoyé les officiers Merriwether Lewis et William Clark reconnaitre les pistes et les territoires traversant les grandes plaines pour aboutir à la côte de l’Oregon. Certains trappeurs partis à leur suite trouvèrent plus commode de vendre leurs fourrures depuis la côte où fut fondé le comptoir d’Astoria dès 1811. De là, les navires bostoniens ayant complété le tour de l’hémisphère emportaient ces fourrures américaines pour les vendre à Canton. Il fallut attendre en revanche 1832 pour que le gouvernement fédéral américain envoie l’un de ces capitaines de marine marchande comme agent officiel en vue de négocier des traités de commerce en bonne et due forme avec plusieurs Etats asiatiques, l’Annam, le Siam, et jusqu’à Mascate.
II. L’accès au Pacifique a requis différents points d’appui en plus de la côte Pacifique elle-même : îles et canal de Panama
On voit donc qu’avant même que ne soient établies les grandes pistes transcontinentales de l’Amérique du Nord qu’emprunteraient émigrants en chariots et plus tard passagers du chemin de fer, les entreprises maritimes américaines prenaient le chemin du Pacifique. Avant que les navires à vapeur ne se développent à partir des années 1840, on a vu que le voyage depuis un port comme New York jusqu’à Canton et retour impliquait une navigation de plus d’un an. Les escales devaient être multiples sur les côtes sud-américaines jusqu’au passage du Horn avant de remonter vers les côtes Pacifique de l’Amérique du Nord. Outre Astoria, les navires faisaient relâche dans le port, fondé par les colons espagnols et mexicains en Californie à San Francisco. C’est en partie par ce commerce qu’avant même que des vagues de colons « anglos » n’arrivent en Californie par la voie terrestre, cette population non hispanophone était devenue conséquente. Les ambitions américaines et la « Destinée Manifeste » conduisirent à la saisie de ce territoire lors de la Guerre du Mexique en 1846-1847. La Californie fut d’ailleurs conquise à la fois par un ralliement des Anglos assistés de troupes fédérales parvenue par voie terrestre, mais aussi par les marins débarqués de la toute nouvelle « escadre du Pacifique » de l’US Navy.
Une fois la Californie et l’Oregon entrés dans l’Union, les regards américains se tournaient encore plus naturellement vers les territoires éparpillés dans l’océan sur la route de l’Asie. Que les navires avancent à voile ou à vapeur, ils nécessitaient des escales aussi fréquentes que possible pour renouveler leurs stocks de vivres, d’eau douce, et plus tard de charbon. Les marchands américains avaient donc depuis longtemps l’habitude de faire relâche dans les îles Hawaii, d’où ils amenaient aussi du bois de santal aux marchés chinois. L’atoll de Midway fut découvert en 1859 même annexé dès 1867. Un protectorat américain de fait avait alors déjà été établi, évinçant les Britanniques, sur le royaume hawaiien.
Le voyage vers la Chine a aussi alimenté d’autres entreprises américaines dans des contrées plus inattendues. L’augmentation forte du trafic maritime, dès les années 1840, a fortiori après la prise de la Californie, amenèrent de nombreux acteurs de ce commerce à réfléchir au moyen d’écouter le long voyage contournant l’Amérique du Sud. Une traversée de l’Amérique centrale apparut comme l’expédient plus commode, puisque que l’empire espagnol avait, dans les siècles passés, réalisé l’expédition de l’or et de l’argent du Pérou en acheminant des convois à travers l’isthme de Panama pour l’embarquer en Mer des Caraïbes à destination de l’Espagne.
Panama, cependant, était une route difficile, bien qu’elle soit plus courte, et pendant quelques décennies, un projet rival se présenta en passant par le Nicaragua. Dans les années 1850, un aventurier américain, William Walker, s’y implanta même en faisant miroiter à Washington la construction d’un canal transitant par le grand lac central du pays. Panama demeura l’option préférée, d’autant que Ferdinand de Lesseps, qui avait réalisé le canal de Suez, se faisait fort de répéter l’exploit à Panama. L’échec de son projet sous-financé face à un défi technique et logistique énorme fut ensuite récupéré par les Américains. Ce fut pour des raisons aussi stratégiques que commerciales que le président Theodore Roosevelt mit toute l’énergie américaine derrière ce projet achevé en 1914 et consacré par un bail territorial assurant le contrôle de ce point de passage majeur par les forces militaires américaines.
Entretemps, « l’empire » Pacifique des Etats-Unis s’était accru de diverses façons, et particulièrement à partir de 1898 aux détriments de l’Espagne. On sait que ce conflit est considéré comme l’évènement marquant l’arrivée des Etats-Unis parmi les puissances de premier rang, causant un choc considérable dans les opinions européennes de l’époque. La cause principale du conflit a été l’indépendance de Cuba, dernier grand territoire encore colonie d’un vieil empire européen dans les Amériques.
Or, ce conflit révéla aussi la puissance et la haute technicité de l’US Navy, qui y joua un rôle fondamental aussi bien dans la Mer des Caraïbes que dans le Pacifique. Comme ç’avait été le cas pour s’emparer de la Californie en 1846, l’escadre américaine du Pacifique fondit par surprise sur Manille, possession espagnole depuis le XVIème siècle. Au traité de paix signé grâce à la médiation française, les Etats-Unis récupérèrent la colonie des Philippines, où ils se trouvèrent d’ailleurs immédiatement engagés dans leur première vraie guerre coloniale. En sus des Philippines, l’année 1898 vit la concrétisation de la présence américaine sur des points d’appuis à travers le Pacifique. Wake et Guam furent annexées, de même qu’Hawaii, où les Américains avaient déposé la dernière reine, Lili’uokalani, dès 1893. Ce fut suivi en 1899 du partage des Samoa avec l’Allemagne impériale.
III. Les Etats-Unis, passager clandestin de « l’ouverture de la Chine », et acteur majeur de celle du Japon
On constate que l’avancée des Etats-Unis à travers le Pacifique, portés par leurs intérêts maritimes et commerciaux, s’est faite avec progressivité, mais grande résolution. En revanche, on observe une pratique assez contrastée à celle des puissances européennes en ce qui concerne l’Asie continentale et insulaire. Il est intéressant de voir plutôt les Etats-Unis se poser en passager clandestin et bénéficiaire indirect des efforts des puissances européennes pour s’imposer dans la région. Sans doute les Américains pouvaient-ils juger qu’ils avaient une relation déjà assez délicate avec les Britanniques en Amérique du Nord pour ne pas rajouter de conflit dans la région asiatique, en considérant aussi les rivalités agitant les Européens dans la région. Ainsi, en 1832, la mission d’Eugene Roberts n’avait même pas tenté de signer un traité commercial avec la Chine, les commerçants américains préférant ne rien changer au régime de tolérance que les fonctionnaires Qing leur accordaient à Canton.
La situation changea avec la première Guerre de l’Opium (1839-1841), qui vit les Britanniques enfoncer les défenses côtières chinoises et obtenir la cession de Hong Kong. Les Américains comprenaient qu’il fallait agir rapidement avant que les concessions britanniques ne deviennent exclusives, et une première expédition navale fut envoyée en 1842 dans les eaux chinoises afin de souligner l’importance d’obtenir « la clause de la nation la plus favorisée », c’est-à-dire un traitement commercial à l’égal des Britanniques. Une mission plus formelle fut envoyée en 1843 sous la direction d’un véritable diplomate, Caleb Cushing, nommé « commissaire des Etats-Unis pour la Chine », porteur de cadeaux et d’une lettre personnelle du président John Tyler à l’empereur Daoguang. Elle aboutit au premier traité sino-américain signé à Wanghia, près de Macao, qui obtint pour les Etats-Unis non seulement les privilèges commerciaux, mais aussi l’extraterritorialité que les Britanniques et Portugais avaient obtenus plus tôt.
Suivirent un nombre toujours croissant de clippers américains, apportant non seulement le commerce mais aussi un futur vecteur de l’influence américaine en Asie, les missionnaires. Le milieu du XIXème siècle voyait l’une de ces périodes de réveil religieux, les « Great Awakenings », qui ont marqué la vie américaine. L’une des conséquences fut un rebond de la campagne anti-esclavagiste aux Etats-Unis mêmes dans les années précédant la Guerre de Sécession. L’autre fut le départ de nombreux et très actifs missionnaires américains des différentes dénominations protestantes, qui essaimèrent principalement en Chine et en Corée. Ces missionnaires devinrent d’ailleurs des témoins essentiels, par leurs récits, pour informer le public américain des questions chinoises, et ce encore au XXème siècle. L’une des autrices les plus prolifiques en la matière et une influence certaine sur les perceptions modernes de la Chine de cette époque fut Pearl Buck, une romancière née en Virginie Occidentale, mais ayant passé sa jeunesse dans le sillage de ses parents missionnaires.
Il reste à noter que malgré cet effort, les Américains ne s’associèrent pas, comme le firent les Britanniques et les Français, dans la seconde Guerre de l’Opium (1860) dans l’effort d’imposer aux Chinois la tolérance pour les cultes chrétiens. Même lors de la révolte des Boxers (1900), si les Américains intervinrent aussi au secours des Légations assiégées de Pékin, ils se comportèrent, c’est assez inhabituel, en partenaires secondaires d’une coalition multinationale beaucoup plus large. La même année, le Secrétaire d’Etat John Hay alla jusqu’à envoyer une série de notes à toutes les puissances, prônant le maintien de « la Porte Ouverte » (Open Door), toujours pour s’assurer que les Etats-Unis, qui ne recherchaient pas de concessions territoriales en Chine, puissent encore y bénéficier du libre-échange, et ce même dans les concessions territoriales conquises par les Européens et les Russes.
On peut contraster cette politique chinoise à la remorque des autres puissances avec un rôle autrement plus concret joué par les Etats-Unis dans l’ouverture du Japon. C’est d’ailleurs un acte d’énergie assez inhabituel pour les Etats-Unis de l’époque que l’envoi de l’escadre du commodore Perry avec quatre navires de guerre vers la baie de Tokyo, où ils entrèrent en juillet 1853. Le gouvernement américain considérait qu’il y avait urgence, car, contrairement à la Chine, le Japon, sous le régime du shogounat, restait encore fermé à l’influence étrangère. Un nombre croissant de marins américains naufragés s’y étaient trouvés internés et maltraités, d’autant que le trafic entre San Francisco et Shanghai transitait par les eaux japonaises, mal cartographiées à l’époque. Perry se montra aussi éminent diplomate que capitaine, car il n’avait pas pour ordre d’utiliser la force, et il présenta son escadre comme une marque de respect adressée aux hôtes, portant, comme Cushing autrefois, une lettre personnelle de son président à l’empereur Komei. Perry expliqua ainsi les raisons de sa venue dans la baie de la capitale plutôt qu’à Nagasaki, et il le confirma en revenant l’année suivante avec trois navires de plus. Le premier traité américano-japonais fut conclu le 31 mars 1854, et ouvrit l’accès des ports de Hakodate et Shimoda, où vint s’établir un premier consul-général américain dès 1855.
Ce furent les puissances européennes, en 1864, qui profitèrent ensuite des ouvertures obtenues par les Américains, en répliquant par la force aux provocations du seigneur féodal de Shimonoseki par un bombardement naval, pour maintenir ouvert à la navigation ce détroit majeur entre Honshu et Kyushu. Les Américains n’y avaient été que modestement impliqués avec un seul navire derrière les escadres britannique, française et russe, et les Japonais leur en surent gré. Ils jouèrent ensuite un rôle auprès d’autres conseillers occidentaux dans la modernisation lancée par l’empereur Meiji. Les relations américano-japonaises étaient encore étroites lorsque, au début du XXème siècle, le Japon engagea sa propre expansion impériale outremer. Les Etats-Unis n’objectèrent pas aux conquêtes faites sur la Chine en 1895, et à l’expansion vers la Corée, aux dépens de la Russie, en 1904-1905. Theodore Roosevelt obtint, pour sa médiation aboutissant au traité de paix russo-japonais, le premier Prix Nobel de la paix décerné à un Américain, ainsi que des cerisiers japonais offerts par l’allié reconnaissant pour orner les abords du Potomac à Washington, et qui font le délice printannier des habitants de la capitale fédérale un siècle plus tard.
IV. La puissance américaine s’oppose à la puissance japonaise
C’est pourtant avec un conflit implacable qui opposa les Etats-Unis et le Japon que la position américaine dans le Pacifique, et aussi en Asie, a fini par s’asseoir. Il est intéressant de noter que c’est ce même conflit qui permit aux Etats-Unis de supplanter la position tenue par une puissance européenne, l’Empire britannique, dans cette même Asie. La Grande Bretagne, elle aussi, avait fait le pari d’une alliance avec le Japon en 1902, alliance justement destinée à contenir l’expansion russe. Les Japonais y réussirent au-delà de toute espérance, avec, en particulier, une nouvelle marine moderne, forgée et calquée sur l’exemple de Royal Navy. L’attaque réussie des Japonais sur la base russe de Port Arthur dans la péninsule du Kwantung, qui devait en préfigurer d’autres, rappelle même étrangement le raid mené six ans plus tôt par la flotte américaine de Dewey contre Manille pour y surprendre les Espagnols.
L’indulgence britannique et américaine accompagna à bien des égards la poursuite de l’expansion japonaise. Le Japon entra dans la Première Guerre Mondiale dès 1914, avec un plan de campagne précis, s’emparer de toutes les possessions allemandes dans l’Asie Pacifique : Tsingtao, les archipels des Caroline, des Marshall, des Bismarck. Ce fut au point que la conférence navale de Washington en 1922 consacra l’élévation du Japon comme grande puissance navale en lui autorisant le second rang mondial en tonnage, derrière la parité anglo-américaine. Malgré une période économique et politique troublée dans l’entre-deux guerres, la Marine Impériale Japonaise devint un instrument suffisamment formidable pour enfin éveiller les craintes américaines. Si le traité de Washington permettait l’expansion décisive de l’US Navy, c’est bien contre la flotte japonaise, pour opération dans le Pacifique et en Asie, que celle-ci allait devenir à son tour un impressionnant instrument de projection de puissance.
La Chine fut la première faille s’installant dans la coopération américano-japonaise. Le Japon avait voulu profiter de la Première Guerre Mondiale pour asseoir un protectorat plus sévère sur le pays affaibli depuis la chute du régime impérial. Cependant, la forme républicaine de gouvernement adoptée par les Chinois, et en particulier celle de certaines de leurs élites occidentalisées et christianisées, avait de quoi obtenir les sympathies américaines. Une communauté expatriée chinoise existait aux Etats-Unis depuis le XIXème siècle, où des coolies avaient joué un rôle notable dans la construction des chemins de fer. Le président Wilson se porta garant des revendications de l’ambassadeur chinois, Wellington Koo, devant la conférence de la paix à Paris. Le même gouvernement Wilson s’opposa aux « 21 demandes » de soumission faites par la Japon, suivi en cela par les administrations républicaines des années 1920. L’incident de Mandchourie en 1931 vit même le Secrétaire d’Etat Henry Stimson tenter de pousser la Société des Nations, à laquelle les Etats-Unis avaient refusé d’adhérer, à agir pour repousser les empiètements territoriaux japonais. Les années 1930 verraient le président Frankiln Roosevelt de plus en plus préoccupé par l’agression japonaise de la Chine au même titre que l’expansionnisme de Hitler en Europe.
Les militaires japonais se désignèrent donc les Etats-Unis comme l’ennemi à abattre s’ils voulaient réaliser leurs grandes ambitions asiatiques, et s’engagèrent alors dans un conflit implacable. La Guerre du Pacifique est encore assez bien connue pour qu’on n’ait pas besoin de revenir dans le détail sur les grandes étapes de cette partie de la Seconde Guerre Mondiale, où la puissance américaine s’est assise au plan politique comme militaire et technologique sur l’Asie et le Pacifique. Après l’attaque de Pearl Harbor aux Hawaii, la volonté de vengeance américaine engagea le plus formidable programme de construction navale qu’ait connu le pays. C’est une flotte dotée des unités les plus modernes, une vingtaine de porte-avions des classes Essex et Independence, trois classes des plus grands cuirassés jamais construits, les Iowa, des navires de toutes tailles et types capables de transporter une armada sur les étendues si vastes du Pacifique, qui en émergea.
L’aviation, aussi, y joua un rôle. C’est par le soutien aérien américain que la Chine nationaliste put ne pas succomber face aux attaques japonaises. Autant que les navires, la puissance de l’aviation stratégique américaine cassa progressivement le commerce et l’industrie japonaise en même temps que les sauts d’ile en ile du Corps des Marines s’enfonçaient dans le grand empire Pacifique du Japon. Comme promis, les Américains libérèrent les Philippines qu’ils avaient perdues en 1942, et s’assurèrent de mener à bien l’indépendance promise en 1946. Le bombardement atomique de Hiroshima et Nagasaki persuada enfin le gouvernement japonais de rendre les armes, plutôt que d’accepter « l’anéantissement même de la civilisation », comme l’observa l’empereur Hirohito dans son discours annonçant la capitulation.
V. Une guerre froide « chaude » pour les Etats-Unis en Asie-Pacifique
À peine ce conflit apaisé, d’autres s’ouvraient partout en Asie sous le signe de la décolonisation, rendue inévitable par la faiblesse dont avaient témoignée les Européens, il est vrai très minoritaires sur ce front alors que les métropoles étaient menacées par les conquêtes de l’Allemagne nazie, alliée du Japon militariste ; aussi, parce que le Japon avait repris à son compte le soutien aux mouvements nationalistes naissants de la région. Rapidement, derrière les soulèvements nationalistes d’Indonésie, d’Indochine, de Malaisie, et même en Inde, se profilait aussi un potentiel défi de la subversion communiste. Le rôle de gendarme d’Asie des Etats-Unis allait s’en trouver amplifié. Les points d’appuis conquis dans l’océan Pacifique avec l’occupation exclusive du Japon, mais aussi les mandats onusiens reçus sur l’ancien empire insulaire japonais, assis sur cette grande masse de l’US Navy et de l’aviation à long rayon d’action, en seraient les instruments.
Bien que les premiers temps de la Guerre froide aient vu les Etats-Unis déployer une très grande activité sur le front européen, où la reconstruction économique allait de pair avec la garantie militaire pour mener la politique d’endiguement de l’URSS, la sphère Pacifique ou asiatique ne pouvait rester un théâtre secondaire de la politique américaine. Dans un premier temps, voulant se ménager de futurs partenaires, et invoquant l’exemple de l’indépendance philippine, les Américains poussèrent autant que peu les Européens à se retirer de leurs colonies : les Britanniques de l’empire des Indes, et les Néerlandais de l’Indonésie. En Indochine, en revanche, les Français tinrent tête et s’engagèrent dans le conflit face au Viet Minh.
L’Asie, pourtant, deviendrait l’endroit du globe où la Guerre froide passerait indiscutablement à la guerre ouverte pour les Etats-Unis. Une phrase imprudente du Secrétaire d’Etat Dean Acheson, focalisé sur l’Europe, avait laissé entendre fin 1949 que la Corée se situait « en dehors du périmètre de sécurité nationale américain ». 1949 avait vu l’effondrement du gouvernement nationaliste allié en Chine, avec la victoire des communistes de Mao Zedong. Ce premier évènement traumatisa l’opinion publique américaine, bercée aux récits idéalisés de la Chine faits par les missionnaires et Pearl Buck, et ne manqua pas d’alimenter un débat hystérisé dans les sphères gouvernementales américaines sur « Qui a perdu la Chine ? ». Quelques mois plus tard, fort des garanties de Staline et de Mao, le dirigeant communiste de Corée du Nord, Kim Il-sung, envahit sans avertissement le Sud.
On sait la fermeté avec laquelle réagirent les Etats-Unis, qui, pour une unique fois, parvinrent à utiliser les clauses de la Charte des Nations Unies pour le maintien de la paix et de l’autodéfense en créant un « Commandement des Nations Unies » chargé de « l’action de police en Corée », repoussant au terme de violents combats l’offensive du Nord. Combats qui s’amplifièrent par l’intervention de la Chine communiste fin 1950, manquant d’écraser les Américains et leurs partenaires sous le nombre ; combats appuyés par l’intervention aérienne de l’URSS avec des appareils repeints aux cocardes chinoises et nord-coréennes ; combats où il fallut que le président Harry Truman relève son chef de théâtre, le général MacArthur, qui se disait prêt à porter les hostilités en territoire chinois y compris par l’usage d’armes nucléaires.
Si la Guerre de Corée fut un sanglant match nul obtenu par les Américains, elle fut le début d’un engagement anticommuniste toujours plus redoutable en Asie. Elle amena les Américains à soutenir financièrement l’effort de guerre français en Indochine entre 1950 et 1954, préparant un engagement direct des Etats-Unis au Sud-Vietnam dès 1955 en s’appuyant sur son homme fort, le catholique Ngo Dinh Diem, un pendant vietnamien du Sud-Coréen Syngman Rhee. Les Américains apportèrent aussi une aide militaire aux Britanniques combattant l’insurrection communiste en Malaisie, comme aux gouvernements autoritaires d’Indonésie et des Philippines, tout en soutenant aussi de leur présence navale et aérienne Taiwan et ses dépendances. Un réseau d’alliances denses, de nature multilatérale (ANZUS, OTASE) fut complété de traités bilatéraux (Japon, Corée du Sud, Philippines, Sud-Vietnam, Thaïlande) afin de faire échec à la fameuse « théorie des dominos », pensée spécifiquement dans un contexte asiatique où le containment semblait, dans les années 1950, fonctionner moins efficacement en Europe.
Il en résulta l’engagement désastreux au Vietnam, qui fut aussi le premier conflit à clairement révéler les limites de la puissance militaire et politique des Etats-Unis, et ce à un degré tout à fait différent des autres théâtres de la Guerre froide en Europe, en Amérique latine et en Afrique. Les Etats-Unis s’y trouvèrent prisonniers de la logique de leurs engagements dans la région entrepris depuis la Guerre du Pacifique. En dépit du déploiement de leur énorme machine de guerre terrestre, navale et aérienne, ils ne purent jamais faire reculer la pression du Nord-Vietnam, efficacement soutenu par l’URSS et aussi la Chine, sur un Sud dont le gouvernement impopulaire, corrompu, ne put non plus rallier sa nation pour faire front. Il en résulta non seulement la désapprobation majeure de la communauté internationale, et en particulier des alliés européens qui avaient pourtant répondu présent en Corée. Seuls de petits contingents australiens, sud-coréens et philippins vinrent épauler Américains et Sud-Vietnamiens. « Même pas une section de joueurs de cornemuse ! » rouspéta le président Lyndon Johnson à l’égard des Britanniques, autrefois omniprésents dans la région. Sans parler de la puissante condamnation verbale faite par le Général de Gaulle dans son discours de Phnom Penh. Le pire fut sans doute la division politique aux Etats-Unis même, où l’échec vietnamien parut un moment faire échec au processus de vie démocratique tout court.
La mémoire de la Guerre du Vietnam, et donc d’un engagement perdu des Etats-Unis en Asie, est encore suffisamment proche pour peser sur la vie politique américaine. La prise de conscience des vulnérabilités, mais aussi des erreurs commises, reste un poids majeur dans les esprits des dirigeants et de la société. Le souci de « retrouver la grandeur » perdue là-bas a animé le courant du reaganisme, comme, plus tard, du trumpisme. Les pensées stratégiques américaines sur la contre-insurrection en Irak et en Afghanistan au début du XXIème siècle ont été puissamment fondées sur des réflexions à propos du Vietnam, comme la réflexion du général H. R. McMaster, un temps conseiller à la sécurité nationale de Donald Trump, et auteur d’un livre à succès sur les supposés ratés des forces américaines au Vietnam.
VI. Du partenariat politique à la rivalité commerciale, la Chine prenant le relais du Japon dans ces rôles
Si 1975 vit les piteuses évacuations américaines de Saïgon et de Phnom Penh, il faut remarquer aussi que cette décennie vit l’ouverture de nouveaux défis asiatiques pour les Etats-Unis, sur un plan qui n’avait pas encore été envisagé en raison de l’accent mis sur l’effort militaire : celui de l’économie. On a vu que c’était d’abord le commerce qui avait amené les Américains en Asie, et qui y avait fondé leurs intérêts. Le nouveau courant de mondialisation allait amener les Asiatiques, et leur performance économique, en Amérique, et contribuer à bouleverser là aussi les rapports de force, avec des conséquences politiques de long terme.
Comme en Europe, les Etats-Unis avaient favorisé la reconstruction économique et surtout industrielle du Japon, en particulier à partir de la Guerre de Corée. Dans ce sillage, la Corée du Sud allait elle aussi se développer avec environ deux décennies d’écart avec les Japonais. Dès le milieu des années 1960, les industries de pointe japonaises apparaissaient en passe de concurrencer les grands noms de l’industrie américaine en des domaines aussi iconiques pour l’American Way of Life que l’automobile et l’électronique grand public. Le Tokyo Round du GATT, tenu au début des années 1970, consacrait aussi l’arrivée du Japon au premier rang des économies développées et exportatrices. La Guerre du Vietnam avait aussi nourri une inflation en mesure de casser le rôle du dollar dans le système monétaire international de Bretton Woods, et la décennie 70 s’ouvrait sur de sempiternelles polémiques américano-japonaises sur l’instrumentalisation des monnaies au service des exportations commerciales, polémiques qui ont eu un bel avenir, malgré les accords du Plaza en 1985.
L’arrivée des Toyota, Honda, Sony, Hitachi et autres grandes marques japonaises sur le marché américain préfigure des débats amers qui auraient lieu un peu plus tard sur la présence des grands groupes chinois, en particulier Huawei, devenus objets de méfiance. Tout le débat américain sur comment réagir à la percée économique et industrielle japonaise, qu’on supposait couplée à un regain de volonté de puissance géopolitique, est une première version de débats agitant le XXIème siècle au sujet de la place et du rôle de la Chine. Il est très piquant aussi de constater le chemin parallèle parcouru par ces puissances dans l’imaginaire américain.
En effet, les Etats-Unis avaient appuyé la reconstruction japonaise pour en faire un partenaire politique, quitte à se mordre les doigts de la concurrence japonaise vingt ans plus tard. Dans les années 1970, les Etats-Unis ont aussi réalisé une révolution diplomatique en se réconciliant spectaculairement avec la Chine communiste, enfin reconnue en 1971, et donc encore en plein maoïsme. La relation s’intensifia sous la prééminence de Deng Xiaoping, qui rompit avec ses prédécesseurs pour libéraliser et développer l’économie chinoise et l’intégrer au mieux dans la mondialisation avec l’économie américaine. Avec des résultats qui, une fois la stagnation économique du Japon amorcée dans les années 1990, ont produit des mêmes effets sur l’économie américaine à vingt ans d’intervalle : accusations de concurrence déloyale, d’espionnage industriel, de manipulation monétaire, le tout couplé d’un projet d’expansion de puissance géopolitique.
Du fait d’une performance économique moins écrasante, le Japon est devenu une figure moins menaçante pour les Etats-Unis de nos jours alors que dans les années 1980 et 1990, le « Japan-bashing » était très courant dans les milieux économiques, politiques et intellectuels américains. La capacité de concurrence économique a acquis un poids très important dans l’imaginaire américain, en particulier dans l’univers de la réaction nationaliste aux situations perçues de déclin économique et social. À l’inverse, les années de puissante croissance chinoise, en particulier au XXIème siècle, ont fortement modifié la perception américaine de la Chine.
Si celle-ci était considérée, au moment de son adhésion à l’OMC avec le soutien de l’administration Clinton, comme un futur grand partenaire pour la gestion des « biens communs » de la communauté internationale (et ne parlait-on pas à un moment de « Chinamérique » ?) elle est devenue dans la seconde décennie du siècle un croquemitaine, si ce n’est l’adversaire majeur des Etats-Unis. Le tout nouveau rapport de menaces de la communauté du renseignement américain l’écrit sans ambages en février 2024 : « La Chine a la capacité de concurrencer directement les Etats-Unis et les alliés des USA et d’altérer l’ordre global fondé sur le droit dans des directions qui renforcent la puissance de Pékin et sa forme de gouvernance, au détriment de celle des Etats-Unis. »
On voit bien ici que la concurrence économique se trouve déclinée ici en termes de menace géopolitique, à l’instar de ce qui avait été considéré un temps pour le Japon, mais de façon bien plus réelle et plus crédible. Le Japon a démenti les accusations américaines de velléité de concurrence géopolitique, non seulement parce que son économie n’a pas maintenu sa performance conquérante, mais aussi parce que sa culture politique a profondément changé depuis les années 1930 et 1940, à l’image de l’Allemagne. De fait, aussi, le succès économique des petits pays asiatiques surnommés les « Dragons », puis ceux des « Tigres » n’ont pas généré tant d’antagonisme américain, et en fait des relations fructueuses se sont nouées avec eux, même avec l’ancien ennemi vietnamien, toujours communiste !
VII. La reconstruction d’un réseau d’endiguement de la Chine
Les priorités américaines en Asie sont en passe de changer, mais elles retrouvent aussi des lignes de conduite que l’on a déjà vues contre des adversaires précédents. Le principal effort apparait maintenant de contenir d’abord la Chine, au moyen d’un réseau d’endiguement qui rappelle celui de la Guerre froide ; mais aussi de parvenir à trouver des restes de coopération, selon un régime « à la carte », sur les dossiers internationaux et multilatéraux. Cet équilibre est bien subtil et un exercice plus complexe que les endiguements d’autrefois, ceux de la puissance impériale japonaise, puis celui du communisme soviétique. Le comportement de la Chine est sur ce chapitre très déterminant des orientations futures de la politique américaine.
La Chine saurait-elle, avec sa direction actuelle, trouver les recettes qui ont permis au Japon et à la Corée du Sud, concurrents économiques certes, d’apparaitre au final aux yeux américains comme inoffensifs et dignes de confiance ? La taille de la Chine est sans rapport avec des deux autres puissances. Sous Deng Xiaoping, Jiang Zemin, Hu Jintao, environ deux « générations » de dirigeants chinois ont su mener un dialogue et une relation constructive avec les Etats-Unis. Le ton a indiscutablement changé avec Xi Jinping, dont l’ère se présente sous l’angle du dépassement par la Chine de sa période « d’humiliation » ouverte dans les années 1800. Les ambitions chinoises sont affichées dans leur dimension globale, par exemple avec la fameuse « Belt and Road Initiative », la multiplication d’organisations internationales concurrentes, la mise en avant, comme le dit le rapport de l’ODNI, de modèles économiques et politiques alternatifs au libéralisme.
Il est donc question, depuis quelques années, d’un antagonisme sino-américain programmé, qui alimente des craintes chez certains, y compris en Europe, d’une nouvelle mais aussi plus dévastatrice Guerre du Pacifique. La « nouvelle Guerre froide » est d’ailleurs dénoncée avec énergie par la direction chinoise, qui accuse les Etats-Unis d’en être l’origine. Certaines puissances européennes, encore attachées au prisme mercantiliste de leur relation à la Chine, reprennent aussi ce discours. C’est aussi un historien de la Guerre froide, Graham Allison, qui a popularisé l’interrogation d’un « Piège de Thucydide » en estimant que la combinaison de rivalité géoéconomique et géopolitique des Chinois et des Américains aboutit à un conflit presque inévitable, supposé refléter la rivalité de Sparte et Athènes au Vème siècle avant notre ère.3
Le « pivot vers l’Asie » a commencé à être évoqué à peine quelques années avant l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping. La question s’est d’abord posée aux Américains alors que leur engagement au Moyen-Orient dans les suites du 11 septembre s’avérait sans espoir de transformation durable de la région, même si les groupes armés islamistes avaient été temporairement affaiblis par les puissantes interventions militaires américaines, à un prix que les Etats-Unis n’avaient pas connu depuis les guerres de Corée et du Vietnam.
La conscience de la montée en puissance économique des Asiatiques s’est accrue en 2008 lorsqu’il a fallu se concerter avec eux pour éviter une aggravation mondiale de la crise financière, au sein de nouvelles structures comme le G20, club intégrant de nombreuses puissances asiatiques au contraire du seul Japon dans le G7. C’est sous la présidence de Barack Obama, natif d’Hawaii, ayant passé une partie de son enfance en Indonésie, que le concept s’est popularisé. Ce pivot pouvait-il rester de seule nature économique ? On constate bien qu’avec l’Inde, également puissance émergente très impliquée dans les nouvelles technologies, on s’efforce de combiner et un partenariat gagnant-gagnant au plan économique, et la création d’une relation aussi de nature stratégique. Les Etats-Unis font de même avec leurs plus anciens partenaires japonais, sud-coréens, taiwanais, vietnamiens et australiens.
VIII. Les dangers de la question coréenne
L’attention portée à la rivalité sino-américaine, qui s’est accentuée avec la montée en puissance des capacités aériennes et navales de l’Armée Populaire de Libération, et la fréquence des manœuvres d’intimidation à l’égard de Taïwan, comme l’affirmation des prétentions chinoises sur l’ensemble de la Mer de Chine méridionale, pourrait facilement faire oublier un autre point de danger sécuritaire en Asie, qui est la péninsule coréenne. À attendre un conflit sino-américain que certains jugent inévitable en raison de ses dynamiques propres, on néglige un conflit gelé dans lequel les Etats-Unis sont partie prenante avec un pays et un régime qui paraissent quantité négligeable par rapport à la montée en puissance de la Chine, et qui a pourtant fourni d’amples preuves de sa dangerosité et de sa tendance à la provocation.
Il est remarquable de constater, quand on passe en revue les pays qui se sont affrontés aux Etats-Unis pendant la Guerre froide, la singularité de la Corée du Nord parmi ces pays. Avec l’URSS et la Chine de Mao, des détentes furent possibles, puis, après la fin de la Guerre froide, un modus vivendi coopératif encore efficace il y a une quinzaine d’années. Avec le Vietnam, premier à avoir réellement humilié les Etats-Unis, il put y avoir quinze ans après la chute de Saïgon une normalisation des relations, un processus de réconciliation qui est venu à bout de la lancinante questions des militaires portés disparus et des prisonniers non rapatriés, au point que les vétérans américains du Vietnam sont souvent accueillis avec courtoisie dans le pays, et qu’une aide active aux équipes de recherche des restes des disparus est fournie. À présent, on voit même le Vietnam ambitionner de devenir un partenaire si privilégié de la défense américaine que l’US Navy est de nouveau invitée à faire escale dans son ancienne base de Da Nang. Même avec Cuba, un processus de normalisation a pu tant bien que mal s’amorcer au début des années 2010. Avec la Corée du Nord, l’hostilité demeure centrale.
Ce n’est pas faute d’avoir essayé. Dans les années 1990, le régime de Pyongyang accéléra ses efforts de développement des armes balistiques et nucléaires, ce qui n’a pas été ensuite sans effet sur les obsessions américaines à propos d’armes de destruction massive au Moyen-Orient. Une première médiation en 1994 impliqua une mission de l’ancien président Jimmy Carter, qui crut avoir obtenu un moratoire des entreprises d’armement non-conventionnel nord-coréennes contre une assistance économique et alimentaire. À plusieurs reprises, plusieurs gouvernements sud-coréens d’obédience plus libérale que ceux des décennies 1950-1980 ont mené leurs propres tentatives de conciliation du Nord après la disparition de Kim Il-sung, sans que cela ne suscite de réprobation absolue de Washington. C’est pourtant après ces tentatives que la Corée du Nord a franchi le seuil nucléaire et n’a cessé de tester des armes à portée plus étendue en défiance de la communauté internationale. La tentative de parier sur les « discussions à six », impliquant aussi le Japon, la Russie et la Chine, pour convaincre Pyongyang de désarmer, a malheureusement avorté il y a plusieurs années. La tentative mal ficelée de Donald Trump d’amadouer Kim Jong-un par la diplomatie personnelle et transactionnelle s’est fracassée sur l’intransigeance des exigences du petit-fils du fondateur du régime communiste nord-coréen.
L’imprévisibilité de comportement reste un atout majeur de la Corée du Nord, dont le régime est en revanche paré d’une solidité assurée, d’une docilité de sa population et d’un ordre de succession incontesté. Si l’on n’a pas de forte montée en puissance des forces américaines stationnées en Corée du Sud, les Américains ont depuis plusieurs années déjà entrepris des mesures de garantie au Japon et à la Corée du Sud. Ils cherchent aussi à pallier aux vulnérabilités de leurs positions régionales face aux missiles balistiques nord-coréens. La DMZ reste considérée comme « l’endroit le plus dangereux de la planète » et Seoul la seule grande métropole capitale d’un pays prospère qui soit en permanence dans les visées d’une des plus formidables concentrations de pièces d’artillerie au monde. La Corée du Nord a aussi étendu sa menace, et ses démonstrations de puissance, dans le domaine cyber, et n’est pas sous-estimée dans son potentiel de nuisance par les stratèges américaines. Il faut une certaine légèreté à certains qui estiment que cette situation de conflit gelé représenterait un moindre mal si le conflit russo-ukrainien devait la reproduire, alors qu’on y prolonge le risque d’une guerre encore plus ravageuse que celle de 1950-1953.
IX. Les incertitudes et contradictions de la politique américaine quant au rôle européen dans la région
Les développements de la politique asiatique ont suscité les réponses que l’on connait de la part des Etats-Unis : recherche d’un endiguement de la puissance chinoise, tentative de consolidation des relations tant politiques qu’économiques avec des partenaires régionaux anciens et nouveaux, avec la création de cadres institutionnels de dialogue et de coopération. Une inconnue demeure qui est le rôle mal défini que l’Europe, et en particulier l’Europe envisagée comme partenaire historique des Etats-Unis, dans la région asiatique. Comme on l’a vu, la crainte d’un « piège de Thucydide » a alimenté certaines craintes en Europe de se voir entrainer dans un conflit sino-américain, sans même parler d’une confrontation américano-nord-coréenne dont il est extraordinairement peu question dans les débats sécuritaires ou diplomatiques européens. Il y a eu par le passé aussi certaines réticences exprimées en Europe contre la création de dialogues institutionnels entre l’OTAN et le Japon ou la Corée du Sud.
Il y a pourtant désormais une évolution de certaines postures européennes envers la Chine, qui reflète, un peu plus tard, les interrogations américaines. Le renforcement du pouvoir personnel de Xi Jinping, la mise en coupe réglée de Hong Kong trahissant les engagements pris envers la Grande Bretagne lors des accords de rétrocession, l’espionnage industriel et le dumping commercial des Chinois, et même les origines de la pandémie de Covid-19, ont fini par créer des méfiances européennes qui se rapprochent de celles des Américains. La France et la Grande-Bretagne, qui ont encore des intérêts et des territoires d’outremer dans le Pacifique, ont aussi mesuré les effets délétères de la recherche d’influence chinoise. L’une comme l’autre ont recherché un renforcement de leur présence et projection de force maritime dans la région, handicapées l’une comme l’autre par des forces de défenses sous-financées et limitées en nombre. Une furieuse dispute diplomatique autour de la constitution du nouveau cadre d’alliance AUKUS rassemblant l’Australie, les Etats-Unis et le Royaume-Uni, assorti de conditions préférentielles de fournitures d’armes, aux dépens d’un contrat français plus ancien cavalièrement dénoncé par les Australiens, n’a pas aidé.
La relation de confiance transatlantique est mise à l’épreuve par de nombreux dossiers concernant directement les Etats-Unis et l’Europe, mais il n’est pas impensable que les questions stratégiques concernant l’Asie et le Pacifique puissent aussi être un domaine sur lequel les partenaires doivent travailler et améliorer leur coordination, s’ils ne veulent pas que le fossé d’intérêts s’élargisse entre eux. Comme dans bien des domaines, la nature de la prochaine administration américaine apportera une réponse décisive à ce problème, en sus de celles qu’il faut apporter aux partenaires asiatiques des Etats-Unis. L’atmosphère actuelle du monde, qui est celle d’un recul de la mondialisation, mais aussi du recul des cadres de discussion et coopération, tels que les organisations régionales, ou les mécanismes relationnels d’organisation à organisation, n’est pas favorable à une coopération optimale. C’est pourtant un travail diplomatique qu’il ne faut pas perdre de vue.
Le Pacifique et l’Asie sont bien un horizon naturel pour les Etats-Unis, mais ce dernier peut être source d’enchantement comme de désillusions. Dans un cas comme dans l’autre, il sera impossible aux responsables américains d’ignorer cette région, et encore plus difficile d’accepter d’en être écartés par des puissances rivales.
Enregistrer un commentaire