■ L’Ukraine, appuyée par ses alliés occidentaux, poursuit la lutte depuis le 22 février 2022 (©Ukraine Presidency/Ukrainian Pre/ ZUMA PRESS/MAXPPP).
Par Paul Vallet - historien et politologue franco-américain, résident à Genève où il est Associate Fellow du Geneva Center for Security Policy. Diplômé de, et a enseigné à Sciences Po Paris, la Fletcher School of law and diplomacy de Tufts University. Il a reçu son doctorat en histoire de l’Université de Cambridge.
[N.d.l’.A : Sur un sujet aussi vaste, il est utile de recommander quelques lectures. Sur l’histoire de l’Ukraine, les ouvrages de Serhii Plokhy, et de Constantin Sigov et son entretien avec Laure Mandeville ; sur la guerre russo-ukrainienne, le livre de Michel Goya et Jean Lopez, « l’Ours et le Renard » ; sur l’évolution économique et politique de l’Ukraine depuis l’indépendance, les travaux d’Anders Aslund pour le Peterson Institute of International Economics.]
La semaine passée a vu un double anniversaire pour l’Ukraine et sans doute pour l’histoire européenne. Pour les Ukrainiens, sa signification comporte aussi bien des souvenirs à célébrer comme un commencement de malheurs et souffrances que le temps, en s’écoulant, semble diluer dans les mémoires de certains plus à l’Ouest.
Les dates du 20 au 24 février évoquent ainsi les évènements d’il y a dix ans en 2014 : la révolution dite « Euro-Maïdan » ; et d’il y a deux ans en 2022 : le début de l’invasion de l’Ukraine sur des fronts multiples par l’armée russe sur l’ordre de Vladimir Poutine. Cela se traduit par un fait qui ne devrait échapper à aucun spectateur : depuis dix ans, l’Ukraine se bat.
Force est pourtant de constater que dans les perceptions du public, notamment en Occident, Europe et Etats-Unis, ce combat de dix ans est fort abstrait et peu compris. C’est aussi le cas que pour le public non-occidental, ce conflit est encore plus éloigné de leur conscience, à la différence d’un autre conflit bien plus médiatisé auprès de ces populations, la guerre israélo-palestinienne à Gaza.
La difficulté qu’ont nombre d’Occidentaux à comprendre que la guerre de haute intensité a bien lieu sur le sol européen n’est pas sans rappeler le même sentiment d’abstraction qu’on observait voici trente ans, lors des guerres de désintégration de l’ex-Yougoslavie. On a beaucoup entendu parler à l’époque, dans les appels à la solidarité de certaines personnalités et responsables engagés par rapport à ce conflit, de ce que la guerre « avait lieu à deux heures d’avion de Paris ». C’est évidemment le cas aussi pour le conflit ukrainien, qui est, comme les conflits yougoslaves, très suivi par les médias. Pourtant, hormis la présence de réfugiés ukrainiens dans leurs communautés, c’est un fait qu’en Europe de l’Ouest notamment, se représenter concrètement la réalité de cette guerre reste difficile pour les gens ordinaires.
C’est aussi contre cette perception édulcorée de ses soutiens potentiels que l’Ukraine a à combattre avec d’autres moyens, tels que sa communication, ou ses initiatives diplomatiques, armes dont les portées sont aussi limitées.
Il faut y voir les origines de l’épuisement qu’on a beaucoup remarqué dans l’Ukraine actuelle, qui est l’une des premières idées-force à développer dans une analyse de la situation à la date de ces anniversaires multiples.
I. Dans un combat long, l’épuisement ne sape pas forcément la vaillance qui permet de poursuivre
Les correspondants de guerre ont récemment publié dans nombre de médias occidentaux des reportages saisissants qui témoignent, en particulier sur le front, de l’état de surmenage et de fatigue des soldats ukrainiens. Leur situation se trouve naturellement compliquée par les conditions du combat en hiver, qui reste aussi intense qu’il ne l’est lors des belles saisons. Les possibilités de repos, en particulier du fait des ressources limitées en troupes et en unités à mettre en rotation, sont bien insuffisantes par rapport aux conditions idéales imaginées par les stratèges, mais certainement abstraites par rapports aux réalités d’une telle guerre.
L’épuisement, les reportages le constatent aussi sur les arrières : les pilonnages russes, par missiles et par drones, touchent des villes, des infrastructures civiles et des populations, même les plus éloignées des grands fronts, au nord-est de Kharkiv, face au Donbass, et enfin la longue ligne dans le sud de l’oblast de Zaporijjia jusqu’au fleuve Dniepr et à Kherson. L’arrière est aussi un front dans cette guerre, du moins l’est-ce concrètement pour la plupart des Ukrainiens. Cela contraste de beaucoup avec le fait qu’en Russie, seules les populations de zones extrêmement proches de la frontière internationale, à l’instar de celle de l’oblast de Belgorod, ont vraiment pu constater les effets de la guerre avec les quelques frappes de longue portée que les Ukrainiens ont commencé à pratiquer.
Malgré leur épuisement, les troupes ukrainiennes ont démontré leur capacité à tenir leurs lignes, avec ténacité et vaillance, même lors de situations critiques. À la résistance longue de Bakhmut au printemps dernier, a succédé cet hiver celle d’Avdiivka. Les décisions, très discutées par les analystes et commentateurs militaires, sur le bien-fondé de se retirer aussi tardivement de positions compromises dans des villes totalement ruinées, n’ont pourtant pas débouché sur une débâcle, et l’essentiel des lignes de défense suivantes restent encore solides. À ce stade de la guerre, on ne compte plus les comparaisons effectuées avec la guerre de position qui caractérisait la Première guerre mondiale… et parfois, on s’en souvient moins, certaines périodes du front germano-soviétique pendant la Seconde. La guerre de tranchées, la guerre d’usure, c’est aussi une réalité qui frappe dans un conflit pourtant marqué par une technicité dernier cri qu’incarnent les drones de combat aériens, navals, un champ de bataille très connecté grâce à l’internet satellitaire. À côté de ce rôle des technologies nouvelles, l’artillerie a retrouvé une place éminente et incarne particulièrement la débauche de munitions utilisées, prouvant la nécessité des mobilisations économiques et industrielles pour poursuivre l’effort de guerre de part et d’autre.
Les reportages soulignent aussi, à l’étonnement du public occidental, la moyenne d’âge parfois élevée des soldats ukrainiens sur la ligne de front, où les quadragénaires sont étonnamment nombreux, pas uniquement dans l’encadrement. C’est d’une part l’effet d’une politique de mobilisation ukrainienne qui a tenté, pendant les dix-huit premiers mois de la guerre, de ménager les classes plus jeunes entre 25 et 35 ans ; c’est aussi l’effet du rôle que jouent des soldats plus expérimentés, qui, s’ils paraissent plus vieux aujourd’hui, sont le rappel évident que la situation conflictuelle n’a pas débuté le 24 février 2022 comme on le perçoit dans le public occidental. Ces soldats murs qui abordent l’An III, sont en réalité des soldats de l’An X. Ce sont des vétérans de la guerre qui a débuté au printemps 2014.
II. L’Occident mesure mal la durée longue de ce conflit dont les prémices remontent au moins à 2014, sinon 2004
C’est ici qu’on mesure l’importante différence de perception entre les Ukrainiens et la plupart du public occidental sur la durée de ce conflit et son inscription dans le temps historique. Il est évident que pour les spécialistes, chercheurs, analystes militaires et géopolitiques, certains diplomates qui ont eu à gérer le dossier pour leurs gouvernements ou des organisations internationales, quelques journalistes, quelques humanitaires, la compréhension que la guerre dure bien depuis 2014 et non pas 2022 est plus répandue. C’était une tache vaine, entre 2015 et 2022, d’attirer l’attention du grand public sur la réalité de ce qu’on considérait comme un conflit gelé de plus à l’Est, comme celui de l’Arménie et de l’Azerbaïdjan, celui de la Géorgie et de ses provinces séparatistes réfugiées sous la protection militaire de l’armée russe, ceux, oubliés et comme mis sous cloche par la mainmise de potentats pro-russes locaux, en Transnistrie et en Tchétchénie.
Les accords de Minsk et leur perception, notamment du fait de leur déclinaison par les gouvernements qui s’en sont portés garants à l’époque, le gouvernement français sous François Hollande puis Emmanuel Macron, et le gouvernement allemand sous Angela Merkel et ensuite sous Olaf Scholz, ont grandement contribué à cette image encore très répandue dans le public occidental d’une sorte de paix survenue après la signature de la seconde version des accords au début 2015 (une première version, conclue en septembre 2014, était restée totalement inopérante du fait de la poursuite de combats offensifs de l’armée russe déterminée à faire conquérir tout le Donbass par ses supplétifs séparatistes, et ç’aurait dû être un avertissement sur la fragilité d’un prétendu règlement diplomatique du conflit). Pour promouvoir les accords qu’ils avaient garantis, aussi bien que le « format de Normandie » dans lequel ils avaient été négociés, Paris et Berlin, dont les gouvernements se sont succédé avec une continuité politique et une continuité de politique, avaient un intérêt bien compris à surjouer la supposée « paix » sur la ligne de front.
Il y avait pourtant les moyens de savoir que sur le terrain, il n’y avait nulle paix. Il y avait des missions d’observation de l’Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe (OSCE) ainsi que de l’Union Européenne. Qui lisait leurs bulletins quotidiens, mis en ligne, rendant compte des incidents de tir quasi-quotidiens sur la ligne, faisant des morts s’ajoutant à l’unité au fil des semaines, mois et années ? Qui lisait les constats que le retrait des armes lourdes de la ligne de front, élément essentiel des accords, n'avait jamais même commencé ? En Occident, quasiment personne.
C’est ainsi que pour les Ukrainiens, cette guerre avait bel et bien commencé en 2014 et qu’elle se poursuivait, certes à basse intensité, mais elle se poursuivait. C’est pourquoi les pertes militaires ukrainiennes se comptaient déjà en plusieurs milliers de morts au combat, plus de la dizaine de millier de blessés, avec, il faudrait souligner, un bilan à peu près similaire estimé du côté russe. Les survivants de ce conflit sont encore pour certains présents au front dix ans plus tard. D’autres, plus jeunes, se sont engagés dans la période entre 2015 et 2022 précisément parce qu’ils ont perdu quelqu’un dans la première phase du conflit.
Si l’armée ukrainienne s’est reformée, a bénéficié d’entrainements particulièrement fournis par des pays occidentaux non impliqués dans les accords de Minsk, et notamment les Etats-Unis, la Grande Bretagne, le Canada, de façon à étonner le monde par sa capacité de résistance fin février 2022 et surtout en mars-avril pour jeter les bases de sa contre-offensive, c’est bien parce qu’il y a eu ce début de guerre dès 2014. Certaines des unités supplétives levées en 2014 au lendemain de la révolution de Maïdan, comme le fameux Régiment Azov, devenu enjeu de la guerre informationnelle russo-ukrainienne, se sont professionnalisées, devenant de véritables formations de l’armée régulière et non un assortiment de volontaires accourus pour pallier la désorganisation de l’armée ukrainienne du lendemain de basculement de régime. La qualité qu’on a reconnu aussi à plusieurs unités ukrainiennes de l’infanterie de marine, de l’assaut aéroporté, vient aussi de ce travail poursuivi pendant les années de supposé « calme » à l’est.
La capacité de l’Ukraine à répondre au défi qui lui a été lancé en 2014 comme en 2022, la capacité à maintenir cette vaillante détermination même dans des conditions d’épuisement qu’on a évoquées, elle tient à l’inscription dans le temps long de ce conflit. Certes, Maïdan constitue un moment charnière, où le changement de régime parait s’opérer en Ukraine d’une façon suffisamment tranchée pour que les masques tombent, et que la Russie procède, dans les heures suivant la fuite de l’ex-président Viktor Iannoukovitch, à une occupation aéroportée de la péninsule criméenne, maquillée en « soulèvement spontané » de la population locale à majorité russophone. Il y a d’ailleurs un rapprochement qui aurait pu être fait et davantage diffusé avec l’intervention russe contre la Géorgie à l’été 2008.
L’Ukraine était depuis longtemps un champ de rivalités et de luttes d’influences depuis son indépendance recouvrée, dans les faits, à l’automne 1991. La destruction de l’autorité politique en Union soviétique par le putsch des « durs » du Parti Communiste, des services de sécurité et certains éléments militaires contre Mikhail Gorbatchev (séquestré, déjà, en Crimée lors de ses vacances) est l’évènement qui a précipité la renaissance nationale ukrainienne. Renaissance nationale fort peu comprise en Occident, où cela faisait plusieurs générations que les études régionales acceptaient facilement la représentation russe de ce pays comme étant une « région particulière » dans le monde russe, mais supposée indissociable de la Russie. Point de compréhension de l’appartenance ancienne de l’Ukraine à d’autres principautés et royaumes avant une conquête russe effective, réalisée seulement à la fin du XVIIIème siècle. Point de compréhension des longues évolutions parallèles des appartenances religieuses, des expressions culturelles entre les deux pays, qui ont fondé un authentique mouvement national au XIXème siècle en Ukraine comme ailleurs en Europe. Point de compréhension d’une première et fugace indépendance ukrainienne au lendemain de la chute du Tsar, pendant la guerre civile, et résolument écrasée par le nouveau pouvoir communiste. Point de compréhension des mémoires spécifiques en Ukraine liées au traitement de ce pays sous le pouvoir soviétique, de la guerre civile à la répression stalinienne puis la Seconde Guerre Mondiale, et enfin pendant la stagnation puis la Perestroika de Gorbatchev.
À la différence notable des Pays Baltes, comme en Belarus, comme en Géorgie, comme en Asie centrale, au lendemain de l’indépendance, le pouvoir en Ukraine est resté aux mains d’apparatchiks hérités de la période soviétique. La voie du désarmement nucléaire, du positionnement neutre, du règlement préventif avec la Russie de toute dispute potentielle sur la Crimée a été choisi par ces gouvernants, avec le soutien actif des Occidentaux s’en accommodant fort bien. Cela n’empêchait pas une portion grandissante des nouvelles générations de pouvoir regarder vers l’Ouest et de souhaiter une réforme plus profonde de leur pays, plus profonde que la loi du plus fort qui semblait s’imposer dans l’Ukraine de Leonid Kouchma en copie de la Russie de Boris Eltsine puis de Vladimir Poutine.
C’est pourquoi en 2004, cette part de la population refusa l’interférence russe dans l’élection présidentielle et voulut imposer, dans la « révolution orange », la victoire dans les urnes de son candidat, Viktor Youchtchenko, contre celui des Russes, Iannoukovitch, dont la base politique se trouvait précisément au Donbass. Cet épisode a été aux yeux de Vladimir Poutine un premier avertissement que l’Ukraine s’écartait du modèle mafieux-oligarchique dans lequel il voulait maintenir toutes les anciennes républiques soviétiques de son « étranger proche ». C’est bien parce que 2004 ne déboucha pas sur une vraie réforme de l’Ukraine qu’une nouvelle interférence russe, en 2013-2014, devait déboucher sur Maïdan. En prétendant interdire à l’Ukraine de signer un accord d’association avec l’Union européenne du type qu’elle avait elle-même conclu par deux fois, la Russie s’est définitivement aliénée la jeunesse éduquée de l’Ukraine qui s’est mobilisée avec une grande détermination, préfigurant celle qu’elle montrerait après le début des hostilités en 2014 et encore en 2022.
III. Le conflit de narratifs historiques entre Russie et Ukraine joue un rôle plus fondamental qu’on ne le pense dans l’alimentation de ce conflit
Il faut reconnaitre, et cela impose la poursuite d’un travail intellectuel et éducatif qui n’a vraiment commencé que tout récemment dans les pays occidentaux, et surtout en Europe de l’Ouest, que les histoires de l’Ukraine et de la Russie comportent leurs spécificités, qu’elles sont liées mais non pas indissociables, et qu’elles comprennent aussi de lourds contentieux qui sont autant de facteurs de conflit qu’on ne peut pas évacuer avec des interprétations de circonstance.
Pendant longtemps en Occident, la perception de l’Ukraine a été ambigüe, tant cette « marche », dans le sens de « pays-frontière », passait pour une « région de Russie ». En anglais, il était courant de parler de « The Ukraine », comme on le ferait d’une région géographique comme « the West Country », ou « The Indies », d’une mer régionale telle que « The Mediterranean ». À l’indépendance, les autorités ukrainiennes ont demandé que cet usage d’un déterminant avant le nom du pays soit aboli dans la pratique anglophone, afin de mettre l’accent sur la réalité de ce pays qui ne pouvait plus permettre de laisser supposer qu’il était une « invention ». Cette question n’est pas forcément un détail, notamment pour des pays d’Europe centrale et balkanique, où les mouvements nationaux se sont affirmés pendant la seconde moitié du XIXème siècle, souvent avec une place centrale jouée par la culture, la langue, la littérature et les arts autant que le combat politique pour l’indépendance. Cela a parfois conduit certains historiens extérieurs à la région à juger que ces mouvements étaient une agitation artificielle, promue par une minorité de lettrés, rejoignant en cela le jugement des puissances impériales multinationales qu’étaient les empires des Romanov, des Habsbourg, des Hohenzollern et des Ottomans.
La question d’une Ukraine « berceau de la Russie » parce que la première principauté « Rus » chrétienne a été fondée à Kiev (ou Kyiv, l’appellation désormais plus correcte) a longtemps été acceptée en Occident dans sa lecture russe. Les distinctions qu’il faudrait faire entre la principauté de Kyiv, plus ancienne et florissante dès le XIème siècle, et celle de la Moscovie, qui ne monte en puissance qu’au XVème, ont été trop facilement évacuées. Ignorance aussi du poids de la tradition mongole sur la cour de Moscou et la gouvernance qu’elle pratique, comparée à une plus véritable tradition byzantine existant à Kyiv jusqu’à sa destruction par les Mongols. Ignorance, enfin, que ce qui est le territoire ukrainien d’aujourd’hui, avec des frontières encore très mouvantes jusqu’au milieu du XXème siècle, s’est partagé ensuite pendant la majeure partie de l’époque moderne (donc jusqu’à la fin XVIIIème), entre des entités qui n’avaient rien de « russe » : la Horde d’Or mongole, puis la suzeraineté ottomane, dans l’est, le sud, et la Crimée ; le Grand-Duché de Lituanie et le Royaume de Pologne pour l’ouest et le nord-ouest, un sort historique d’ailleurs partagé par la Biélorussie. Les populations de « Cosaques » sont certes de langue slave, de confession chrétienne orthodoxe, mais ne sont pas à proprement parler russes, ce sont les populations autochtones locales comportant aussi une part d’héritage centre-asiatique et caucasien. Ces Cosaques réputés farouchement indépendants se sont longtemps accommodés d’une tutelle polonaise lointaine jusqu’à ce qu’une partie d’entre eux se révolte au milieu du XVIIème siècle contre l’anarchie nobiliaire dans la « république » de Pologne, et choisisse, pour certains, un traité de ralliement au Tsar Alexis Romanov en 1654. Si les Cosaques ont ensuite beaucoup servi les Tsars, il est pertinent de rappeler que leur identité farouchement défendue jusqu’à ce jour est justement « cosaque » et non pas « russe ». Le traité de Pereyaslavl ne constitue donc qu’un argument imparfait pour prétendre russifier l’Ukraine.
Comme on l’a constaté plus tôt, l’histoire des affiliations religieuses de l’Ukraine constitue aussi un élément de distinction. La longue suzeraineté polono-lituanienne sur la région est à l’origine de la tradition uniate. En ces temps, l’église nationale ukrainienne est de rite orthodoxe, mais reconnait une union avec Rome négociée au XVème siècle par les derniers empereurs byzantins, précisément avec l’aide d’un métropolite de Kyiv. Avec l’avènement du pouvoir moscovite et russe, cette tradition affrontera le désir des Tsars et des Patriarches de Moscou que les églises ukrainiennes leur soient non seulement soumises, mais également qu’elles rompent avec la Papauté occidentale. Que ces traditions soient restées résilientes et survivent jusqu’à nos jours montrent leur enracinement, leur distinction de ce qui était le désir impérial de Moscou, et une capacité à résister aux extraordinaires moyens de pression qui l’accompagnaient. Il en est allé de même pour la survivance, et même l’épanouissement de la langue ukrainienne en dépit d’efforts de russification entamés sous les Tsars et poursuivis sous les Soviétiques.
La première indépendance de l’Ukraine a bien été une question fondamentale après l’écroulement du régime tsariste en 1917. L’Allemagne impériale en a même obtenu la reconnaissance par Lénine au traité de Brest-Litovsk en mars 1918, sans avoir le temps de la transformer en Etat-client. Le mouvement national ukrainien, d’obédience partagée entre les conservateurs « blancs » et les révolutionnaires « rouges », n’en était pas moins assez conscient de la spécificité ukrainienne, et voulait la faire vivre, quel que soit le régime politique futur. Pour certains bolchéviques pendant la Guerre civile, il importait moins d’étouffer cette indépendance ou son expression minimale (qui se traduisit donc par la création d’une « République socialiste soviétique d’Ukraine » dans l’URSS) que de contrôler effectivement ce territoire et ses riches ressources agricoles, minières, industrielles et portuaires. C’est encore le souci de contrôle qui explique la brutale soviétisation de l’agriculture ukrainienne qui provoqua la famine apocalyptique de 1932-1934, suivant de moins de dix ans une première version provoquée par la Guerre civile. Les Ukrainiens, eux, n’ont pas oublié. Cela explique l’attitude très controversée de nationalistes ukrainiens lors de l’occupation nazie en 1941, du moins jusqu’à la reconquête soviétique entamée début 1943. Il sera établi, dans la lecture soviétique et russe des évènements, que les Ukrainiens ont été de « mauvais patriotes soviétiques » à cette époque et désormais tout mouvement national ukrainien sera accusé de connivence avec le nazisme.
Si ces suspicions n’ont guère été évoquées dans la première décennie de la seconde indépendance ukrainienne, les années 1990, la « révolution orange » de 2004, déjà interprétée par Vladimir Poutine comme émanant d’une supposée ingérence occidentale, lui permettra de ressusciter cette interprétation du nationalisme ukrainien comme essentiellement d’essence nazie ou néonazie, d’abord pour pousser le retour politique de son obligé Iannoukovitch en 2010, ensuite pour le pousser à refuser le choix, populaire parmi les jeunes comme parmi une fraction des nationalistes, de l’association avec l’Union Européenne.
IV. Imposer une responsabilité historique de l’Ukraine dans les origines du conflit, de 2014 à 2022, a été un succès de la politique russe
Ainsi, la bataille entre les influences et le rôle qu’y jouent des narratifs historiques antagonistes s’est entamée dès 2004. C’est notamment à cette époque qu’a débuté l’image en vogue, notamment en Occident, d’une Ukraine de l’Ouest (la rive droite du Dniepr) nationaliste et ukrainophone, et d’une Ukraine de l’Est (la rive gauche) russophone et loyale envers Moscou. Les cartes électorales des consultations de 2004 puis 2010 ont été utilisées comme « preuve » de cette supposée division du pays. Les clientèles politiques diverses ont été présentées comme autant d’indices d’une opposition représentée comme frontale, fondamentale, entre des « Ukrainiens » et des « Russes » enfermés dans le même pays « artificiel ». D’ailleurs, en Russie, on a bien vu dès cette époque une généralisation du concept de considérer comme Russes tous les locuteurs de la langue, même ceux se situant au delà des frontières de la Fédération de Russie, dans les républiques d’Asie centrale comme au Caucase, dans les républiques baltes et enfin en Ukraine. Les médias russes, notamment les télévisions de plus en plus fermement contrôlées par l’Etat poutinien, se sont attachés, comme la pratique de distribution de passeports russes, à renforcer cette impression dans leurs émissions et publications diffusées en Ukraine.
Aussi, en 2014, a-t-il été possible pour la Russie de se présenter très rapidement comme intervenant au secours de « Russes » supposément opprimés en Crimée et au Donbass par le nouveau pouvoir de Kyiv. Pouvoir qui avait, par réaction émotionnelle hâtive dans les premières heures de son établissement provisoire le 22 février 2014,, voté à la Verkhovna Rada, le parlement ukrainien, l’affirmation de l’ukrainien seul comme langue officielle. On aurait pu demander des clarifications et obtenir, à force de négociations, de revenir sur cette décision. Or la réponse de la Russie a été d’envoyer ses forces spéciales intervenir en Crimée puis au Donbass, allant bien au-delà de certaines mesures comme les cyberattaques qui avaient été employées quelques années auparavant contre les pays baltes soupçonnés des mêmes maltraitances envers leurs populations russophones. Aujourd’hui encore, la question linguistique est pointée par les détracteurs occidentaux de l’Ukraine comme preuve majeure de l’intolérance fondamentale et fanatiquement nationaliste du régime issu de Maïdan. Oublié le fait que lors du referendum de l’indépendance conduit en 1991, la distinction entre russophones et ukrainophones se soit totalement diluée dans un vote massif en faveur de l’indépendance, et ce même en Crimée.
En même temps que la Russie exploitait assez habilement auprès de publics peu au fait des complexités historiques des mouvements nationalistes ukrainiens des années 1920 aux années 1940 (avec, notamment, l’exploitation facile des symboles, comme le drapeau rouge et noir de l’Armée Nationale Ukrainienne et de l’OUN-B, brandis par certains manifestants de Maïdan affiliés à l’extrême droite, comme preuve que ces nationalistes de 2014 n’étaient que les héritiers de Stepan Bandera et autres figures accusés de collaboration avec les occupants nazis), Moscou a aussi développé le thème, déjà exploité depuis 2003-2004, qu’aucune de ces « révolutions de couleur » n’était ni spontanée, ni l’émanation d’un mouvement national. Ces changements de régime ne pouvaient avoir lieu que par la suite de l’intervention extérieure. L’accord d’association de l’Ukraine avec l’UE était ainsi présenté comme allant de pair avec une intégration dans l’OTAN, notamment parce que, les élargissements européens et otaniens de 2004 s’étant produits une même année, ce ne pouvait qu’être en raison d’un « plan ». En 2004 comme en 2014, selon les adhérents du narratif russe, la CIA et les fondations américaines et européennes en faveur de la démocratie étaient à la manœuvre pour manipuler les Ukrainiens et les séparer de force de la Mère Russie. En 2024 encore, on comprend à qui on a affaire quand on s’entend dire que Maïdan tient entièrement aux manigances de la diplomate américaine Victoria Nulland, de la fondation de George Soros, et du Forum Economique Mondial.
Il ne s’agit pas d’en rire, car ce récit russe a été extraordinairement déterminant dans la suite des affaires. Alors que les troupes russes envahissaient la Crimée, forçaient les quelques troupes et unités navales ukrainiennes dans la péninsule à se désarmer et se débander, les réactions occidentales ont été de croire que véritablement, les petits hommes verts étaient des Russes de Crimée, sincèrement alarmés parce que la CIA et les Bandéristes étaient maintenant au pouvoir à Kyiv. Les nouvelles autorités ukrainiennes, plutôt que de voir leur requête que leur souveraineté territoriale, garantie par l’Acte d’Helsinki de 1975, l’Acte de Paris de 1990, le protocole de Budapest de 1994 et même le traité d’amitié russo-ukrainien de 1997, soit défendue aussi promptement que celle du Koweït envahi en 1990 par l’Irak, se sont vues en revanche instruire un procès en tolérance politique, avec des exigences de « décentralisation » pour accommoder la « partie russe » du pays. Ces mêmes exigences qu’ont négligemment formulé les pays occidentaux en gobant le narratif russe se sont retrouvées dans les clauses suggérées par l’Allemagne et la France dans les seconds accords de Minsk. Aujourd’hui encore, les détracteurs occidentaux de l’Ukraine ressortent ces clauses, non mises en œuvre car impossibles à l’être dans un pays encore en guerre et partiellement occupé par son voisin, comme une justification de l’invasion de 2022 par Vladimir Poutine, qui « n’avait pas le choix ».
Par Paul Vallet - historien et politologue franco-américain, résident à Genève où il est Associate Fellow du Geneva Center for Security Policy. Diplômé de, et a enseigné à Sciences Po Paris, la Fletcher School of law and diplomacy de Tufts University. Il a reçu son doctorat en histoire de l’Université de Cambridge.
[N.d.l’.A : Sur un sujet aussi vaste, il est utile de recommander quelques lectures. Sur l’histoire de l’Ukraine, les ouvrages de Serhii Plokhy, et de Constantin Sigov et son entretien avec Laure Mandeville ; sur la guerre russo-ukrainienne, le livre de Michel Goya et Jean Lopez, « l’Ours et le Renard » ; sur l’évolution économique et politique de l’Ukraine depuis l’indépendance, les travaux d’Anders Aslund pour le Peterson Institute of International Economics.]
La semaine passée a vu un double anniversaire pour l’Ukraine et sans doute pour l’histoire européenne. Pour les Ukrainiens, sa signification comporte aussi bien des souvenirs à célébrer comme un commencement de malheurs et souffrances que le temps, en s’écoulant, semble diluer dans les mémoires de certains plus à l’Ouest.
Les dates du 20 au 24 février évoquent ainsi les évènements d’il y a dix ans en 2014 : la révolution dite « Euro-Maïdan » ; et d’il y a deux ans en 2022 : le début de l’invasion de l’Ukraine sur des fronts multiples par l’armée russe sur l’ordre de Vladimir Poutine. Cela se traduit par un fait qui ne devrait échapper à aucun spectateur : depuis dix ans, l’Ukraine se bat.
Force est pourtant de constater que dans les perceptions du public, notamment en Occident, Europe et Etats-Unis, ce combat de dix ans est fort abstrait et peu compris. C’est aussi le cas que pour le public non-occidental, ce conflit est encore plus éloigné de leur conscience, à la différence d’un autre conflit bien plus médiatisé auprès de ces populations, la guerre israélo-palestinienne à Gaza.
La difficulté qu’ont nombre d’Occidentaux à comprendre que la guerre de haute intensité a bien lieu sur le sol européen n’est pas sans rappeler le même sentiment d’abstraction qu’on observait voici trente ans, lors des guerres de désintégration de l’ex-Yougoslavie. On a beaucoup entendu parler à l’époque, dans les appels à la solidarité de certaines personnalités et responsables engagés par rapport à ce conflit, de ce que la guerre « avait lieu à deux heures d’avion de Paris ». C’est évidemment le cas aussi pour le conflit ukrainien, qui est, comme les conflits yougoslaves, très suivi par les médias. Pourtant, hormis la présence de réfugiés ukrainiens dans leurs communautés, c’est un fait qu’en Europe de l’Ouest notamment, se représenter concrètement la réalité de cette guerre reste difficile pour les gens ordinaires.
C’est aussi contre cette perception édulcorée de ses soutiens potentiels que l’Ukraine a à combattre avec d’autres moyens, tels que sa communication, ou ses initiatives diplomatiques, armes dont les portées sont aussi limitées.
Il faut y voir les origines de l’épuisement qu’on a beaucoup remarqué dans l’Ukraine actuelle, qui est l’une des premières idées-force à développer dans une analyse de la situation à la date de ces anniversaires multiples.
I. Dans un combat long, l’épuisement ne sape pas forcément la vaillance qui permet de poursuivre
Les correspondants de guerre ont récemment publié dans nombre de médias occidentaux des reportages saisissants qui témoignent, en particulier sur le front, de l’état de surmenage et de fatigue des soldats ukrainiens. Leur situation se trouve naturellement compliquée par les conditions du combat en hiver, qui reste aussi intense qu’il ne l’est lors des belles saisons. Les possibilités de repos, en particulier du fait des ressources limitées en troupes et en unités à mettre en rotation, sont bien insuffisantes par rapport aux conditions idéales imaginées par les stratèges, mais certainement abstraites par rapports aux réalités d’une telle guerre.
L’épuisement, les reportages le constatent aussi sur les arrières : les pilonnages russes, par missiles et par drones, touchent des villes, des infrastructures civiles et des populations, même les plus éloignées des grands fronts, au nord-est de Kharkiv, face au Donbass, et enfin la longue ligne dans le sud de l’oblast de Zaporijjia jusqu’au fleuve Dniepr et à Kherson. L’arrière est aussi un front dans cette guerre, du moins l’est-ce concrètement pour la plupart des Ukrainiens. Cela contraste de beaucoup avec le fait qu’en Russie, seules les populations de zones extrêmement proches de la frontière internationale, à l’instar de celle de l’oblast de Belgorod, ont vraiment pu constater les effets de la guerre avec les quelques frappes de longue portée que les Ukrainiens ont commencé à pratiquer.
Malgré leur épuisement, les troupes ukrainiennes ont démontré leur capacité à tenir leurs lignes, avec ténacité et vaillance, même lors de situations critiques. À la résistance longue de Bakhmut au printemps dernier, a succédé cet hiver celle d’Avdiivka. Les décisions, très discutées par les analystes et commentateurs militaires, sur le bien-fondé de se retirer aussi tardivement de positions compromises dans des villes totalement ruinées, n’ont pourtant pas débouché sur une débâcle, et l’essentiel des lignes de défense suivantes restent encore solides. À ce stade de la guerre, on ne compte plus les comparaisons effectuées avec la guerre de position qui caractérisait la Première guerre mondiale… et parfois, on s’en souvient moins, certaines périodes du front germano-soviétique pendant la Seconde. La guerre de tranchées, la guerre d’usure, c’est aussi une réalité qui frappe dans un conflit pourtant marqué par une technicité dernier cri qu’incarnent les drones de combat aériens, navals, un champ de bataille très connecté grâce à l’internet satellitaire. À côté de ce rôle des technologies nouvelles, l’artillerie a retrouvé une place éminente et incarne particulièrement la débauche de munitions utilisées, prouvant la nécessité des mobilisations économiques et industrielles pour poursuivre l’effort de guerre de part et d’autre.
Les reportages soulignent aussi, à l’étonnement du public occidental, la moyenne d’âge parfois élevée des soldats ukrainiens sur la ligne de front, où les quadragénaires sont étonnamment nombreux, pas uniquement dans l’encadrement. C’est d’une part l’effet d’une politique de mobilisation ukrainienne qui a tenté, pendant les dix-huit premiers mois de la guerre, de ménager les classes plus jeunes entre 25 et 35 ans ; c’est aussi l’effet du rôle que jouent des soldats plus expérimentés, qui, s’ils paraissent plus vieux aujourd’hui, sont le rappel évident que la situation conflictuelle n’a pas débuté le 24 février 2022 comme on le perçoit dans le public occidental. Ces soldats murs qui abordent l’An III, sont en réalité des soldats de l’An X. Ce sont des vétérans de la guerre qui a débuté au printemps 2014.
II. L’Occident mesure mal la durée longue de ce conflit dont les prémices remontent au moins à 2014, sinon 2004
C’est ici qu’on mesure l’importante différence de perception entre les Ukrainiens et la plupart du public occidental sur la durée de ce conflit et son inscription dans le temps historique. Il est évident que pour les spécialistes, chercheurs, analystes militaires et géopolitiques, certains diplomates qui ont eu à gérer le dossier pour leurs gouvernements ou des organisations internationales, quelques journalistes, quelques humanitaires, la compréhension que la guerre dure bien depuis 2014 et non pas 2022 est plus répandue. C’était une tache vaine, entre 2015 et 2022, d’attirer l’attention du grand public sur la réalité de ce qu’on considérait comme un conflit gelé de plus à l’Est, comme celui de l’Arménie et de l’Azerbaïdjan, celui de la Géorgie et de ses provinces séparatistes réfugiées sous la protection militaire de l’armée russe, ceux, oubliés et comme mis sous cloche par la mainmise de potentats pro-russes locaux, en Transnistrie et en Tchétchénie.
Les accords de Minsk et leur perception, notamment du fait de leur déclinaison par les gouvernements qui s’en sont portés garants à l’époque, le gouvernement français sous François Hollande puis Emmanuel Macron, et le gouvernement allemand sous Angela Merkel et ensuite sous Olaf Scholz, ont grandement contribué à cette image encore très répandue dans le public occidental d’une sorte de paix survenue après la signature de la seconde version des accords au début 2015 (une première version, conclue en septembre 2014, était restée totalement inopérante du fait de la poursuite de combats offensifs de l’armée russe déterminée à faire conquérir tout le Donbass par ses supplétifs séparatistes, et ç’aurait dû être un avertissement sur la fragilité d’un prétendu règlement diplomatique du conflit). Pour promouvoir les accords qu’ils avaient garantis, aussi bien que le « format de Normandie » dans lequel ils avaient été négociés, Paris et Berlin, dont les gouvernements se sont succédé avec une continuité politique et une continuité de politique, avaient un intérêt bien compris à surjouer la supposée « paix » sur la ligne de front.
Il y avait pourtant les moyens de savoir que sur le terrain, il n’y avait nulle paix. Il y avait des missions d’observation de l’Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe (OSCE) ainsi que de l’Union Européenne. Qui lisait leurs bulletins quotidiens, mis en ligne, rendant compte des incidents de tir quasi-quotidiens sur la ligne, faisant des morts s’ajoutant à l’unité au fil des semaines, mois et années ? Qui lisait les constats que le retrait des armes lourdes de la ligne de front, élément essentiel des accords, n'avait jamais même commencé ? En Occident, quasiment personne.
C’est ainsi que pour les Ukrainiens, cette guerre avait bel et bien commencé en 2014 et qu’elle se poursuivait, certes à basse intensité, mais elle se poursuivait. C’est pourquoi les pertes militaires ukrainiennes se comptaient déjà en plusieurs milliers de morts au combat, plus de la dizaine de millier de blessés, avec, il faudrait souligner, un bilan à peu près similaire estimé du côté russe. Les survivants de ce conflit sont encore pour certains présents au front dix ans plus tard. D’autres, plus jeunes, se sont engagés dans la période entre 2015 et 2022 précisément parce qu’ils ont perdu quelqu’un dans la première phase du conflit.
Si l’armée ukrainienne s’est reformée, a bénéficié d’entrainements particulièrement fournis par des pays occidentaux non impliqués dans les accords de Minsk, et notamment les Etats-Unis, la Grande Bretagne, le Canada, de façon à étonner le monde par sa capacité de résistance fin février 2022 et surtout en mars-avril pour jeter les bases de sa contre-offensive, c’est bien parce qu’il y a eu ce début de guerre dès 2014. Certaines des unités supplétives levées en 2014 au lendemain de la révolution de Maïdan, comme le fameux Régiment Azov, devenu enjeu de la guerre informationnelle russo-ukrainienne, se sont professionnalisées, devenant de véritables formations de l’armée régulière et non un assortiment de volontaires accourus pour pallier la désorganisation de l’armée ukrainienne du lendemain de basculement de régime. La qualité qu’on a reconnu aussi à plusieurs unités ukrainiennes de l’infanterie de marine, de l’assaut aéroporté, vient aussi de ce travail poursuivi pendant les années de supposé « calme » à l’est.
La capacité de l’Ukraine à répondre au défi qui lui a été lancé en 2014 comme en 2022, la capacité à maintenir cette vaillante détermination même dans des conditions d’épuisement qu’on a évoquées, elle tient à l’inscription dans le temps long de ce conflit. Certes, Maïdan constitue un moment charnière, où le changement de régime parait s’opérer en Ukraine d’une façon suffisamment tranchée pour que les masques tombent, et que la Russie procède, dans les heures suivant la fuite de l’ex-président Viktor Iannoukovitch, à une occupation aéroportée de la péninsule criméenne, maquillée en « soulèvement spontané » de la population locale à majorité russophone. Il y a d’ailleurs un rapprochement qui aurait pu être fait et davantage diffusé avec l’intervention russe contre la Géorgie à l’été 2008.
L’Ukraine était depuis longtemps un champ de rivalités et de luttes d’influences depuis son indépendance recouvrée, dans les faits, à l’automne 1991. La destruction de l’autorité politique en Union soviétique par le putsch des « durs » du Parti Communiste, des services de sécurité et certains éléments militaires contre Mikhail Gorbatchev (séquestré, déjà, en Crimée lors de ses vacances) est l’évènement qui a précipité la renaissance nationale ukrainienne. Renaissance nationale fort peu comprise en Occident, où cela faisait plusieurs générations que les études régionales acceptaient facilement la représentation russe de ce pays comme étant une « région particulière » dans le monde russe, mais supposée indissociable de la Russie. Point de compréhension de l’appartenance ancienne de l’Ukraine à d’autres principautés et royaumes avant une conquête russe effective, réalisée seulement à la fin du XVIIIème siècle. Point de compréhension des longues évolutions parallèles des appartenances religieuses, des expressions culturelles entre les deux pays, qui ont fondé un authentique mouvement national au XIXème siècle en Ukraine comme ailleurs en Europe. Point de compréhension d’une première et fugace indépendance ukrainienne au lendemain de la chute du Tsar, pendant la guerre civile, et résolument écrasée par le nouveau pouvoir communiste. Point de compréhension des mémoires spécifiques en Ukraine liées au traitement de ce pays sous le pouvoir soviétique, de la guerre civile à la répression stalinienne puis la Seconde Guerre Mondiale, et enfin pendant la stagnation puis la Perestroika de Gorbatchev.
À la différence notable des Pays Baltes, comme en Belarus, comme en Géorgie, comme en Asie centrale, au lendemain de l’indépendance, le pouvoir en Ukraine est resté aux mains d’apparatchiks hérités de la période soviétique. La voie du désarmement nucléaire, du positionnement neutre, du règlement préventif avec la Russie de toute dispute potentielle sur la Crimée a été choisi par ces gouvernants, avec le soutien actif des Occidentaux s’en accommodant fort bien. Cela n’empêchait pas une portion grandissante des nouvelles générations de pouvoir regarder vers l’Ouest et de souhaiter une réforme plus profonde de leur pays, plus profonde que la loi du plus fort qui semblait s’imposer dans l’Ukraine de Leonid Kouchma en copie de la Russie de Boris Eltsine puis de Vladimir Poutine.
C’est pourquoi en 2004, cette part de la population refusa l’interférence russe dans l’élection présidentielle et voulut imposer, dans la « révolution orange », la victoire dans les urnes de son candidat, Viktor Youchtchenko, contre celui des Russes, Iannoukovitch, dont la base politique se trouvait précisément au Donbass. Cet épisode a été aux yeux de Vladimir Poutine un premier avertissement que l’Ukraine s’écartait du modèle mafieux-oligarchique dans lequel il voulait maintenir toutes les anciennes républiques soviétiques de son « étranger proche ». C’est bien parce que 2004 ne déboucha pas sur une vraie réforme de l’Ukraine qu’une nouvelle interférence russe, en 2013-2014, devait déboucher sur Maïdan. En prétendant interdire à l’Ukraine de signer un accord d’association avec l’Union européenne du type qu’elle avait elle-même conclu par deux fois, la Russie s’est définitivement aliénée la jeunesse éduquée de l’Ukraine qui s’est mobilisée avec une grande détermination, préfigurant celle qu’elle montrerait après le début des hostilités en 2014 et encore en 2022.
III. Le conflit de narratifs historiques entre Russie et Ukraine joue un rôle plus fondamental qu’on ne le pense dans l’alimentation de ce conflit
Il faut reconnaitre, et cela impose la poursuite d’un travail intellectuel et éducatif qui n’a vraiment commencé que tout récemment dans les pays occidentaux, et surtout en Europe de l’Ouest, que les histoires de l’Ukraine et de la Russie comportent leurs spécificités, qu’elles sont liées mais non pas indissociables, et qu’elles comprennent aussi de lourds contentieux qui sont autant de facteurs de conflit qu’on ne peut pas évacuer avec des interprétations de circonstance.
Pendant longtemps en Occident, la perception de l’Ukraine a été ambigüe, tant cette « marche », dans le sens de « pays-frontière », passait pour une « région de Russie ». En anglais, il était courant de parler de « The Ukraine », comme on le ferait d’une région géographique comme « the West Country », ou « The Indies », d’une mer régionale telle que « The Mediterranean ». À l’indépendance, les autorités ukrainiennes ont demandé que cet usage d’un déterminant avant le nom du pays soit aboli dans la pratique anglophone, afin de mettre l’accent sur la réalité de ce pays qui ne pouvait plus permettre de laisser supposer qu’il était une « invention ». Cette question n’est pas forcément un détail, notamment pour des pays d’Europe centrale et balkanique, où les mouvements nationaux se sont affirmés pendant la seconde moitié du XIXème siècle, souvent avec une place centrale jouée par la culture, la langue, la littérature et les arts autant que le combat politique pour l’indépendance. Cela a parfois conduit certains historiens extérieurs à la région à juger que ces mouvements étaient une agitation artificielle, promue par une minorité de lettrés, rejoignant en cela le jugement des puissances impériales multinationales qu’étaient les empires des Romanov, des Habsbourg, des Hohenzollern et des Ottomans.
La question d’une Ukraine « berceau de la Russie » parce que la première principauté « Rus » chrétienne a été fondée à Kiev (ou Kyiv, l’appellation désormais plus correcte) a longtemps été acceptée en Occident dans sa lecture russe. Les distinctions qu’il faudrait faire entre la principauté de Kyiv, plus ancienne et florissante dès le XIème siècle, et celle de la Moscovie, qui ne monte en puissance qu’au XVème, ont été trop facilement évacuées. Ignorance aussi du poids de la tradition mongole sur la cour de Moscou et la gouvernance qu’elle pratique, comparée à une plus véritable tradition byzantine existant à Kyiv jusqu’à sa destruction par les Mongols. Ignorance, enfin, que ce qui est le territoire ukrainien d’aujourd’hui, avec des frontières encore très mouvantes jusqu’au milieu du XXème siècle, s’est partagé ensuite pendant la majeure partie de l’époque moderne (donc jusqu’à la fin XVIIIème), entre des entités qui n’avaient rien de « russe » : la Horde d’Or mongole, puis la suzeraineté ottomane, dans l’est, le sud, et la Crimée ; le Grand-Duché de Lituanie et le Royaume de Pologne pour l’ouest et le nord-ouest, un sort historique d’ailleurs partagé par la Biélorussie. Les populations de « Cosaques » sont certes de langue slave, de confession chrétienne orthodoxe, mais ne sont pas à proprement parler russes, ce sont les populations autochtones locales comportant aussi une part d’héritage centre-asiatique et caucasien. Ces Cosaques réputés farouchement indépendants se sont longtemps accommodés d’une tutelle polonaise lointaine jusqu’à ce qu’une partie d’entre eux se révolte au milieu du XVIIème siècle contre l’anarchie nobiliaire dans la « république » de Pologne, et choisisse, pour certains, un traité de ralliement au Tsar Alexis Romanov en 1654. Si les Cosaques ont ensuite beaucoup servi les Tsars, il est pertinent de rappeler que leur identité farouchement défendue jusqu’à ce jour est justement « cosaque » et non pas « russe ». Le traité de Pereyaslavl ne constitue donc qu’un argument imparfait pour prétendre russifier l’Ukraine.
Comme on l’a constaté plus tôt, l’histoire des affiliations religieuses de l’Ukraine constitue aussi un élément de distinction. La longue suzeraineté polono-lituanienne sur la région est à l’origine de la tradition uniate. En ces temps, l’église nationale ukrainienne est de rite orthodoxe, mais reconnait une union avec Rome négociée au XVème siècle par les derniers empereurs byzantins, précisément avec l’aide d’un métropolite de Kyiv. Avec l’avènement du pouvoir moscovite et russe, cette tradition affrontera le désir des Tsars et des Patriarches de Moscou que les églises ukrainiennes leur soient non seulement soumises, mais également qu’elles rompent avec la Papauté occidentale. Que ces traditions soient restées résilientes et survivent jusqu’à nos jours montrent leur enracinement, leur distinction de ce qui était le désir impérial de Moscou, et une capacité à résister aux extraordinaires moyens de pression qui l’accompagnaient. Il en est allé de même pour la survivance, et même l’épanouissement de la langue ukrainienne en dépit d’efforts de russification entamés sous les Tsars et poursuivis sous les Soviétiques.
La première indépendance de l’Ukraine a bien été une question fondamentale après l’écroulement du régime tsariste en 1917. L’Allemagne impériale en a même obtenu la reconnaissance par Lénine au traité de Brest-Litovsk en mars 1918, sans avoir le temps de la transformer en Etat-client. Le mouvement national ukrainien, d’obédience partagée entre les conservateurs « blancs » et les révolutionnaires « rouges », n’en était pas moins assez conscient de la spécificité ukrainienne, et voulait la faire vivre, quel que soit le régime politique futur. Pour certains bolchéviques pendant la Guerre civile, il importait moins d’étouffer cette indépendance ou son expression minimale (qui se traduisit donc par la création d’une « République socialiste soviétique d’Ukraine » dans l’URSS) que de contrôler effectivement ce territoire et ses riches ressources agricoles, minières, industrielles et portuaires. C’est encore le souci de contrôle qui explique la brutale soviétisation de l’agriculture ukrainienne qui provoqua la famine apocalyptique de 1932-1934, suivant de moins de dix ans une première version provoquée par la Guerre civile. Les Ukrainiens, eux, n’ont pas oublié. Cela explique l’attitude très controversée de nationalistes ukrainiens lors de l’occupation nazie en 1941, du moins jusqu’à la reconquête soviétique entamée début 1943. Il sera établi, dans la lecture soviétique et russe des évènements, que les Ukrainiens ont été de « mauvais patriotes soviétiques » à cette époque et désormais tout mouvement national ukrainien sera accusé de connivence avec le nazisme.
Si ces suspicions n’ont guère été évoquées dans la première décennie de la seconde indépendance ukrainienne, les années 1990, la « révolution orange » de 2004, déjà interprétée par Vladimir Poutine comme émanant d’une supposée ingérence occidentale, lui permettra de ressusciter cette interprétation du nationalisme ukrainien comme essentiellement d’essence nazie ou néonazie, d’abord pour pousser le retour politique de son obligé Iannoukovitch en 2010, ensuite pour le pousser à refuser le choix, populaire parmi les jeunes comme parmi une fraction des nationalistes, de l’association avec l’Union Européenne.
IV. Imposer une responsabilité historique de l’Ukraine dans les origines du conflit, de 2014 à 2022, a été un succès de la politique russe
Ainsi, la bataille entre les influences et le rôle qu’y jouent des narratifs historiques antagonistes s’est entamée dès 2004. C’est notamment à cette époque qu’a débuté l’image en vogue, notamment en Occident, d’une Ukraine de l’Ouest (la rive droite du Dniepr) nationaliste et ukrainophone, et d’une Ukraine de l’Est (la rive gauche) russophone et loyale envers Moscou. Les cartes électorales des consultations de 2004 puis 2010 ont été utilisées comme « preuve » de cette supposée division du pays. Les clientèles politiques diverses ont été présentées comme autant d’indices d’une opposition représentée comme frontale, fondamentale, entre des « Ukrainiens » et des « Russes » enfermés dans le même pays « artificiel ». D’ailleurs, en Russie, on a bien vu dès cette époque une généralisation du concept de considérer comme Russes tous les locuteurs de la langue, même ceux se situant au delà des frontières de la Fédération de Russie, dans les républiques d’Asie centrale comme au Caucase, dans les républiques baltes et enfin en Ukraine. Les médias russes, notamment les télévisions de plus en plus fermement contrôlées par l’Etat poutinien, se sont attachés, comme la pratique de distribution de passeports russes, à renforcer cette impression dans leurs émissions et publications diffusées en Ukraine.
Aussi, en 2014, a-t-il été possible pour la Russie de se présenter très rapidement comme intervenant au secours de « Russes » supposément opprimés en Crimée et au Donbass par le nouveau pouvoir de Kyiv. Pouvoir qui avait, par réaction émotionnelle hâtive dans les premières heures de son établissement provisoire le 22 février 2014,, voté à la Verkhovna Rada, le parlement ukrainien, l’affirmation de l’ukrainien seul comme langue officielle. On aurait pu demander des clarifications et obtenir, à force de négociations, de revenir sur cette décision. Or la réponse de la Russie a été d’envoyer ses forces spéciales intervenir en Crimée puis au Donbass, allant bien au-delà de certaines mesures comme les cyberattaques qui avaient été employées quelques années auparavant contre les pays baltes soupçonnés des mêmes maltraitances envers leurs populations russophones. Aujourd’hui encore, la question linguistique est pointée par les détracteurs occidentaux de l’Ukraine comme preuve majeure de l’intolérance fondamentale et fanatiquement nationaliste du régime issu de Maïdan. Oublié le fait que lors du referendum de l’indépendance conduit en 1991, la distinction entre russophones et ukrainophones se soit totalement diluée dans un vote massif en faveur de l’indépendance, et ce même en Crimée.
En même temps que la Russie exploitait assez habilement auprès de publics peu au fait des complexités historiques des mouvements nationalistes ukrainiens des années 1920 aux années 1940 (avec, notamment, l’exploitation facile des symboles, comme le drapeau rouge et noir de l’Armée Nationale Ukrainienne et de l’OUN-B, brandis par certains manifestants de Maïdan affiliés à l’extrême droite, comme preuve que ces nationalistes de 2014 n’étaient que les héritiers de Stepan Bandera et autres figures accusés de collaboration avec les occupants nazis), Moscou a aussi développé le thème, déjà exploité depuis 2003-2004, qu’aucune de ces « révolutions de couleur » n’était ni spontanée, ni l’émanation d’un mouvement national. Ces changements de régime ne pouvaient avoir lieu que par la suite de l’intervention extérieure. L’accord d’association de l’Ukraine avec l’UE était ainsi présenté comme allant de pair avec une intégration dans l’OTAN, notamment parce que, les élargissements européens et otaniens de 2004 s’étant produits une même année, ce ne pouvait qu’être en raison d’un « plan ». En 2004 comme en 2014, selon les adhérents du narratif russe, la CIA et les fondations américaines et européennes en faveur de la démocratie étaient à la manœuvre pour manipuler les Ukrainiens et les séparer de force de la Mère Russie. En 2024 encore, on comprend à qui on a affaire quand on s’entend dire que Maïdan tient entièrement aux manigances de la diplomate américaine Victoria Nulland, de la fondation de George Soros, et du Forum Economique Mondial.
Il ne s’agit pas d’en rire, car ce récit russe a été extraordinairement déterminant dans la suite des affaires. Alors que les troupes russes envahissaient la Crimée, forçaient les quelques troupes et unités navales ukrainiennes dans la péninsule à se désarmer et se débander, les réactions occidentales ont été de croire que véritablement, les petits hommes verts étaient des Russes de Crimée, sincèrement alarmés parce que la CIA et les Bandéristes étaient maintenant au pouvoir à Kyiv. Les nouvelles autorités ukrainiennes, plutôt que de voir leur requête que leur souveraineté territoriale, garantie par l’Acte d’Helsinki de 1975, l’Acte de Paris de 1990, le protocole de Budapest de 1994 et même le traité d’amitié russo-ukrainien de 1997, soit défendue aussi promptement que celle du Koweït envahi en 1990 par l’Irak, se sont vues en revanche instruire un procès en tolérance politique, avec des exigences de « décentralisation » pour accommoder la « partie russe » du pays. Ces mêmes exigences qu’ont négligemment formulé les pays occidentaux en gobant le narratif russe se sont retrouvées dans les clauses suggérées par l’Allemagne et la France dans les seconds accords de Minsk. Aujourd’hui encore, les détracteurs occidentaux de l’Ukraine ressortent ces clauses, non mises en œuvre car impossibles à l’être dans un pays encore en guerre et partiellement occupé par son voisin, comme une justification de l’invasion de 2022 par Vladimir Poutine, qui « n’avait pas le choix ».
Le narratif selon lequel les habitants « russes » du Donbass se sont naturellement soulevés, comme ceux de Crimée, quelques semaines après au printemps 2014, a aussi procédé du succès auprès de l’audience occidentale de ce corps de récit fabriqué à Moscou. C’est à Kyiv qu’on a fait porter la responsabilité d’avoir cherché à rétablir l’ordre dans les oblasts du Donbass où des bandes armées s’étaient imposées aux autorités locales. On n’a pas voulu voir, contre l’évidence même, que des unités de l’armée régulière russe soutenaient les combats des milices séparatistes. Pas même la destruction en vol de l’avion de ligne malaisien MH17, tuant plusieurs centaines de passagers ouest-européens et australiens, n’a convaincu plusieurs des gouvernements européens que l’arme utilisée par l’avion avait bel et bien été fournie par une unité de défense aérienne russe aux séparatistes. Si les Européens ont adopté des sanctions pour l’annexion de la Crimée prononcée quelques semaines après le « soulèvement spontané des Russes de Crimée », ils ont été réticents à accroitre leur pression alors que le même processus se reproduisait au Donbass, et qu’on pouvait constater, photos satellites à l’appui, l’intervention des forces régulières russes contre les Ukrainiens. Les accords de Minsk II ont consacré la grande réussite de cette opération d’influence des jugements occidentaux menée par la Russie
V. La résistance ukrainienne en 2022-2023 a renversé la perception du conflit et le narratif ukrainien a repris le dessus sur le narratif russe pour nourrir l’assistance occidentale vitale
Ce qui est remarquable, c’est que l’invasion de 2022, que Vladimir Poutine a lancée après des mois de dénégation des renseignements américains rendus publics qu’il concentrait des armées au nord, nord-est et est de l’Ukraine, prétextant des « exercices militaires », y compris en Belarus, c’est ce qui a qui a provoqué le retournement dans la bataille des narratifs. Le prétexte de l’invasion s’appuyait encore sur les éléments de langage développés depuis 2014 : le gouvernement de Kyiv était dominé par des nazis malgré son président juif, ce gouvernement menait un « génocide » des Russes en Ukraine et dans le Donbass, la Russie intervenait donc en état de légitime défense. Vladimir Poutine avait même pris le soin, comme le dit le chercheur Nicolas Werth, de devenir « historien en chef », publiant à l’été 2021 un long texte développant son roman national russe, et déniant à l’Ukraine toute réalité nationale, politique ou culturelle qui la distinguerait de la Russie. Poutine tient tellement à ce narratif qu’il l’a encore récemment déployé dans son interview-monologue face au présentateur de télévision d’ultradroite américain Tucker Carlson.
Les premières heures de l’invasion ont démontré au contraire que les prémices sur lesquels s’appuyait le récit russe s’effondraient : les Ukrainiens ont résisté avec acharnement sur les différents fronts où ils étaient attaqués, jusque dans la banlieue de la capitale, avec un combat épique livré contre les forces spéciales russes héliportées sur l’aéroport de Hostomel pour pouvoir se saisir du président Volodymyr Zelensky et de ses ministres. Au contraire, le soir de l’invasion, Zelensky se filmait sur un téléphone portable devant une cathédrale du centre-ville, entouré de son gouvernement et de ses ministres, annonçant à ses concitoyens comme au reste du monde, « le président est ici ». La supposée marionnette de la CIA avait refusé l’exfiltration et restait à son poste pour animer la résistance. Ces Ukrainiens pouvaient-ils donc vraiment se battre pour un gouvernement présenté comme corrompu en Russie comme en Europe de l’Ouest et même aux Etats-Unis, où Donald Trump s’était attiré un premier impeachment pour avoir tenté d’extorquer à l’Ukraine de supposées « preuves » d’affaires sombres impliquant Joe Biden et Hillary Clinton ? En ne se débandant pas, mais en combattant coûte que coûte, les Ukrainiens ont démenti la supposée fragilité de leur pays, ils ont prouvé leur adhésion à la cause nationale, et ce, qu’ils soient issus de la supposée partie « ukrainienne » ou « russe » séparée par le Dniepr. Même le régiment Azov, cette unité de « néonazis », a retourné le récit en sa faveur par sa résistance obstinée aux attaques russes dans le centre de Marioupol.
La résistance des premières semaines, qui a fini par obliger les forces russes trop étendues à se retirer du terrain conquis au nord-est et nord-ouest de Kyiv, a aussi permis la révélation des crimes de guerre commis par les Russes sur les civils qu’ils prétendaient libérer du nazisme, notamment à Irpin et à Boutcha. La brutalité du siège de Marioupol a aussi désarmé les tentatives de certains Occidentaux, comme cela a été fait à propos des bombardements du Théâtre Municipal et de la maternité, de prétendre que les crimes de guerre russes étaient des manipulations.
Le maintien sur place et la détermination du gouvernement de Volodymyr Zelensky, relayés par sa communication quotidienne et bien pensée où s’exprime aussi le talent du comédien qu’il fut avant son engagement politique, ont aussi joué un rôle de plus long terme pour persuader les Occidentaux de la véracité de son récit de défense nationale comme de l’utilité de le soutenir matériellement, financièrement et diplomatiquement. Les menaces d’emploi de l’arme nucléaire par la Russie ont davantage desservi le narratif russe qu’ils n’ont persuadé les Occidentaux de ne pas aider l’Ukraine. Sans renversement de cette bataille des récits au profit de l’Ukraine, obtenue par son courage indéniable, il n’y aurait pas eu le front uni des Occidentaux dans le soutien à ce pays. Il n’y aurait pas eu les batteries de sanctions extrêmement lourdes prises contre une économie russe qu’on pensait si complètement imbriquée dans les circuits de l’économie mondialisée, et notamment de l’économie européenne, que personne n’oserait prendre des sanctions handicapant ces relations. Surtout, les visions est- et ouest-européennes se sont réconciliées face à la menace russe. La Finlande et la Suède ont promptement renoncé à leurs vieilles neutralités pour adhérer à l’OTAN. Il s’est dessiné, au moins des deux côtés de l’Atlantique nord, un front commun avec l’Ukraine qui implique son intégration future dans l’Union Européenne et l’Alliance Atlantique, les objectifs que Vladimir Poutine tentait de rendre impossibles depuis 2004.
VI. L’intégration de l’Ukraine dans les structures occidentales constitue un espoir de long terme qui alimente aussi la résistance, malgré les défis structurels posés par cette intégration qui sont énormes et alimentent une certaine réticence occidentale
Certes, tout ce parcours n’a pas été aisé, ni pour l’Ukraine, ni pour ses partenaires. La résistance ukrainienne a été enhardie pendant l’année 2022 par cette perspective d’une assistance occidentale bien plus certaine qu’en 2014. Cela s’est traduit par un succès avant la fin de la même année, qui a vu les forces russes perdre du terrain sur d’autres fronts que ceux qu’ils avaient dû évacuer au printemps, avec des conséquences particulières pour la réalisation de leur stratégie principale. Pour viser à l’objectif de détruire le meilleur de l’armée ukrainienne aligné face au Donbass, où aucune avancée n’avait pu se produire si ce n'est la capture de Marioupol, il fallait que les Russes puissent tourner les Ukrainiens sur leur aile gauche, en capturant Kharkiv, deuxième ville du pays, puis exploiter une tête de pont à Izioum pour descendre en direction de Kramatorsk et de Dnipro, et faire jonction avec les forces russes au sud de Zaporijjia. La contre-offensive ukrainienne de septembre, résultat réel d’une feinte sur un autre front, celui de Kherson, a chassé les forces russes de cette région et consolidé la ligne ukrainienne sur ce front vulnérable du nord-est. Victoire suivie, quelques semaines plus tard, de la reprise de Kherson, privant les Russes de l’espoir de continuer vers Odessa et de conquérir l’ensemble de la façade maritime de l’Ukraine sur la Mer Noire.
C’est à ce stade que les puissances occidentales ont aussi consolidé leur appui de long terme à l’Ukraine, levant leurs réticences à livrer des armements performants et atténuant leurs craintes que les Ukrainiens s’en servent pour des frappes gratuites sur le territoire russe. Ce fléchissement marqué du positionnement s’est aussi remarqué en particulier au niveau de la diplomatie française qui, même après le début de l’invasion, avait encore cherché des opportunités de négociation avec la Russie à rebours du consensus européen. La Turquie, jouant sur plusieurs tableaux et son positionnement régional, y était tout de même mieux parvenue, même si les négociations d’Istanbul se sont heurtées aux irrémédiables contradictions entre les buts poursuivis par les Ukrainiens et les Russes.
Les Occidentaux, enhardis par les succès ukrainiens qui ont aussi consisté à pouvoir rouvrir leur accès à la Mer Noire, que la Russie prétendait fermer à leurs importantes exportations agricoles, ont aussi su gérer les conséquences du choc économique engendré par la guerre, s’ajoutant à d’autres effets hérités des bouleversements issus de la pandémie de Covid 19. La Russie a pu croire que les sociétés occidentales dépendantes de son énergie bon marché se soumettrait vite à l’arrêt décidé des ventes de gaz naturel russe à l’Europe. Malgré des inquiétudes exprimées sur un possible rationnement de l’énergie pendant l’hiver 2022-2023, les Européens n’ont pas fléchi et sont partis à la recherche de fournisseurs alternatifs. Il en est résulté des accords de fourniture bien controversés avec l’Azerbaïdjan et avec le Qatar, ainsi qu’une nouvelle consommation de gaz naturel liquéfié américain issu du fractionnement hydraulique, mais cela a paru en valoir la peine plutôt que de demander humblement pardon à la Russie. L’explosion du gazoduc sous-marin NordStream 2, qui que ce soit qui en soit responsable, marque bien la transition vers une indépendance énergétique européenne à l’égard de la Russie, et donc un changement nécessaire de modèle économique.
Pour aller plus loin, la perspective, non d’une association de l’Ukraine à l’Union Européenne, mais de son adhésion pleine, et ce bien que les élargissements soient devenus des processus interminables et impopulaires en Europe, semble se concrétiser. L’obtention du statut de pays candidat a été politiquement accélérée d’une telle façon que cela a rouvert les questionnements des pays des Balkans occidentaux dont les candidatures, posées il y a bien plus longtemps au moment du règlement des conflits de l’ex-Yougoslavie, ont trainé en longueur depuis, sans parler du dilemme de la candidature turque. Il y a bien, parmi les responsables occidentaux, ceux qui relèvent que l’intégration de l’Ukraine sera un exercice sans commune mesure avec tous les autres élargissements précédents. Les besoins de reconstruction physique et morale du pays seront énormes et étalés sur des décennies, comme l’avancée du pays vers des conditions conformes aux critères de Copenhague sur une démocratie libérale fonctionnelle, une économie de marché régulée par un Etat de droit purgé de toute corruption, et l’adoption de l’acquis communautaire. Il est à craindre que l’Ukraine puisse sauter des étapes de ce processus par favoritisme politique, et que son intégration ne relance les querelles internes à l’Union, que les récentes protestations d’agriculteurs européens contre les exportations ukrainiennes illustrent bien.
VII. Le passage à une guerre d’usure s’avère particulièrement nocif pour la perception occidentale et alimente une perspective pessimiste, et la stratégie russe s’appuie clairement sur l’alimentation du pessimisme occidental, son désir de solutions à court terme, et aussi sur l’intimidation
L’optimisme du printemps 2023 a fait place au désenchantement durant le courant de l’année, et en Ukraine, et parmi ses soutiens politiques occidentaux. Si l’Ukraine et ses alliés ont démontré leur persévérance, le sentiment s’est estompé de progresser dans la bonne direction vers une position suffisamment forte pour pouvoir négocier dans les meilleurs termes face à une Russie supposée groggy de ses revers de l’année précédente. Les succès ukrainiens avaient convaincu ses alliés d’avancer dans la direction de fournitures d’armements pour le combat terrestre, l’artillerie et les véhicules blindés notamment, qui devaient appuyer de prochaines offensives pour rompre la continuité terrestre entre la Russie et la Crimée issue de la conquête de premiers jours de l’invasion. En revanche, la question d’un renforcement des capacités aériennes de l’Ukraine par des avions de combat occidentaux a trainé et s’est avérée complexe par les évolutions des modes de combat, où les aviations des deux camps se sont retrouvées vulnérables aux contre-mesures. Les Ukrainiens ont déclenché, pour des raisons plus politiques que militaires, des tentatives d’offensive avec moins de couverture aérienne et moins d’appui de blindés contre les lignes fortifiées russes du sud et sud-est de Zaporijjia, qui se sont finalement enrayées. Entretemps, les Russes ont eux-mêmes engagé des batailles d’usure et de diversion sur différents verrous, Soledar, Bakhmut puis Avdiivka, défendues avec résolution mais à un prix énorme pour les troupes ukrainiennes.
La guerre d’usure semble à peu près assumée désormais par la Russie, bien qu’elle ait bruyamment proclamé le moindre de ses gains sur des portions du front du Donbass. La Russie a pu échapper au chaos un temps envisagé pour elle lors de la surprenante mutinerie du Groupe Wagner à l’été 2023, dont l’échec semble rappeler l’improvisation et les présupposés démentis de l’invasion d’origine en 2022. Il reste difficile de deviner si les dirigeants russes jouent simplement le temps qui passe pour accroitre l’épuisement ukrainien lui-même comme la « fatigue d’Ukraine » dont certaines sociétés occidentales commencent à montrer les signes. Le renforcement des capacités russes semble suggérer que leurs forces seront encore en 2024 à la recherche de succès militaires, reprenant des gages territoriaux qui sont autant de façons de consolider les chances de très large réélection de Vladimir Poutine, comme de casser le moral ukrainien et occidental. Il est beaucoup question, y compris en Europe, du pari qui serait fait en Russie sur une supposée réélection de Donald Trump aux Etats-Unis, parce que sa diplomatie transactionnelle tendrait à forcer l’Ukraine à accepter de traiter tout en abandonnant ses territoires occupés et même peut-être ses garanties de sécurité occidentales.
Toujours est-il qu’à l’épuisement des forces ukrainiennes constaté à l’automne et à l’hiver 2023-2024, répond un pessimisme occidental, tant en Europe qu’en Amérique du Nord, où l’attente d’une résolution rapide du conflit a été finalement déçue. La mobilisation économique et industrielle qu’implique le soutien militaire prolongé à l’Ukraine prend du temps à se concrétiser, augmentant la fréquence des querelles entre Ukrainiens et alliés occidentaux, et même entre ces derniers. La fréquence des initiatives n’efface pas des effets occasionnels de concurrence malheureuse, qu’il faut ensuite compenser par des effets d’annonce difficiles à mettre en œuvre. Ainsi, début 2024, l’atmosphère de la Conférence de Sécurité de Munich avait elle bien changé par rapport à celle de l’année précédente. Au moment de la rédaction de ces lignes, on constate aussi la diversité des réactions faites à l’évocation par Emmanuel Macron, lors de la conférence de soutien à l’Ukraine réunie à Paris le soir du 26 février, d’une hypothèse d’envoi de troupes au sol en Ukraine pour des missions encore peu définies. Il semble qu’on soit ici encore en présence d’une recherche d’effet d’annonce afin de réinstiller une détermination parmi les Occidentaux contre le travail de sape de leur confiance, opéré par les Russes avec l’assistance de leurs alliés plus ou moins assumés des partis populistes européens et de Donald Trump. Cette initiative pourrait donner une nouvelle occasion aux dirigeants russes d’intimider les Européens par des menaces d’escalade.
VIII. Le soutien de fait reçu par la Russie de la Chine ainsi que de tous les grands émergents du Sud, même ceux qui se prétendent démocratiques, prend fortement en défaut les stratégies occidentales
Le pessimisme occidental trouve aussi à s’alimenter au constat que la Russie ne se trouve pas isolée aux plans politique, diplomatique et économique, malgré la multiplication et la sévérité des sanctions financières. Par son commerce et ses transactions avec la Chine, l’Inde, les pays du Moyen Orient, la Russie peut encore exporter une partie de sa manne énergétique. Le secteur pétrolier en bénéficie actuellement plus que le secteur gazier qui a encore des difficultés à se réorienter de son marché européen vers l’Asie. D’autres matières premières que la Russie fournit restent demandées et exploitées en toute quiétude par l’économie mondiale. Par l’intermédiaire de la Chine, mais aussi des pays d’Asie centrale et du Caucase, des marchandises et technologies sensibles, susceptibles d’être utilisées pour l’armement, produites en Occident, parviennent en Russie. Dans les arènes internationales, la Russie peut s’appuyer non seulement sur son statut de membre permanent du conseil de sécurité de l’ONU, mais aussi sur le vote chinois, et des votes de nombre des grands émergents et autres pays non occidentaux.
La reprise des hostilités ouvertes entre Israéliens et Palestiniens à partir d’octobre 2023 a ajouté un nouveau point de tension au Moyen Orient, au flanc sud-est de l’Europe. Cela a aussi distrait Américains et Européens du soutien à l’Ukraine, pour avoir à également gérer la crainte d’un autre embrasement régional, en se positionnant délicatement entre la défense d’un Israël qui a été agressé comme l’Ukraine, mais qui au contraire d’elle, a été en mesure de répliquer militairement de façon féroce, en position de supériorité nette, et infligeant des dizaines de milliers de pertes à ses ennemis au point de se faire condamner internationalement comme on n’a pas osé le faire de la Russie pour la guerre qu’elle a déclenché. Le phénomène de rejet anti-occidental s’est particulièrement accru dans le « Sud Global » du fait du soutien, américain en particulier, à Israël, et qui a été exploité assez rapidement par la diplomatie russe. Les causes de division politique interne aux Occidentaux, que ce soit en Europe comme aux Etats-Unis à la veille des échéances électorales de 2024, se trouvent aussi renforcées par le conflit moyen-oriental.
De là à en conclure que la position de la Russie est inattaquable, renforcée par les fournitures d’armes certes peu sophistiquées mais efficaces pour la guerre d’usure venant d’Iran et de Corée du Nord, il y a quelques pas, si on en juge de l’atmosphère qui règne actuellement en Europe. Et ce, tandis que les Etats-Unis raisonnent aussi dans les termes d’une puissance où existe la tentation de s’éloigner des affaires européennes pour se consacrer pleinement à contenir l’expansion chinoise dans l’espace Indo-Pacifique, sans parler des crises intérieures traversant la société américaine. Ce serait céder à la tentation, qui traverse souvent les sociétés occidentales, de penser excessivement dans le court terme, par manque d’habitude du raisonnement sur le moyen ou long terme. Les nombreuses leçons qui doivent émerger de ce conflit russo-ukrainien et de ses effets sur la relation délicate de l’Europe, de l’Amérique et de la Russie, montrent que plus d’une fois, les perceptions de court terme se sont avérées trompeuses. Si le conflit trouve des racines dans le temps historique long, il se déroule lui aussi depuis plusieurs années et ne peut pas raisonnablement être résolu rapidement. Reconnaitre que l’on est dans une confrontation d’usure suppose de gérer le temps plus long, et de l’intégrer dans une stratégie tendant vers une fin qui, pour être éloignée, ne perd pas sa valeur essentielle, la sécurité européenne. C’est peut-être le secret qu’ont à transmettre ces soldats de l’An III qui sont aussi soldats de l’an X.
La capacité à tenir sur le long terme en dépit des échecs est un déterminant de la victoire finale.
V. La résistance ukrainienne en 2022-2023 a renversé la perception du conflit et le narratif ukrainien a repris le dessus sur le narratif russe pour nourrir l’assistance occidentale vitale
Ce qui est remarquable, c’est que l’invasion de 2022, que Vladimir Poutine a lancée après des mois de dénégation des renseignements américains rendus publics qu’il concentrait des armées au nord, nord-est et est de l’Ukraine, prétextant des « exercices militaires », y compris en Belarus, c’est ce qui a qui a provoqué le retournement dans la bataille des narratifs. Le prétexte de l’invasion s’appuyait encore sur les éléments de langage développés depuis 2014 : le gouvernement de Kyiv était dominé par des nazis malgré son président juif, ce gouvernement menait un « génocide » des Russes en Ukraine et dans le Donbass, la Russie intervenait donc en état de légitime défense. Vladimir Poutine avait même pris le soin, comme le dit le chercheur Nicolas Werth, de devenir « historien en chef », publiant à l’été 2021 un long texte développant son roman national russe, et déniant à l’Ukraine toute réalité nationale, politique ou culturelle qui la distinguerait de la Russie. Poutine tient tellement à ce narratif qu’il l’a encore récemment déployé dans son interview-monologue face au présentateur de télévision d’ultradroite américain Tucker Carlson.
Les premières heures de l’invasion ont démontré au contraire que les prémices sur lesquels s’appuyait le récit russe s’effondraient : les Ukrainiens ont résisté avec acharnement sur les différents fronts où ils étaient attaqués, jusque dans la banlieue de la capitale, avec un combat épique livré contre les forces spéciales russes héliportées sur l’aéroport de Hostomel pour pouvoir se saisir du président Volodymyr Zelensky et de ses ministres. Au contraire, le soir de l’invasion, Zelensky se filmait sur un téléphone portable devant une cathédrale du centre-ville, entouré de son gouvernement et de ses ministres, annonçant à ses concitoyens comme au reste du monde, « le président est ici ». La supposée marionnette de la CIA avait refusé l’exfiltration et restait à son poste pour animer la résistance. Ces Ukrainiens pouvaient-ils donc vraiment se battre pour un gouvernement présenté comme corrompu en Russie comme en Europe de l’Ouest et même aux Etats-Unis, où Donald Trump s’était attiré un premier impeachment pour avoir tenté d’extorquer à l’Ukraine de supposées « preuves » d’affaires sombres impliquant Joe Biden et Hillary Clinton ? En ne se débandant pas, mais en combattant coûte que coûte, les Ukrainiens ont démenti la supposée fragilité de leur pays, ils ont prouvé leur adhésion à la cause nationale, et ce, qu’ils soient issus de la supposée partie « ukrainienne » ou « russe » séparée par le Dniepr. Même le régiment Azov, cette unité de « néonazis », a retourné le récit en sa faveur par sa résistance obstinée aux attaques russes dans le centre de Marioupol.
La résistance des premières semaines, qui a fini par obliger les forces russes trop étendues à se retirer du terrain conquis au nord-est et nord-ouest de Kyiv, a aussi permis la révélation des crimes de guerre commis par les Russes sur les civils qu’ils prétendaient libérer du nazisme, notamment à Irpin et à Boutcha. La brutalité du siège de Marioupol a aussi désarmé les tentatives de certains Occidentaux, comme cela a été fait à propos des bombardements du Théâtre Municipal et de la maternité, de prétendre que les crimes de guerre russes étaient des manipulations.
Le maintien sur place et la détermination du gouvernement de Volodymyr Zelensky, relayés par sa communication quotidienne et bien pensée où s’exprime aussi le talent du comédien qu’il fut avant son engagement politique, ont aussi joué un rôle de plus long terme pour persuader les Occidentaux de la véracité de son récit de défense nationale comme de l’utilité de le soutenir matériellement, financièrement et diplomatiquement. Les menaces d’emploi de l’arme nucléaire par la Russie ont davantage desservi le narratif russe qu’ils n’ont persuadé les Occidentaux de ne pas aider l’Ukraine. Sans renversement de cette bataille des récits au profit de l’Ukraine, obtenue par son courage indéniable, il n’y aurait pas eu le front uni des Occidentaux dans le soutien à ce pays. Il n’y aurait pas eu les batteries de sanctions extrêmement lourdes prises contre une économie russe qu’on pensait si complètement imbriquée dans les circuits de l’économie mondialisée, et notamment de l’économie européenne, que personne n’oserait prendre des sanctions handicapant ces relations. Surtout, les visions est- et ouest-européennes se sont réconciliées face à la menace russe. La Finlande et la Suède ont promptement renoncé à leurs vieilles neutralités pour adhérer à l’OTAN. Il s’est dessiné, au moins des deux côtés de l’Atlantique nord, un front commun avec l’Ukraine qui implique son intégration future dans l’Union Européenne et l’Alliance Atlantique, les objectifs que Vladimir Poutine tentait de rendre impossibles depuis 2004.
VI. L’intégration de l’Ukraine dans les structures occidentales constitue un espoir de long terme qui alimente aussi la résistance, malgré les défis structurels posés par cette intégration qui sont énormes et alimentent une certaine réticence occidentale
Certes, tout ce parcours n’a pas été aisé, ni pour l’Ukraine, ni pour ses partenaires. La résistance ukrainienne a été enhardie pendant l’année 2022 par cette perspective d’une assistance occidentale bien plus certaine qu’en 2014. Cela s’est traduit par un succès avant la fin de la même année, qui a vu les forces russes perdre du terrain sur d’autres fronts que ceux qu’ils avaient dû évacuer au printemps, avec des conséquences particulières pour la réalisation de leur stratégie principale. Pour viser à l’objectif de détruire le meilleur de l’armée ukrainienne aligné face au Donbass, où aucune avancée n’avait pu se produire si ce n'est la capture de Marioupol, il fallait que les Russes puissent tourner les Ukrainiens sur leur aile gauche, en capturant Kharkiv, deuxième ville du pays, puis exploiter une tête de pont à Izioum pour descendre en direction de Kramatorsk et de Dnipro, et faire jonction avec les forces russes au sud de Zaporijjia. La contre-offensive ukrainienne de septembre, résultat réel d’une feinte sur un autre front, celui de Kherson, a chassé les forces russes de cette région et consolidé la ligne ukrainienne sur ce front vulnérable du nord-est. Victoire suivie, quelques semaines plus tard, de la reprise de Kherson, privant les Russes de l’espoir de continuer vers Odessa et de conquérir l’ensemble de la façade maritime de l’Ukraine sur la Mer Noire.
C’est à ce stade que les puissances occidentales ont aussi consolidé leur appui de long terme à l’Ukraine, levant leurs réticences à livrer des armements performants et atténuant leurs craintes que les Ukrainiens s’en servent pour des frappes gratuites sur le territoire russe. Ce fléchissement marqué du positionnement s’est aussi remarqué en particulier au niveau de la diplomatie française qui, même après le début de l’invasion, avait encore cherché des opportunités de négociation avec la Russie à rebours du consensus européen. La Turquie, jouant sur plusieurs tableaux et son positionnement régional, y était tout de même mieux parvenue, même si les négociations d’Istanbul se sont heurtées aux irrémédiables contradictions entre les buts poursuivis par les Ukrainiens et les Russes.
Les Occidentaux, enhardis par les succès ukrainiens qui ont aussi consisté à pouvoir rouvrir leur accès à la Mer Noire, que la Russie prétendait fermer à leurs importantes exportations agricoles, ont aussi su gérer les conséquences du choc économique engendré par la guerre, s’ajoutant à d’autres effets hérités des bouleversements issus de la pandémie de Covid 19. La Russie a pu croire que les sociétés occidentales dépendantes de son énergie bon marché se soumettrait vite à l’arrêt décidé des ventes de gaz naturel russe à l’Europe. Malgré des inquiétudes exprimées sur un possible rationnement de l’énergie pendant l’hiver 2022-2023, les Européens n’ont pas fléchi et sont partis à la recherche de fournisseurs alternatifs. Il en est résulté des accords de fourniture bien controversés avec l’Azerbaïdjan et avec le Qatar, ainsi qu’une nouvelle consommation de gaz naturel liquéfié américain issu du fractionnement hydraulique, mais cela a paru en valoir la peine plutôt que de demander humblement pardon à la Russie. L’explosion du gazoduc sous-marin NordStream 2, qui que ce soit qui en soit responsable, marque bien la transition vers une indépendance énergétique européenne à l’égard de la Russie, et donc un changement nécessaire de modèle économique.
Pour aller plus loin, la perspective, non d’une association de l’Ukraine à l’Union Européenne, mais de son adhésion pleine, et ce bien que les élargissements soient devenus des processus interminables et impopulaires en Europe, semble se concrétiser. L’obtention du statut de pays candidat a été politiquement accélérée d’une telle façon que cela a rouvert les questionnements des pays des Balkans occidentaux dont les candidatures, posées il y a bien plus longtemps au moment du règlement des conflits de l’ex-Yougoslavie, ont trainé en longueur depuis, sans parler du dilemme de la candidature turque. Il y a bien, parmi les responsables occidentaux, ceux qui relèvent que l’intégration de l’Ukraine sera un exercice sans commune mesure avec tous les autres élargissements précédents. Les besoins de reconstruction physique et morale du pays seront énormes et étalés sur des décennies, comme l’avancée du pays vers des conditions conformes aux critères de Copenhague sur une démocratie libérale fonctionnelle, une économie de marché régulée par un Etat de droit purgé de toute corruption, et l’adoption de l’acquis communautaire. Il est à craindre que l’Ukraine puisse sauter des étapes de ce processus par favoritisme politique, et que son intégration ne relance les querelles internes à l’Union, que les récentes protestations d’agriculteurs européens contre les exportations ukrainiennes illustrent bien.
VII. Le passage à une guerre d’usure s’avère particulièrement nocif pour la perception occidentale et alimente une perspective pessimiste, et la stratégie russe s’appuie clairement sur l’alimentation du pessimisme occidental, son désir de solutions à court terme, et aussi sur l’intimidation
L’optimisme du printemps 2023 a fait place au désenchantement durant le courant de l’année, et en Ukraine, et parmi ses soutiens politiques occidentaux. Si l’Ukraine et ses alliés ont démontré leur persévérance, le sentiment s’est estompé de progresser dans la bonne direction vers une position suffisamment forte pour pouvoir négocier dans les meilleurs termes face à une Russie supposée groggy de ses revers de l’année précédente. Les succès ukrainiens avaient convaincu ses alliés d’avancer dans la direction de fournitures d’armements pour le combat terrestre, l’artillerie et les véhicules blindés notamment, qui devaient appuyer de prochaines offensives pour rompre la continuité terrestre entre la Russie et la Crimée issue de la conquête de premiers jours de l’invasion. En revanche, la question d’un renforcement des capacités aériennes de l’Ukraine par des avions de combat occidentaux a trainé et s’est avérée complexe par les évolutions des modes de combat, où les aviations des deux camps se sont retrouvées vulnérables aux contre-mesures. Les Ukrainiens ont déclenché, pour des raisons plus politiques que militaires, des tentatives d’offensive avec moins de couverture aérienne et moins d’appui de blindés contre les lignes fortifiées russes du sud et sud-est de Zaporijjia, qui se sont finalement enrayées. Entretemps, les Russes ont eux-mêmes engagé des batailles d’usure et de diversion sur différents verrous, Soledar, Bakhmut puis Avdiivka, défendues avec résolution mais à un prix énorme pour les troupes ukrainiennes.
La guerre d’usure semble à peu près assumée désormais par la Russie, bien qu’elle ait bruyamment proclamé le moindre de ses gains sur des portions du front du Donbass. La Russie a pu échapper au chaos un temps envisagé pour elle lors de la surprenante mutinerie du Groupe Wagner à l’été 2023, dont l’échec semble rappeler l’improvisation et les présupposés démentis de l’invasion d’origine en 2022. Il reste difficile de deviner si les dirigeants russes jouent simplement le temps qui passe pour accroitre l’épuisement ukrainien lui-même comme la « fatigue d’Ukraine » dont certaines sociétés occidentales commencent à montrer les signes. Le renforcement des capacités russes semble suggérer que leurs forces seront encore en 2024 à la recherche de succès militaires, reprenant des gages territoriaux qui sont autant de façons de consolider les chances de très large réélection de Vladimir Poutine, comme de casser le moral ukrainien et occidental. Il est beaucoup question, y compris en Europe, du pari qui serait fait en Russie sur une supposée réélection de Donald Trump aux Etats-Unis, parce que sa diplomatie transactionnelle tendrait à forcer l’Ukraine à accepter de traiter tout en abandonnant ses territoires occupés et même peut-être ses garanties de sécurité occidentales.
Toujours est-il qu’à l’épuisement des forces ukrainiennes constaté à l’automne et à l’hiver 2023-2024, répond un pessimisme occidental, tant en Europe qu’en Amérique du Nord, où l’attente d’une résolution rapide du conflit a été finalement déçue. La mobilisation économique et industrielle qu’implique le soutien militaire prolongé à l’Ukraine prend du temps à se concrétiser, augmentant la fréquence des querelles entre Ukrainiens et alliés occidentaux, et même entre ces derniers. La fréquence des initiatives n’efface pas des effets occasionnels de concurrence malheureuse, qu’il faut ensuite compenser par des effets d’annonce difficiles à mettre en œuvre. Ainsi, début 2024, l’atmosphère de la Conférence de Sécurité de Munich avait elle bien changé par rapport à celle de l’année précédente. Au moment de la rédaction de ces lignes, on constate aussi la diversité des réactions faites à l’évocation par Emmanuel Macron, lors de la conférence de soutien à l’Ukraine réunie à Paris le soir du 26 février, d’une hypothèse d’envoi de troupes au sol en Ukraine pour des missions encore peu définies. Il semble qu’on soit ici encore en présence d’une recherche d’effet d’annonce afin de réinstiller une détermination parmi les Occidentaux contre le travail de sape de leur confiance, opéré par les Russes avec l’assistance de leurs alliés plus ou moins assumés des partis populistes européens et de Donald Trump. Cette initiative pourrait donner une nouvelle occasion aux dirigeants russes d’intimider les Européens par des menaces d’escalade.
VIII. Le soutien de fait reçu par la Russie de la Chine ainsi que de tous les grands émergents du Sud, même ceux qui se prétendent démocratiques, prend fortement en défaut les stratégies occidentales
Le pessimisme occidental trouve aussi à s’alimenter au constat que la Russie ne se trouve pas isolée aux plans politique, diplomatique et économique, malgré la multiplication et la sévérité des sanctions financières. Par son commerce et ses transactions avec la Chine, l’Inde, les pays du Moyen Orient, la Russie peut encore exporter une partie de sa manne énergétique. Le secteur pétrolier en bénéficie actuellement plus que le secteur gazier qui a encore des difficultés à se réorienter de son marché européen vers l’Asie. D’autres matières premières que la Russie fournit restent demandées et exploitées en toute quiétude par l’économie mondiale. Par l’intermédiaire de la Chine, mais aussi des pays d’Asie centrale et du Caucase, des marchandises et technologies sensibles, susceptibles d’être utilisées pour l’armement, produites en Occident, parviennent en Russie. Dans les arènes internationales, la Russie peut s’appuyer non seulement sur son statut de membre permanent du conseil de sécurité de l’ONU, mais aussi sur le vote chinois, et des votes de nombre des grands émergents et autres pays non occidentaux.
La reprise des hostilités ouvertes entre Israéliens et Palestiniens à partir d’octobre 2023 a ajouté un nouveau point de tension au Moyen Orient, au flanc sud-est de l’Europe. Cela a aussi distrait Américains et Européens du soutien à l’Ukraine, pour avoir à également gérer la crainte d’un autre embrasement régional, en se positionnant délicatement entre la défense d’un Israël qui a été agressé comme l’Ukraine, mais qui au contraire d’elle, a été en mesure de répliquer militairement de façon féroce, en position de supériorité nette, et infligeant des dizaines de milliers de pertes à ses ennemis au point de se faire condamner internationalement comme on n’a pas osé le faire de la Russie pour la guerre qu’elle a déclenché. Le phénomène de rejet anti-occidental s’est particulièrement accru dans le « Sud Global » du fait du soutien, américain en particulier, à Israël, et qui a été exploité assez rapidement par la diplomatie russe. Les causes de division politique interne aux Occidentaux, que ce soit en Europe comme aux Etats-Unis à la veille des échéances électorales de 2024, se trouvent aussi renforcées par le conflit moyen-oriental.
De là à en conclure que la position de la Russie est inattaquable, renforcée par les fournitures d’armes certes peu sophistiquées mais efficaces pour la guerre d’usure venant d’Iran et de Corée du Nord, il y a quelques pas, si on en juge de l’atmosphère qui règne actuellement en Europe. Et ce, tandis que les Etats-Unis raisonnent aussi dans les termes d’une puissance où existe la tentation de s’éloigner des affaires européennes pour se consacrer pleinement à contenir l’expansion chinoise dans l’espace Indo-Pacifique, sans parler des crises intérieures traversant la société américaine. Ce serait céder à la tentation, qui traverse souvent les sociétés occidentales, de penser excessivement dans le court terme, par manque d’habitude du raisonnement sur le moyen ou long terme. Les nombreuses leçons qui doivent émerger de ce conflit russo-ukrainien et de ses effets sur la relation délicate de l’Europe, de l’Amérique et de la Russie, montrent que plus d’une fois, les perceptions de court terme se sont avérées trompeuses. Si le conflit trouve des racines dans le temps historique long, il se déroule lui aussi depuis plusieurs années et ne peut pas raisonnablement être résolu rapidement. Reconnaitre que l’on est dans une confrontation d’usure suppose de gérer le temps plus long, et de l’intégrer dans une stratégie tendant vers une fin qui, pour être éloignée, ne perd pas sa valeur essentielle, la sécurité européenne. C’est peut-être le secret qu’ont à transmettre ces soldats de l’An III qui sont aussi soldats de l’an X.
La capacité à tenir sur le long terme en dépit des échecs est un déterminant de la victoire finale.
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