■ Portrait de Joseph de Maistre, par Carl Christian Vogel de Vogelstein, Huile sur toile, vers 1810, Musée d'Art et d'Histoire de Chambéry. (©Wikimedia Commons)
Marc Froidefont a écrit un très bon livre, intitulé La Théologie de Joseph de Maistre. Dans son étude passionnante, il analyse et explique, en très bon pédagogue, les idées développées par le penseur savoisien. Franck Abed, philosophe et historien, se définit depuis presque toujours comme maistrien. Après avoir lu cet ouvrage très instructif et extrêmement pertinent, selon ses propres mots, il a soumis à Marc Froidefont une série de questions. Nous publions, en exclusivité pour Le Contemporain, cet échange intellectuel de très haute volée.
Propos recueillis par Franck Abed
Franck Abed - Bonjour Monsieur. Merci d’accepter de répondre à nos questions. Avant d’entrer dans le vif du sujet, merci de vous présenter pour celles et ceux qui ne vous connaissent pas encore ou qui croient vous connaître.
Marc Froidefont - Je suis agrégé de philosophie et docteur en littérature et poétique. J’ai écrit une thèse à propos de Joseph de Maistre, laquelle a été rééditée en format de poche en mai dernier (Théologie de Joseph de Maistre, éditions Garnier, collection Classiques Jaunes). J’ai également rédigé, pour un plus large public, un petit livre intitulé Joseph de Maistre, la nation contre les droits de l’homme (éditions La Nouvelle Librairie).
Franck Abed - Pourriez-vous présenter dans les grandes lignes Joseph de Maistre et son œuvre ?
Joseph de Maistre est né en 1753 à Chambéry, dans le Duché de Savoie, lequel dépendait alors du Royaume du Piémont-Sardaigne, dont la capitale était Turin. Noble, marié et père de famille, magistrat consciencieux, Maistre eût pu vivre paisiblement à Chambéry, mais la Révolution française vint bouleverser son existence. En septembre 1792, les troupes révolutionnaires françaises envahirent le Duché de Savoie. Maistre, contrairement à d’autres nobles qui s’accommodèrent du régime républicain, fit le choix courageux d’émigrer, et, après quelques péripéties dangereuses, se fixa en Suisse. Là, il vécut plusieurs années modestement, tout en organisant, depuis Lausanne, une propagande royaliste à destination des Savoyards, afin de les mettre en garde contre le régime républicain, tout en espérant une reprise militaire de la Savoie par le royaume du Piémont. Maistre fut aussi chargé par son gouvernement de veiller aux intérêts des quelques compatriotes qui comme lui, avaient émigré. Fonction relativement modeste que l’on pourrait comparer aux rôles d’aujourd’hui d’un consul et d’un agent de renseignement. Les succès militaires de Bonaparte en Italie du Nord mirent à mal les espoirs de Maistre d’avoir un emploi à Turin. Les vicissitudes de la guerre firent qu’il erra un temps, sans ressources, du Val d’Aoste à Venise. En septembre 1799, il fut choisi pour être Régent (c’est-à-dire magistrat) de l’île de Sardaigne. Ce nouvel emploi n’était ni de tout repos ni sans embûches, mais en octobre 1802, Maistre eut la surprise d’apprendre qu’il allait être envoyé comme ambassadeur du Roi de Sardaigne à Saint-Pétersbourg. Maistre écrivit dans son journal : « [...] grande et inattendue nouveauté, qui, suivant les apparences, m’ôte pour toujours à la Magistrature, et doit absolument changer mon sort ».
Maistre resta en Russie jusqu’en 1817. Sa fonction d’ambassadeur était en principe modeste, car il représentait un roi, le Roi de Sardaigne, sans grande importance politique ou militaire puisque ce roi avait perdu ses états de terre ferme, à savoir le Piémont. Maistre néanmoins, grâce à ses talents d’homme du monde, sut se faire accepter des salons aristocratiques et fréquenta nombre de gens importants, proches du Tsar. Il eut même la confiance de ce dernier et fut un temps son conseiller officieux. Maistre ayant une propension au prosélytisme, et amenant certaines personnes à se convertir au catholicisme, cela déplut au Tsar, lequel demanda à regret son rappel. Maistre s’installa alors à Turin. Il mourut déçu, car en dépit du retour du Roi en France, il constatait que les principes révolutionnaires, provisoirement vaincus, continuaient cependant à se propager non seulement en France, mais dans toute l’Europe. Il mourut à Turin en 1821.
Franck Abed - Est-il juste sur le plan intellectuel et philosophique d’établir une filiation entre la pensée de saint Augustin et celle de Maistre ?
Votre question est des plus pertinentes car la pensée de Maistre, en de nombreux points, peut être rapprochée de celle de l’évêque d’Hippone. Bien entendu, les différences entre les deux auteurs sont nombreuses, Augustin était évêque, théologien et philosophe alors que Maistre n’était, comme il se désigne lui-même qu’ « un homme du monde », ce qui implique qu’il n’y ait pas toujours chez le second les analyses conceptuelles que l’on trouve chez le premier. En dépit de cela, la filiation que vous suggérez est bien réelle. Si saint Augustin a entrepris de rédiger son grand ouvrage Cité de Dieu, ce fut pour essayer de comprendre un événement inimaginable pour ses contemporains et qui pourtant a eu lieu, plongeant alors le monde civilisé dans la stupeur, à savoir la prise de Rome en 410 par les Barbares. Lorsque Maistre écrivit son premier livre important, les Considérations sur la France, ce fut pour réfléchir sur la Révolution française, laquelle surprit l’Europe entière. Comment était-il possible que la monarchie, pourtant millénaire, pût être renversée et la France chrétienne saccagée ? La réponse de Maistre est la même que celle de saint Augustin : il s’agit d’un châtiment divin, Dieu punissant pour régénérer. Bien que l’Empire fût officiellement chrétien, les Romains étaient affaiblis par la décadence, résultat, entre autres causes, de l’épicurisme ; de même la France de la fin du dix-huitième siècle l’était par l’influence de la philosophie des Lumières, laquelle propageait le sensualisme et l’athéisme. Ainsi saint Augustin et Maistre mettent-ils en avant ce que l’on appelle en philosophie, le providentialisme, c’est-à-dire l’intervention de Dieu dans les affaires humaines, intervention qui se fait, dans le cas de la Révolution française par le biais d’hommes médiocres, lesquels ne sont que des instruments, des fléaux dont Dieu se sert pour châtier leurs contemporains.
Saint Augustin n’est cependant pas le seul auteur de l’Antiquité qui ait influencé Maistre. Il était, pour ce qui est des Romains, un grand lecteur de Cicéron et de Sénèque, et pour ce qui est des Grecs, de Platon, d’Aristote, d’Origène et des Pères de l’Église. Maistre voyait dans l’œuvre de Platon, une sorte de « préface de l’Évangile » et pensait que Sénèque avait dû connaître les Épitres de saint Paul. Ajoutons que Maistre lisait directement, comme tous les gens cultivés de son époque, les textes en grec et en latin, sans donc passer par le biais d’une traduction. Ses registres manuscrits, dans lesquels il rédigeait les commentaires de ses lectures, sont emplis d’extraits d’auteurs de l’Antiquité, et, à ceux que nous venons de citer, il faut ajouter les poètes, notamment Homère, dont Maistre faisait grand cas.
Franck Abed - Quelle place occupe le péché originel dans la pensée maistrienne ?
Le péché originel occupe une place importante, capitale même, dans la pensée de Joseph de Maistre. Chaque catholique sait que le péché originel est lavé par le baptême, mais si ce péché est effacé en tant que tel, certains effets du péché originel n’en demeurent pas moins, à commencer par un affaiblissement de notre volonté et conséquemment une attirance vers le mal.
Les philosophes de l’Antiquité avaient déjà fortement insisté sur le fait que les hommes, bien qu’ayant en eux les notions de bonté et de justice et les approuvant, étaient néanmoins enclins au mal. Sénèque, par exemple, que Maistre citait souvent, ne manquait pas une occasion, dans ses livres et ses lettres, de rappeler cette triste réalité. Maistre, tout comme Leibniz avant lui, et comme ses contemporains les abbés Bergier, Nonnotte et Feller, n’hésitait pas à mettre en avant les vers du poète latin Ovide : « Video meliora proboque, Deteriora sequor » qu’il traduisait ainsi : « Je vois le bien, je l’aime, et le mal me séduit ».
Le christianisme explique cette propension au mal par le péché originel. Saint Paul, dans l’Épître aux Romains en a parlé mieux que quiconque : « Je n’approuve pas ce que je fais, parce que je ne fais pas le bien que je veux ; mais je fais le mal que je hais ». Comment comprendre que les effets du péché d’Adam puissent ainsi affaiblir notre volonté, la rendre si réceptive au mal, alors qu’elle connaît le bien ? C’est un mystère, et comme le remarquait Pascal dans ses Pensées, sans ce mystère, « le plus incompréhensible de tous, nous sommes incompréhensibles à nous-mêmes ». Joseph de Maistre ne disait pas autre chose. Dans les Soirées de Saint-Pétersbourg, il insiste fortement sur notre dégradation due aux suites du péché originel. Péché, a-t-il écrit, « qui explique tout, et sans lequel on n’explique rien ».
En insistant sur les effets du péché originel, Maistre montrait que toutes les philosophies qui le refusent se condamnent ipso facto à ne pas voir l’homme tel qu’il est. Ainsi Rousseau, lequel refusait le péché originel, qu’il tenait pour une invention de saint Augustin, ne pouvait qu’avoir une idée fausse de l’homme. Tous ceux qui comme lui pensaient et pensent encore qu’il est possible de créer une société parfaite sur terre, sont dans l’erreur : le mal n’est pas seulement une réalité politique, il est en nous en tant que tentation, laquelle vient des effets du péché originel.
Maistre a rappelé à ses contemporains la réalité du péché originel que la philosophie des Lumières voulait faire oublier. Ceci dit, si Maistre a insisté sur la dégradation de l’homme due au péché, il n’en demeure pas qu’il a aussi exalté la dignité de l’homme. Il n’y a pas contradiction. Les effets du péché originel font que la volonté de l’homme est blessée, qu’il fait le mal alors qu’il connaît le bien ; la dignité en revanche, est son intelligence, laquelle, justement, lui montre le bien.
Franck Abed - Dans le même ordre d’esprit, certains admirateurs de Maistre ainsi que des détracteurs font de lui un militariste convaincu. Dans les faits, il fut surtout un pacifiste. La guerre était vue dans son esprit comme un scandale de la raison tout en étant une suite ou une conséquence logique du péché originel. Qu’en pensez-vous ?
Vous avez tout à fait raison. Certaines présentations de l’œuvre de Maistre, celles de Cioran ou d’Isaiah Berlin, entre autres exemples, donnent l’impression que l’auteur des Soirées de Saint-Pétersbourg fait l’éloge de la guerre. La réalité est tout autre, comme vous le dites pertinemment. Dans le septième entretien du livre que je viens de citer, se trouve une longue réflexion sur ce qu’est la guerre mais aussi sur ses causes. Ces dernières ont été l’objet de différentes théories que Maistre connaissait et approuvait en grande partie. Montesquieu considérait la guerre comme l’effet de la décadence d’une nation, le luxe et les plaisirs individuels font qu’une nation s’affaiblit et conséquemment elle devient la proie d’autres nations plus combatives. Buffon insistait sur la nature belliqueuse de tout être vivant, végétal ou animal, Hume pensait, qu’en plus de ce fond animalier agressif, les hommes se battent à cause de leurs passions.
Maistre est allé cependant beaucoup plus loin. Selon lui, la guerre n’est pas seulement l’effet de causes civilisationnelles, historiques ou naturelles. La guerre est un paradoxe. Paradoxe par sa facilité, un chef d’État n’a aucun mal à déclencher un conflit, les troupes et la population sont, du moins au début, toujours enthousiastes. Paradoxe par la gloire qui s’attache aux militaires, alors qu’ils vont tuer des gens qu’ils ne connaissent même pas. Paradoxe du sort même de la guerre, certaines victoires ne le sont parce qu’on déclare qu’elles le sont, alors que la situation est parfois indécise sur le terrain. D’autres paradoxes montrent encore qu’il y a quelque chose qui dans la guerre échappe aux belligérants. C’est pourquoi Maistre voyait dans la guerre une intervention divine, un châtiment pour punir et régénérer les nations. D’une certaine manière, la guerre est un des effets du péché originel, car si les hommes avaient une volonté droite, il feraient effort pour s’élever en spiritualité, plutôt que de s’abaisser à des conduites cruelles.
Maistre ne fait pas à proprement parler l’éloge de la guerre. Durant la campagne napoléonienne en Russie, il avait son propre fils au combat qui pouvait à tout moment être tué par les Français. Il avait connaissance des atrocités des batailles et des circonstances particulières des affrontements entre Français et Russes (le froid, les difficultés de logistique etc.). Il faut prévenir les guerres, et pour ce faire, fortifier la foi, laquelle évite les situations de décadence morale.
Franck Abed - Joseph de Maistre, contrairement à de nombreux penseurs de son époque, croyait véritablement à l’historicité des événements bibliques. Il affirme clairement que l’humanité descend d’un couple unique, atteste l’existence du Déluge et analyse avec soin les événements qui se déroulèrent à Babel : multiplication et dispersion des langues. Maistre était donc un défenseur de l’inerrance biblique. Comment l’expliquez-vous ?
Maistre non seulement pensait que l’humanité venait d’un seul couple, mais aussi que Dieu avait donné des connaissances et une certaine sagesse à Adam et ses descendants. C’est ce que les théologiens appellent «la révélation primitive ». Maistre admettait que nos premiers ancêtres avaient des forces intellectuelles et même physiques qui ont été perdues par la suite. Le Déluge était compris par Maistre comme un châtiment divin pour punir les désordres et l’orgueil des hommes. Il est à noter que la notion même de Déluge biblique était très discutée par les savants de la fin du dix-huitième siècle. Croyants et non-croyants étaient d’accord pour admettre la réalité d’une antique immersion des terres puisqu’on avait découvert des traces de vie marine dans les montagnes. Maistre suivait le récit biblique pour affirmer qu’après le Déluge toute l’humanité venait des trois couples, lesquels sont à l’origine du repeuplement de l’univers.
Outre la question du Déluge biblique, un autre sujet était aussi très en vogue à la même époque, c’était celui de l’origine des langues et du langage en lui-même. De nombreux livres ont alors été écrits sur ce thème. Certains émettaient l’idée d’une apparition progressive du langage et des langues. Comment les hommes s’étaient-ils mis à parler ? Y avait-il eu une première langue, dont toutes les autres seraient dérivées ? Autant de questions qui passionnaient les philosophes, et chacun proposait sa théorie. Rousseau, par exemple, soutenait que les hommes avaient d’abord chanté avant de parler. C’est dans ce contexte qu’il faut aborder les réflexions de Maistre concernant la Tour de Babel. Le penseur chrétien Origène, dans l’Antiquité, avait émis l’hypothèse que la dispersion des hommes, en punition de la construction de la Tour, était proportionnée à leur implication dans ladite construction, les hommes allant ainsi plus ou moins loin et ayant dès lors des langues différentes. De cela Maistre retenait l’idée que les langues apparaissant après Babel ne viennent pas du hasard, mais des desseins divins, les langues étant liées aux différentes nations qui les parlent, elles-mêmes étant voulues par Dieu. Ainsi la Bible est-elle pour Joseph de Maistre, comme pour tous les chrétiens, source d’enseignement.
Ceci étant dit, plusieurs remarques s’imposent. Maistre, tout comme Origène que nous évoquions il y a un instant, et comme tous les penseurs chrétiens, notamment ceux de l’Antiquité, distinguait entre ce que dit la Bible et les expressions utilisées par cette même Bible. Maistre remarquait, par exemple, que lorsqu’il est écrit que Dieu confectionna des habits de peau, il ne fallait pas s’imaginer que Dieu eût pour autant tué des animaux, tanné leur peau et pris du fil et une aiguille pour confectionner de tels habits. Il y a donc l’expression littérale et ce qui est donné à penser.
Une autre remarque est que Maistre se méfie des lectures personnelles de la Bible, et d’ailleurs de tout écrit en général. À l’écrit, Maistre préfère la parole, laquelle est vivante. C’est d’ailleurs pour cela que le grand livre de Maistre, les Soirées de Saint-Pétersbourg, est sous la forme d’entretiens entre trois personnages, la vérité du livre étant davantage dans les tours et détours de la discussion que dans le texte lui-même. Concernant la Bible, Maistre pense qu’elle doit être comprise à la lumière des enseignements de la tradition, c’est-à-dire de l’autorité de l’Église.
Franck Abed - Nous savons qu’il appelait Diderot « l’énergumène ». Dans plusieurs de ses écrits il épingle et tance ouvertement Voltaire et Rousseau. Maistre fut-il un adversaire déclaré des penseurs dits des Lumières ?
Maistre, dans le sixième entretien des Soirées de Saint-Pétersbourg, qualifie Diderot d’ « énergumène ». Vous avez raison de le rappeler. Il emploie des termes équivalents, et même plus forts encore, envers Voltaire et Rousseau, mais aussi envers d’autres comme Condillac et Condorcet.
Maistre est un adversaire résolu de la philosophie des Lumières. Cette dernière, selon Maistre, est anti-chrétienne et son aboutissement concret est la Révolution française. Cela ne veut pas dire que Voltaire et Rousseau eussent personnellement approuvé cette Révolution, s’ils l’avaient connue, mais leurs écrits, assurément, l’ont préparée en lui donnant par avance des arguments contre lesquels Maistre a lutté toute sa vie.
Avant la philosophie des Lumières, il y a eu la Réforme à laquelle Maistre s’est également opposé. La Réforme, selon Maistre, avait le tort de préconiser la lecture personnelle de la Bible, sans avoir recours à l’autorité de la tradition. C’était dès lors ouvrir la voie à la réflexion personnelle laquelle peut très vite s’égarer. La philosophie des Lumières a ses antécédents chez Bacon et Bayle, mais elle ne commence véritablement qu’avec Locke. Maistre consacre une grande partie du sixième entretien des Soirées de Saint-Pétersbourg à critiquer, à démolir, devrais-je dire, le philosophe anglais. Le grand livre de Locke, Essai philosophique concernant l’entendement humain a été traduit en français en 1700. Il eut un grand succès comme en témoignent ses nombreuses rééditions, c’est, avec l’Esprit des Lois de Montesquieu et la Nouvelle Héloïse de Rousseau, un des livres les plus lus au dix-huitième siècle. Locke expliquait que toutes nos idées viennent des sens, et que notre esprit se contente de les organiser ; en avançant une telle thèse Locke ouvrait la voie aux matérialistes. Si Locke réservait encore une initiative à l’esprit, ses successeurs feront de ce dernier un simple mécanisme, de sorte que l’on puisse désormais considérer l’homme comme un être purement naturel, sans qu’il soit besoin d’une quelconque référence à un Créateur, c’est-à-dire à Dieu. Ainsi Diderot et surtout d’Holbach en arriveront à des théories athées et conséquemment hostiles au christianisme.
Rousseau est un cas particulier. Maistre admirait son talent littéraire, quoique non sans certaines réserves, mais était un adversaire résolu de ses idées. Rousseau, à la différence des autres auteurs de la philosophie des Lumières, était croyant et en appelait à la conscience, voix de Dieu en nous. Cependant Rousseau niait la réalité du péché originel, et supposait que l’homme était bon par nature et que c’était l’influence de la société qui était corruptrice, ce qui impliquait qu’un meilleur arrangement de ladite société pourrait rendre l’homme heureux. Maistre a récusé toute cette argumentation en montrant la radicale fausseté.
Quant à Voltaire, qui se présente comme le champion de la tolérance, Maistre n’a pas eu de mal à montrer que sa prétendue tolérance n’est qu’une intolérance hypocrite.
Franck Abed - Maistre est souvent décrit comme un défenseur du Trône et de l’Autel, un contre-révolutionnaire, un ultramontain. Pourtant il fut franc-maçon et a entretenu toute sa vie une correspondance avec d’éminents maçons. Comment expliquez-vous ce fait, que d’aucuns, considéreront comme une incohérence ?
Vous avez tout à fait raison, Maistre a été franc-maçon. Rappelons néanmoins que la franc-maçonnerie de l’époque n’était pas celle d’aujourd’hui. L’abbé Barruel, adversaire de la franc-maçonnerie, a expliqué dans son fameux livre Histoire du jacobinisme, que si certains francs-maçons étaient hostiles tant à la royauté qu’au christianisme, et ont conséquemment favorisé, aidé, voire mené la Révolution française, cela n’a pas été le cas de tous les francs-maçons, et qu’il a existé des loges « honnêtes », qu’il qualifiait aussi de « dupes », n’ayant aucune activité subversive.
L’engagement de Joseph de Maistre dans la franc-maçonnerie fut une activité de jeunesse. Faut-il y voir l’effet d’un certain ennui propre aux jeunes nobles d’une petite ville comme celle de Chambéry ? Les loges locales n’étaient-elles pas d’abord des sociétés de bienfaisance et des occasions de réjouissance ? C’est en ce sens que Maistre essaiera plus tard de se justifier auprès du gouvernement de Turin, lorsque ce dernier eut à son égard une certaine méfiance. Il n’en demeure pas moins que Maistre prit au sérieux son activité de franc-maçon puisqu’il écrivit un projet sur les activités et l’avenir de la franc-maçonnerie, projet dans lequel il préconisait les œuvres caritatives mais aussi l’aide à la réunion des différentes Églises chrétiennes.
Il est vraisemblable que ce qui a intéressé Maistre, dans un tel engagement, c’était la possibilité réelle ou imaginée, de pouvoir découvrir ou lire des livres aux franges du christianisme. Ainsi a-t-il fréquenté différents auteurs, franc-maçons ou proches d’un certain ésotérisme, tel par exemple, celui qui se faisait appeler le Philosophe inconnu, Louis-Claude de Saint-Martin.
Les événements révolutionnaires firent que Maistre quitta la franc-maçonnerie. Il critiqua par après tous les mouvements, franc-maçons, illuministes ou ésotériques qui, d’une manière ou d’une autre, s’opposaient tant au catholicisme qu’à la monarchie. Maistre cependant, savait faire la distinction entre ce qui pouvait dans une lecture ésotérique apporter telle ou telle idée susceptible d’intéresser un chrétien et ce qui était théologiquement condamnable. Quant au fait que Maistre ait pu, bien longtemps après son passage dans la franc-maçonnerie, converser encore avec des francs-maçons, il n’y a là rien d’étonnant, car Maistre, tout en étant ferme à propos des principes, savait apprécier les personnes qui pouvaient avoir des opinions différentes des siennes. Maistre était, comme je l’ai dit il y a un instant, un homme du monde, c’est-à-dire courtois dans les discussions.
Franck Abed - J’apprécie Maistre pour de nombreuses raisons, notamment car il fut un promoteur de la théocratie pontificale et de la souveraineté temporelle du Pape. Ces notions sont aujourd’hui inaudibles pour la majorité de nos contemporains, y compris par celles et ceux qui débattent dans le Grand Forum Public. Pourriez-vous présenter ces deux grandes idées défendues par Maistre ?
Maistre accordait une grande importance aux nations. Il souhaitait que chacune pût garder ses spécificités. Les nations, disait-il, entrent dans les desseins de Dieu, et elles doivent être attentives à préserver leur langue, leurs traditions et leur patrimoine. Il n’en demeure pas moins que le péché originel, ou plutôt ses suites, font que les nations sont naturellement en concurrence, voire en conflit les unes envers les autres. C’est pourquoi Maistre souhaitait que le Pape pût être une sorte d’autorité spirituelle qui fût au-dessus desdites nations. Non que le Pape intervînt dans les affaires politiques des nations, mais qu’il pût intervenir lorsque ces nations s’éloigneraient des principes du christianisme, en déposant, si besoin était, les rois hostiles à la religion. Outre cela, et ce n’est pas le moins important, Maistre pensait que le Pape devait avoir un rôle majeur de défenseur de la chrétienté face à l’Islam. Maistre, dans son livre Du Pape, a fait un grand éloge des souverains pontifes qui ont appelé à combattre les musulmans.
Que le Pape ait aussi une souveraineté temporelle, comme c’était le cas autrefois, c’est-à-dire être lui-même le chef d’un État, cela se comprenait aisément en son temps, puisqu’il fallait que la Papauté elle-même pût avoir des revenus. Ce qui compte le plus est évidemment son autorité spirituelle, laquelle lorsque le Pape s’exprime dans la continuité des traditions de l’Église, est infaillible. Le lecteur d’aujourd’hui ne manquera pas de se demander : que se passerait-il si le Pape se mettait à errer ou à contredire l’enseignement séculaire de l’Église ? Maistre a répondu par avance à une telle objection. Lorsque le Pape Pie VII allait venir à Paris pour couronner Napoléon, Maistre qui pensait que c’était une infamie pour le Pape que de se compromettre avec un héritier de la Révolution, eut pour le souverain pontife ces propos sévères : « […] je lui souhaite de tout mon cœur la mort, comme je la souhaiterais aujourd’hui à mon père, s’il devait se déshonorer demain » (lettre à M. le Chevalier de Rossi, 22 octobre - 3 novembre - 1804).
Franck Abed - Si vous ne deviez conseiller qu’un livre de Maistre ce serait…
L’œuvre principale de Maistre est sans aucun doute les Soirées de Saint-Pétersbourg. Elles peuvent être lues dans l’excellente édition qui a été faite par Pierre Glaudes dans la collection Bouquins. Cette édition comprend aussi quelques autres œuvres de Maistre, et chacune est accompagnée d’une introduction historique et suivie de nombreuses notes explicatives.
Il faut préciser néanmoins que les Soirées de Saint-Pétersbourg sont une œuvre philosophique et théologique, du moins si l’on prend ces deux termes au sens large. Pour le lecteur qui s’intéresserait à l’œuvre politique de Maistre, il faut lire les deux courts livres : les Considérations sur la France et l’Essai sur le principe générateur des constitutions politiques.
Propos recueillis par Franck Abed
Franck Abed - Bonjour Monsieur. Merci d’accepter de répondre à nos questions. Avant d’entrer dans le vif du sujet, merci de vous présenter pour celles et ceux qui ne vous connaissent pas encore ou qui croient vous connaître.
Marc Froidefont - Je suis agrégé de philosophie et docteur en littérature et poétique. J’ai écrit une thèse à propos de Joseph de Maistre, laquelle a été rééditée en format de poche en mai dernier (Théologie de Joseph de Maistre, éditions Garnier, collection Classiques Jaunes). J’ai également rédigé, pour un plus large public, un petit livre intitulé Joseph de Maistre, la nation contre les droits de l’homme (éditions La Nouvelle Librairie).
Franck Abed - Pourriez-vous présenter dans les grandes lignes Joseph de Maistre et son œuvre ?
Joseph de Maistre est né en 1753 à Chambéry, dans le Duché de Savoie, lequel dépendait alors du Royaume du Piémont-Sardaigne, dont la capitale était Turin. Noble, marié et père de famille, magistrat consciencieux, Maistre eût pu vivre paisiblement à Chambéry, mais la Révolution française vint bouleverser son existence. En septembre 1792, les troupes révolutionnaires françaises envahirent le Duché de Savoie. Maistre, contrairement à d’autres nobles qui s’accommodèrent du régime républicain, fit le choix courageux d’émigrer, et, après quelques péripéties dangereuses, se fixa en Suisse. Là, il vécut plusieurs années modestement, tout en organisant, depuis Lausanne, une propagande royaliste à destination des Savoyards, afin de les mettre en garde contre le régime républicain, tout en espérant une reprise militaire de la Savoie par le royaume du Piémont. Maistre fut aussi chargé par son gouvernement de veiller aux intérêts des quelques compatriotes qui comme lui, avaient émigré. Fonction relativement modeste que l’on pourrait comparer aux rôles d’aujourd’hui d’un consul et d’un agent de renseignement. Les succès militaires de Bonaparte en Italie du Nord mirent à mal les espoirs de Maistre d’avoir un emploi à Turin. Les vicissitudes de la guerre firent qu’il erra un temps, sans ressources, du Val d’Aoste à Venise. En septembre 1799, il fut choisi pour être Régent (c’est-à-dire magistrat) de l’île de Sardaigne. Ce nouvel emploi n’était ni de tout repos ni sans embûches, mais en octobre 1802, Maistre eut la surprise d’apprendre qu’il allait être envoyé comme ambassadeur du Roi de Sardaigne à Saint-Pétersbourg. Maistre écrivit dans son journal : « [...] grande et inattendue nouveauté, qui, suivant les apparences, m’ôte pour toujours à la Magistrature, et doit absolument changer mon sort ».
Maistre resta en Russie jusqu’en 1817. Sa fonction d’ambassadeur était en principe modeste, car il représentait un roi, le Roi de Sardaigne, sans grande importance politique ou militaire puisque ce roi avait perdu ses états de terre ferme, à savoir le Piémont. Maistre néanmoins, grâce à ses talents d’homme du monde, sut se faire accepter des salons aristocratiques et fréquenta nombre de gens importants, proches du Tsar. Il eut même la confiance de ce dernier et fut un temps son conseiller officieux. Maistre ayant une propension au prosélytisme, et amenant certaines personnes à se convertir au catholicisme, cela déplut au Tsar, lequel demanda à regret son rappel. Maistre s’installa alors à Turin. Il mourut déçu, car en dépit du retour du Roi en France, il constatait que les principes révolutionnaires, provisoirement vaincus, continuaient cependant à se propager non seulement en France, mais dans toute l’Europe. Il mourut à Turin en 1821.
Franck Abed - Est-il juste sur le plan intellectuel et philosophique d’établir une filiation entre la pensée de saint Augustin et celle de Maistre ?
Votre question est des plus pertinentes car la pensée de Maistre, en de nombreux points, peut être rapprochée de celle de l’évêque d’Hippone. Bien entendu, les différences entre les deux auteurs sont nombreuses, Augustin était évêque, théologien et philosophe alors que Maistre n’était, comme il se désigne lui-même qu’ « un homme du monde », ce qui implique qu’il n’y ait pas toujours chez le second les analyses conceptuelles que l’on trouve chez le premier. En dépit de cela, la filiation que vous suggérez est bien réelle. Si saint Augustin a entrepris de rédiger son grand ouvrage Cité de Dieu, ce fut pour essayer de comprendre un événement inimaginable pour ses contemporains et qui pourtant a eu lieu, plongeant alors le monde civilisé dans la stupeur, à savoir la prise de Rome en 410 par les Barbares. Lorsque Maistre écrivit son premier livre important, les Considérations sur la France, ce fut pour réfléchir sur la Révolution française, laquelle surprit l’Europe entière. Comment était-il possible que la monarchie, pourtant millénaire, pût être renversée et la France chrétienne saccagée ? La réponse de Maistre est la même que celle de saint Augustin : il s’agit d’un châtiment divin, Dieu punissant pour régénérer. Bien que l’Empire fût officiellement chrétien, les Romains étaient affaiblis par la décadence, résultat, entre autres causes, de l’épicurisme ; de même la France de la fin du dix-huitième siècle l’était par l’influence de la philosophie des Lumières, laquelle propageait le sensualisme et l’athéisme. Ainsi saint Augustin et Maistre mettent-ils en avant ce que l’on appelle en philosophie, le providentialisme, c’est-à-dire l’intervention de Dieu dans les affaires humaines, intervention qui se fait, dans le cas de la Révolution française par le biais d’hommes médiocres, lesquels ne sont que des instruments, des fléaux dont Dieu se sert pour châtier leurs contemporains.
Saint Augustin n’est cependant pas le seul auteur de l’Antiquité qui ait influencé Maistre. Il était, pour ce qui est des Romains, un grand lecteur de Cicéron et de Sénèque, et pour ce qui est des Grecs, de Platon, d’Aristote, d’Origène et des Pères de l’Église. Maistre voyait dans l’œuvre de Platon, une sorte de « préface de l’Évangile » et pensait que Sénèque avait dû connaître les Épitres de saint Paul. Ajoutons que Maistre lisait directement, comme tous les gens cultivés de son époque, les textes en grec et en latin, sans donc passer par le biais d’une traduction. Ses registres manuscrits, dans lesquels il rédigeait les commentaires de ses lectures, sont emplis d’extraits d’auteurs de l’Antiquité, et, à ceux que nous venons de citer, il faut ajouter les poètes, notamment Homère, dont Maistre faisait grand cas.
Franck Abed - Quelle place occupe le péché originel dans la pensée maistrienne ?
Le péché originel occupe une place importante, capitale même, dans la pensée de Joseph de Maistre. Chaque catholique sait que le péché originel est lavé par le baptême, mais si ce péché est effacé en tant que tel, certains effets du péché originel n’en demeurent pas moins, à commencer par un affaiblissement de notre volonté et conséquemment une attirance vers le mal.
Les philosophes de l’Antiquité avaient déjà fortement insisté sur le fait que les hommes, bien qu’ayant en eux les notions de bonté et de justice et les approuvant, étaient néanmoins enclins au mal. Sénèque, par exemple, que Maistre citait souvent, ne manquait pas une occasion, dans ses livres et ses lettres, de rappeler cette triste réalité. Maistre, tout comme Leibniz avant lui, et comme ses contemporains les abbés Bergier, Nonnotte et Feller, n’hésitait pas à mettre en avant les vers du poète latin Ovide : « Video meliora proboque, Deteriora sequor » qu’il traduisait ainsi : « Je vois le bien, je l’aime, et le mal me séduit ».
Le christianisme explique cette propension au mal par le péché originel. Saint Paul, dans l’Épître aux Romains en a parlé mieux que quiconque : « Je n’approuve pas ce que je fais, parce que je ne fais pas le bien que je veux ; mais je fais le mal que je hais ». Comment comprendre que les effets du péché d’Adam puissent ainsi affaiblir notre volonté, la rendre si réceptive au mal, alors qu’elle connaît le bien ? C’est un mystère, et comme le remarquait Pascal dans ses Pensées, sans ce mystère, « le plus incompréhensible de tous, nous sommes incompréhensibles à nous-mêmes ». Joseph de Maistre ne disait pas autre chose. Dans les Soirées de Saint-Pétersbourg, il insiste fortement sur notre dégradation due aux suites du péché originel. Péché, a-t-il écrit, « qui explique tout, et sans lequel on n’explique rien ».
En insistant sur les effets du péché originel, Maistre montrait que toutes les philosophies qui le refusent se condamnent ipso facto à ne pas voir l’homme tel qu’il est. Ainsi Rousseau, lequel refusait le péché originel, qu’il tenait pour une invention de saint Augustin, ne pouvait qu’avoir une idée fausse de l’homme. Tous ceux qui comme lui pensaient et pensent encore qu’il est possible de créer une société parfaite sur terre, sont dans l’erreur : le mal n’est pas seulement une réalité politique, il est en nous en tant que tentation, laquelle vient des effets du péché originel.
Maistre a rappelé à ses contemporains la réalité du péché originel que la philosophie des Lumières voulait faire oublier. Ceci dit, si Maistre a insisté sur la dégradation de l’homme due au péché, il n’en demeure pas qu’il a aussi exalté la dignité de l’homme. Il n’y a pas contradiction. Les effets du péché originel font que la volonté de l’homme est blessée, qu’il fait le mal alors qu’il connaît le bien ; la dignité en revanche, est son intelligence, laquelle, justement, lui montre le bien.
Franck Abed - Dans le même ordre d’esprit, certains admirateurs de Maistre ainsi que des détracteurs font de lui un militariste convaincu. Dans les faits, il fut surtout un pacifiste. La guerre était vue dans son esprit comme un scandale de la raison tout en étant une suite ou une conséquence logique du péché originel. Qu’en pensez-vous ?
Vous avez tout à fait raison. Certaines présentations de l’œuvre de Maistre, celles de Cioran ou d’Isaiah Berlin, entre autres exemples, donnent l’impression que l’auteur des Soirées de Saint-Pétersbourg fait l’éloge de la guerre. La réalité est tout autre, comme vous le dites pertinemment. Dans le septième entretien du livre que je viens de citer, se trouve une longue réflexion sur ce qu’est la guerre mais aussi sur ses causes. Ces dernières ont été l’objet de différentes théories que Maistre connaissait et approuvait en grande partie. Montesquieu considérait la guerre comme l’effet de la décadence d’une nation, le luxe et les plaisirs individuels font qu’une nation s’affaiblit et conséquemment elle devient la proie d’autres nations plus combatives. Buffon insistait sur la nature belliqueuse de tout être vivant, végétal ou animal, Hume pensait, qu’en plus de ce fond animalier agressif, les hommes se battent à cause de leurs passions.
Maistre est allé cependant beaucoup plus loin. Selon lui, la guerre n’est pas seulement l’effet de causes civilisationnelles, historiques ou naturelles. La guerre est un paradoxe. Paradoxe par sa facilité, un chef d’État n’a aucun mal à déclencher un conflit, les troupes et la population sont, du moins au début, toujours enthousiastes. Paradoxe par la gloire qui s’attache aux militaires, alors qu’ils vont tuer des gens qu’ils ne connaissent même pas. Paradoxe du sort même de la guerre, certaines victoires ne le sont parce qu’on déclare qu’elles le sont, alors que la situation est parfois indécise sur le terrain. D’autres paradoxes montrent encore qu’il y a quelque chose qui dans la guerre échappe aux belligérants. C’est pourquoi Maistre voyait dans la guerre une intervention divine, un châtiment pour punir et régénérer les nations. D’une certaine manière, la guerre est un des effets du péché originel, car si les hommes avaient une volonté droite, il feraient effort pour s’élever en spiritualité, plutôt que de s’abaisser à des conduites cruelles.
Maistre ne fait pas à proprement parler l’éloge de la guerre. Durant la campagne napoléonienne en Russie, il avait son propre fils au combat qui pouvait à tout moment être tué par les Français. Il avait connaissance des atrocités des batailles et des circonstances particulières des affrontements entre Français et Russes (le froid, les difficultés de logistique etc.). Il faut prévenir les guerres, et pour ce faire, fortifier la foi, laquelle évite les situations de décadence morale.
Franck Abed - Joseph de Maistre, contrairement à de nombreux penseurs de son époque, croyait véritablement à l’historicité des événements bibliques. Il affirme clairement que l’humanité descend d’un couple unique, atteste l’existence du Déluge et analyse avec soin les événements qui se déroulèrent à Babel : multiplication et dispersion des langues. Maistre était donc un défenseur de l’inerrance biblique. Comment l’expliquez-vous ?
Maistre non seulement pensait que l’humanité venait d’un seul couple, mais aussi que Dieu avait donné des connaissances et une certaine sagesse à Adam et ses descendants. C’est ce que les théologiens appellent «la révélation primitive ». Maistre admettait que nos premiers ancêtres avaient des forces intellectuelles et même physiques qui ont été perdues par la suite. Le Déluge était compris par Maistre comme un châtiment divin pour punir les désordres et l’orgueil des hommes. Il est à noter que la notion même de Déluge biblique était très discutée par les savants de la fin du dix-huitième siècle. Croyants et non-croyants étaient d’accord pour admettre la réalité d’une antique immersion des terres puisqu’on avait découvert des traces de vie marine dans les montagnes. Maistre suivait le récit biblique pour affirmer qu’après le Déluge toute l’humanité venait des trois couples, lesquels sont à l’origine du repeuplement de l’univers.
Outre la question du Déluge biblique, un autre sujet était aussi très en vogue à la même époque, c’était celui de l’origine des langues et du langage en lui-même. De nombreux livres ont alors été écrits sur ce thème. Certains émettaient l’idée d’une apparition progressive du langage et des langues. Comment les hommes s’étaient-ils mis à parler ? Y avait-il eu une première langue, dont toutes les autres seraient dérivées ? Autant de questions qui passionnaient les philosophes, et chacun proposait sa théorie. Rousseau, par exemple, soutenait que les hommes avaient d’abord chanté avant de parler. C’est dans ce contexte qu’il faut aborder les réflexions de Maistre concernant la Tour de Babel. Le penseur chrétien Origène, dans l’Antiquité, avait émis l’hypothèse que la dispersion des hommes, en punition de la construction de la Tour, était proportionnée à leur implication dans ladite construction, les hommes allant ainsi plus ou moins loin et ayant dès lors des langues différentes. De cela Maistre retenait l’idée que les langues apparaissant après Babel ne viennent pas du hasard, mais des desseins divins, les langues étant liées aux différentes nations qui les parlent, elles-mêmes étant voulues par Dieu. Ainsi la Bible est-elle pour Joseph de Maistre, comme pour tous les chrétiens, source d’enseignement.
Ceci étant dit, plusieurs remarques s’imposent. Maistre, tout comme Origène que nous évoquions il y a un instant, et comme tous les penseurs chrétiens, notamment ceux de l’Antiquité, distinguait entre ce que dit la Bible et les expressions utilisées par cette même Bible. Maistre remarquait, par exemple, que lorsqu’il est écrit que Dieu confectionna des habits de peau, il ne fallait pas s’imaginer que Dieu eût pour autant tué des animaux, tanné leur peau et pris du fil et une aiguille pour confectionner de tels habits. Il y a donc l’expression littérale et ce qui est donné à penser.
Une autre remarque est que Maistre se méfie des lectures personnelles de la Bible, et d’ailleurs de tout écrit en général. À l’écrit, Maistre préfère la parole, laquelle est vivante. C’est d’ailleurs pour cela que le grand livre de Maistre, les Soirées de Saint-Pétersbourg, est sous la forme d’entretiens entre trois personnages, la vérité du livre étant davantage dans les tours et détours de la discussion que dans le texte lui-même. Concernant la Bible, Maistre pense qu’elle doit être comprise à la lumière des enseignements de la tradition, c’est-à-dire de l’autorité de l’Église.
Franck Abed - Nous savons qu’il appelait Diderot « l’énergumène ». Dans plusieurs de ses écrits il épingle et tance ouvertement Voltaire et Rousseau. Maistre fut-il un adversaire déclaré des penseurs dits des Lumières ?
Maistre, dans le sixième entretien des Soirées de Saint-Pétersbourg, qualifie Diderot d’ « énergumène ». Vous avez raison de le rappeler. Il emploie des termes équivalents, et même plus forts encore, envers Voltaire et Rousseau, mais aussi envers d’autres comme Condillac et Condorcet.
Maistre est un adversaire résolu de la philosophie des Lumières. Cette dernière, selon Maistre, est anti-chrétienne et son aboutissement concret est la Révolution française. Cela ne veut pas dire que Voltaire et Rousseau eussent personnellement approuvé cette Révolution, s’ils l’avaient connue, mais leurs écrits, assurément, l’ont préparée en lui donnant par avance des arguments contre lesquels Maistre a lutté toute sa vie.
Avant la philosophie des Lumières, il y a eu la Réforme à laquelle Maistre s’est également opposé. La Réforme, selon Maistre, avait le tort de préconiser la lecture personnelle de la Bible, sans avoir recours à l’autorité de la tradition. C’était dès lors ouvrir la voie à la réflexion personnelle laquelle peut très vite s’égarer. La philosophie des Lumières a ses antécédents chez Bacon et Bayle, mais elle ne commence véritablement qu’avec Locke. Maistre consacre une grande partie du sixième entretien des Soirées de Saint-Pétersbourg à critiquer, à démolir, devrais-je dire, le philosophe anglais. Le grand livre de Locke, Essai philosophique concernant l’entendement humain a été traduit en français en 1700. Il eut un grand succès comme en témoignent ses nombreuses rééditions, c’est, avec l’Esprit des Lois de Montesquieu et la Nouvelle Héloïse de Rousseau, un des livres les plus lus au dix-huitième siècle. Locke expliquait que toutes nos idées viennent des sens, et que notre esprit se contente de les organiser ; en avançant une telle thèse Locke ouvrait la voie aux matérialistes. Si Locke réservait encore une initiative à l’esprit, ses successeurs feront de ce dernier un simple mécanisme, de sorte que l’on puisse désormais considérer l’homme comme un être purement naturel, sans qu’il soit besoin d’une quelconque référence à un Créateur, c’est-à-dire à Dieu. Ainsi Diderot et surtout d’Holbach en arriveront à des théories athées et conséquemment hostiles au christianisme.
Rousseau est un cas particulier. Maistre admirait son talent littéraire, quoique non sans certaines réserves, mais était un adversaire résolu de ses idées. Rousseau, à la différence des autres auteurs de la philosophie des Lumières, était croyant et en appelait à la conscience, voix de Dieu en nous. Cependant Rousseau niait la réalité du péché originel, et supposait que l’homme était bon par nature et que c’était l’influence de la société qui était corruptrice, ce qui impliquait qu’un meilleur arrangement de ladite société pourrait rendre l’homme heureux. Maistre a récusé toute cette argumentation en montrant la radicale fausseté.
Quant à Voltaire, qui se présente comme le champion de la tolérance, Maistre n’a pas eu de mal à montrer que sa prétendue tolérance n’est qu’une intolérance hypocrite.
Franck Abed - Maistre est souvent décrit comme un défenseur du Trône et de l’Autel, un contre-révolutionnaire, un ultramontain. Pourtant il fut franc-maçon et a entretenu toute sa vie une correspondance avec d’éminents maçons. Comment expliquez-vous ce fait, que d’aucuns, considéreront comme une incohérence ?
Vous avez tout à fait raison, Maistre a été franc-maçon. Rappelons néanmoins que la franc-maçonnerie de l’époque n’était pas celle d’aujourd’hui. L’abbé Barruel, adversaire de la franc-maçonnerie, a expliqué dans son fameux livre Histoire du jacobinisme, que si certains francs-maçons étaient hostiles tant à la royauté qu’au christianisme, et ont conséquemment favorisé, aidé, voire mené la Révolution française, cela n’a pas été le cas de tous les francs-maçons, et qu’il a existé des loges « honnêtes », qu’il qualifiait aussi de « dupes », n’ayant aucune activité subversive.
L’engagement de Joseph de Maistre dans la franc-maçonnerie fut une activité de jeunesse. Faut-il y voir l’effet d’un certain ennui propre aux jeunes nobles d’une petite ville comme celle de Chambéry ? Les loges locales n’étaient-elles pas d’abord des sociétés de bienfaisance et des occasions de réjouissance ? C’est en ce sens que Maistre essaiera plus tard de se justifier auprès du gouvernement de Turin, lorsque ce dernier eut à son égard une certaine méfiance. Il n’en demeure pas moins que Maistre prit au sérieux son activité de franc-maçon puisqu’il écrivit un projet sur les activités et l’avenir de la franc-maçonnerie, projet dans lequel il préconisait les œuvres caritatives mais aussi l’aide à la réunion des différentes Églises chrétiennes.
Il est vraisemblable que ce qui a intéressé Maistre, dans un tel engagement, c’était la possibilité réelle ou imaginée, de pouvoir découvrir ou lire des livres aux franges du christianisme. Ainsi a-t-il fréquenté différents auteurs, franc-maçons ou proches d’un certain ésotérisme, tel par exemple, celui qui se faisait appeler le Philosophe inconnu, Louis-Claude de Saint-Martin.
Les événements révolutionnaires firent que Maistre quitta la franc-maçonnerie. Il critiqua par après tous les mouvements, franc-maçons, illuministes ou ésotériques qui, d’une manière ou d’une autre, s’opposaient tant au catholicisme qu’à la monarchie. Maistre cependant, savait faire la distinction entre ce qui pouvait dans une lecture ésotérique apporter telle ou telle idée susceptible d’intéresser un chrétien et ce qui était théologiquement condamnable. Quant au fait que Maistre ait pu, bien longtemps après son passage dans la franc-maçonnerie, converser encore avec des francs-maçons, il n’y a là rien d’étonnant, car Maistre, tout en étant ferme à propos des principes, savait apprécier les personnes qui pouvaient avoir des opinions différentes des siennes. Maistre était, comme je l’ai dit il y a un instant, un homme du monde, c’est-à-dire courtois dans les discussions.
Franck Abed - J’apprécie Maistre pour de nombreuses raisons, notamment car il fut un promoteur de la théocratie pontificale et de la souveraineté temporelle du Pape. Ces notions sont aujourd’hui inaudibles pour la majorité de nos contemporains, y compris par celles et ceux qui débattent dans le Grand Forum Public. Pourriez-vous présenter ces deux grandes idées défendues par Maistre ?
Maistre accordait une grande importance aux nations. Il souhaitait que chacune pût garder ses spécificités. Les nations, disait-il, entrent dans les desseins de Dieu, et elles doivent être attentives à préserver leur langue, leurs traditions et leur patrimoine. Il n’en demeure pas moins que le péché originel, ou plutôt ses suites, font que les nations sont naturellement en concurrence, voire en conflit les unes envers les autres. C’est pourquoi Maistre souhaitait que le Pape pût être une sorte d’autorité spirituelle qui fût au-dessus desdites nations. Non que le Pape intervînt dans les affaires politiques des nations, mais qu’il pût intervenir lorsque ces nations s’éloigneraient des principes du christianisme, en déposant, si besoin était, les rois hostiles à la religion. Outre cela, et ce n’est pas le moins important, Maistre pensait que le Pape devait avoir un rôle majeur de défenseur de la chrétienté face à l’Islam. Maistre, dans son livre Du Pape, a fait un grand éloge des souverains pontifes qui ont appelé à combattre les musulmans.
Que le Pape ait aussi une souveraineté temporelle, comme c’était le cas autrefois, c’est-à-dire être lui-même le chef d’un État, cela se comprenait aisément en son temps, puisqu’il fallait que la Papauté elle-même pût avoir des revenus. Ce qui compte le plus est évidemment son autorité spirituelle, laquelle lorsque le Pape s’exprime dans la continuité des traditions de l’Église, est infaillible. Le lecteur d’aujourd’hui ne manquera pas de se demander : que se passerait-il si le Pape se mettait à errer ou à contredire l’enseignement séculaire de l’Église ? Maistre a répondu par avance à une telle objection. Lorsque le Pape Pie VII allait venir à Paris pour couronner Napoléon, Maistre qui pensait que c’était une infamie pour le Pape que de se compromettre avec un héritier de la Révolution, eut pour le souverain pontife ces propos sévères : « […] je lui souhaite de tout mon cœur la mort, comme je la souhaiterais aujourd’hui à mon père, s’il devait se déshonorer demain » (lettre à M. le Chevalier de Rossi, 22 octobre - 3 novembre - 1804).
Franck Abed - Si vous ne deviez conseiller qu’un livre de Maistre ce serait…
L’œuvre principale de Maistre est sans aucun doute les Soirées de Saint-Pétersbourg. Elles peuvent être lues dans l’excellente édition qui a été faite par Pierre Glaudes dans la collection Bouquins. Cette édition comprend aussi quelques autres œuvres de Maistre, et chacune est accompagnée d’une introduction historique et suivie de nombreuses notes explicatives.
Il faut préciser néanmoins que les Soirées de Saint-Pétersbourg sont une œuvre philosophique et théologique, du moins si l’on prend ces deux termes au sens large. Pour le lecteur qui s’intéresserait à l’œuvre politique de Maistre, il faut lire les deux courts livres : les Considérations sur la France et l’Essai sur le principe générateur des constitutions politiques.
Excellent entretien. Les questions sont très bien posées et les réponses de révèlent ultra-pertinentes. Froidefond écrit vraiment très bien. Quel plaisir de le lire !
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