Par Gérard Vespierre - Analyste géopolitique, chroniqueur IDFM 98.0, fondateur du Média web Le Monde Décrypté (cliquer sur le lien).
Nous assistons ces dernières années à la montée en puissance de l’affrontement entre démocraties et régimes dictatoriaux. La guerre en Ukraine représente la partie visible. Les régimes russes, chinois, iraniens développent d’autres stratégies relevant du cyberespace, de l’influence, et des réseaux de communication. Mais beaucoup plus sournoise, se déroule la guerre des mots. La bataille qui consiste à vider nos mots de leur sens. C’est ce que à quoi nous assistons, sans apparemment en avoir conscience.
L’exemple le plus actuel est ce que nous continuons à appeler des élections, dans des pays, tels que la Russie, la Biélorussie, ou l’Iran.
Or, le processus électoral, dans le sens démocratique du terme, requiert son accompagnement d’un état de droit plein et entier des citoyens,
Dans le cadre électoral, il convient que les citoyens qui veulent faire acte de candidature puisse le faire librement, certes dans le cadre de règles, mais qui ne visent pas à l’empêcher de l’être.
Un autre élément structurant d’un scrutin électoral démocratique repose sur la séparation des pouvoirs. Le pouvoir juridique appelé à statuer sur la validité des candidatures doit être séparé et indépendant du pouvoir exécutif.
Le bon déroulement du scrutin, le décompte des voix et la transmission des résultats devant suivre les règles de transparence par la libre implication citoyenne et la non-ingérence du pouvoir exécutif.
Or en Russie, les élections présidentielles à venir ne répondent à aucun de ces critères de libre démocratie. La stratégie de toute dictature, et la Russie n’échappe nullement à la règle, consiste à bâillonner l’opposition, voire à physiquement l’éliminer.
I. Le traitement de l’opposition dans la présidentielle russe
Plusieurs candidats n’appartenant pas aux partis gravitant autour du système ont tenté leur chance. Une journaliste de 40 ans, Ekaterina Dountsova a rempli et déposé, fin décembre, les formulaires nécessaires. La commission électorale a donc enregistré sa candidature.
Mais début janvier, la commission électorale a annoncé avoir trouvé « 100 erreurs » invalidant le dossier initial de candidature.
Plus récemment Boris Nadejdine, homme politique local a déposé 105.000 signatures. La même commission en a rejeté 9.000, invalidant la candidature qui n’atteignait pas les 100.000 requises.
Le décès en prison d’Alexeï Navalny, opposant le plus célèbre à Vladimir Poutine, condamné à 19 ans de prison pour «extrémisme» illustre, hélas, de la façon la plus radicale, le comportement du pouvoir par rapport à son opposition, sans oublier son empoisonnement manqué en 2020.
Devant un tel vécu de pratiques d’obstruction et d’élimination, pouvons-nous continuer à parler d’élection ? Allons-nous accepter le dévoiement de nos idéaux, et de nos principes démocratiques les plus fondamentaux ?
Si nous continuons à l’accepter, nous participons nous-mêmes à notre propre mise en danger. Une telle option est-elle acceptable ?
II. Quelles alternatives sémantiques ?
Si l’on considère inapproprié, et dangereux, de dégrader le terme d’élection dans des processus électifs s’opposant en tous points à nos pratiques de la démocratie élective, alors il nous faut adopter d’autres vocables.
On peut s’orienter vers un terme existant, tenant compte du processus électif, mais éliminant le concept de choix, et s’orienter vers le terme, par exemple, de confirmation électorale.
Le candidat choisi, et validé, par le système politique, le peuple confirme ce choix, aucune alternative n’étant possible. Il s’agit donc d’une confirmation électorale.
On peut aussi tenter de créer un terme nouveau, s’inspirant de la pratique électorale, mais tenant compte de son déroulement dans un système dictatorial.
On pourrait aboutir au néologisme « électure », et évoquer ainsi, une élection en dictature, une « électure présidentielle ».
Sur le fond, peu importe le choix. Le plus important est de décider que nous n’acceptons plus de totalement dévaluer nos mots et nos principes démocratiques, pour décrire des processus auxquels ils ne sauraient être assimilés.
III. Une guerre des mots, existentielle
C’est débuter en quelque sorte, une défense du sens des mots, une « guerre du dessous des choses » tout aussi existentielle que l’autre, militaire.
Si nous fuyons ce combat, cela revient à accepter de construire un univers sémantique, donc un cadre intellectuel de référence, où nos mots seront totalement vidés de leur sens. Dans cette déconstruction, les démocraties électives, non autoritaires et plus fragiles (nous), sont donc confrontées à d’autres démocraties électives, autoritaires et fortes (eux). Il est dans la norme des choses de la vie, que le plus fragile perde. Il est donc vital d’établir une séparation du sens.
Ce détournement du sens des mots, construit sur les fondamentaux, nécessite du temps pour révéler son efficacité. Il agit avec « un effet retard » ce qui lui assure, in fine, une redoutable efficacité.
Cette situation exige de connaître la terrible phrase de Sergueï Lavrov, ministre russe des Affaires Étrangères : « Nous sommes dans vos têtes beaucoup plus profondément que vous ne le croyez » (mai 2023).
L’efficacité de cette déconstruction est même augmentée par l’utilisation simultanée d’autres lignes d’attaque de notre système de pensée, les réseaux d’influence, les fausses informations, et leur dissémination dans les réseaux sociaux.
Il nous faut donc impérativement, identifier ce terrain de combat, la guerre des mots, cette guerre du sens, cette « guerre d’en-dessous » et le porter à l’attention de nos dirigeants politiques et des médias.
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