■ Victor Hugo.
Propos recueillis par Franck Abed
Franck Abed - Bonjour. Pourriez-vous prendre la peine de vous présenter pour ceux qui ne vous connaissent pas et ceux qui croient vous connaître ?
Sébastien Spitzer - Comme vous, je suis écrivain. Mais avant, j’ai passé des années l’oeil dans le viseur, derrière ma caméra. Journaliste reporter, je sillonnais l’Afrique et le Moyen-Orient. Désormais, je voyage plus radicalement. Devenu écrivain, je creuse mon sujet. Je fais le tour des thèmes qui agitent mes pensées. Hugo a occupé ces trois dernières années. Je le fréquentais déjà, depuis des décennies, en lisant ses romans, en parcourant ses vers ou en me laissant porter par le jeu des comédiens qui jouaient ses plus grandes pièces. Mais pour ce Dictionnaire Amoureux je l’ai revisité, bien plus intimement. Ce livre terminé, je sors juste de chez lui, place des Vosges où j’ai été admis à poser mes carnets, mon clavier, mon ordi dans un coin réservé de sa bibliothèque, au-dessus du musée de son appartement. Ce livre est le résultat de ce tête à tête intime avec mon cher Hugo.
Franck Abed - Comment présenteriez-vous Victor Hugo à un novice ?
Faut-il le présenter ? Pas une ville moyenne qui n’ait une rue, une avenue, une place, une école à son nom. Victor Hugo fait partie de notre paysage urbain, politique et intellectuel. J’appartiens à la Société des Amis de Victor Hugo. Ses fondateurs tiennent à jour une newsletter. Ils recensent chaque jour pas moins d’une douzaine d’événements célébrant, rien qu’en France, l’oeuvre et la vie de Hugo. A l’heure où je vous réponds, Hugo est récité par Fabrice Lucchini qui prépare son nouveau one man show sous l’égide du poète. Kad Merad et Francis Weber sont en train de répéter au théâtre Marigny leurs tirades de Ruy Blas qu’ils joueront en septembre. Aux Archives Nationales, dans le Marais, à Paris, une exposition sur l’abolition de la peine de mort réserve à Hugo une place de choix. A Chambon sur Lignon, ses vers sont mis en musique. A Montreuil sur mer, un guide conduit des touristes sur les pas de Jean Valjean, héros des Misérable.
Plus loin, sa pièce Lucrèce Borgia est jouée en Belgique à Villers-la-Ville. Notre-Dame de Paris est chanté à Montréal, dans le spectacle musical mis en scène par Plamondon et Cocciante. Il sera à Paris en octobre prochain. Alors quoi ? franchement ! Hugo est joué tout le temps. Son nom se lit partout. Ses oeuvres sont disponibles dans toutes les médiathèques. Hugo est l’écrivain national. Le grand génie français. Il fait partie de notre substrat culturel, mais aussi politique et philosophique et ses personnages (Gavroche, Thenardier) sont des antonomases. Comme Tartuffe ou Harpagon, ils désignent une qualité ou un défaut.
Franck Abed - Le Dictionnaire amoureux peut-il être considéré comme une biographie ?
Le Dictionnaire amoureux est un livre à entrées. Vous y trouverez tous ce que vous voudrez bien tenter d’y chercher. Des éléments biographiques, des analystes littéraires, des considérations philosophiques… Hugo est si fécond qu’il supporte la question dans presque tous les domaines : politique, sociologique, éthique… Chaque entrée est un angle, un axe, une manière d’interroger son œuvre. Infiniment fécond, il offre « tout à tous », pour reprendre une formule que lui-même chérissait. Dans ce Dictionnaire, il s’offre par tous les bouts. La généalogie traduit quelques constantes. La philosophie fait affleurer des obsessions récurrentes sur l’ordre et le chaos, l’ombre et la lumière, ce qui relève du sublime et ce qui touche au grotesque. Hugo va aux extrêmes pour trouver un milieu, il flirte aux confins pour chercher son milieu. Je me suis beaucoup nourris à traverser Hugo par tous les angles possibles, par tous les bouts que j’ai pu. Une simple biographie ne m’aurait pas emporté comme ce Dictionnaire. Je pense, comme Cioran, qu’il n’y a rien de plus frustrant, rien de plus vain que de vouloir écrire la biographie d’un être, c’est aussi compliqué que de raconter l’histoire d’un nuage !
Franck Abed - Préférez-vous Hugo poète ou Hugo romancier ?
J’aime les deux. Le romancier me fascine par la complexité de ses personnages et la richesse des situations qu’il met en scène. Le poète m’enchante par sa virtuosité et sa profondeur. Hugo, romancier, m’emmène vers d’infinis lointains. Paris au Moyen-Âge. Londres du temps des Stuart. La Vendée de la Terreur. Le Paris de la Restauration. Hugo, poète, me fait plonger en rythme et en sonorités dans toutes sortes d’états d’âme et de considérations. La mélancolie des Contemplations. La politique dans Les Châtiments. La religion au coeur de La Fin de Satan.
Dans un poème fameux, Hugo se définit : « Il contemple, serein, l’idéal et le beau ; | Il rêve ; et, par moments, il secoue un flambeau | Qui, sous ses pieds, dans l’ombre, éblouissant la haine, | Éclaire tout à coup le fond de l’âme humaine »
J’aime aussi le député, l’orateur, l’engagé, celui qui s’attirera les moqueries des élus, le grognement des sbires éditorialisant, des critiques en tout genre prêts à vendre le fiel au plus offrant, au moins voulant. J’aime presque tout de lui. J’ai bien dit « presque »… Les nuances et réserves sont dans mon Dictionnaire.
Franck Abed - Napoléon le Grand, Napoléon le Petit… Hugo fut-il un fervent napoléonien ? Ou un napoléonien contrarié ?
L’empereur Napoléon est la figure tutélaire, l’aigle gigantesque qui déploie ses ailes au-dessus de l’auteur, au-dessus du poète, au-dessus du berceau de l’enfant qui vient de naître. De son père, soldat, lorrain, Hugo est imbibé des conquêtes impériales. À la table paternelle, la figure de l’Empereur est celle de Dieu le Père. Mais avec les années, et la séparation de son père général et de sa mère vendéenne, le jeune Victor Hugo glisse du rouge vers le blanc, de l’Empire vers le camp des ultras monarchistes. Hugo se fleur-de-lyse. Il est sévère et dur pour l’ancien empereur qu’il nomme «Buonaparte» comme les gens d’aujourd’hui peuvent dire « Mittrand » pour souligner leur opposition à l’ancien président François Mitterrand. A vingt ans Hugo blâme le « fléau vivant », et sa « course hardie » à travers toute l’Europe. A la mort de sa mère, Hugo revoit sa ligne. Il se rapproche du père et de l’image de l’empereur. Il se réconcilie avec le « Dieu vengeur ». Il lui consacre même une brève anthologie poétique, lui qui l’a « eu pour Dieu sans l’avoir eu pour maître ». A l’évidence, il n’a pas apprécié la survenue d’un neveu sans grandeur, d’un autre Napoléon parvenu au pouvoir par des trucs et des biais tout sauf démocratiques. Son discours est célèbre.
« Quoi ! parce que après dix ans d’une gloire immense, d’une gloire presque fabuleuse à force de grandeur, il a, à son tour, laissé tomber d’épuisement ce sceptre et ce glaive qui avaient accompli tant de choses colossales, vous venez, vous, vous voulez, vous, les ramasser après lui, comme il les a ramassés, lui, Napoléon, après Charlemagne, vous voulez prendre, dans vos petites mains, ce sceptre des Titans, cette épée des géants ! Pour quoi faire? (Longs applaudissements.) Quoi! après Auguste, Augustule ! Quoi ! parce que nous avons eu Napoléon le Grand, il faut que nous ayons Napoléon le Petit ! ».
J’y reviens dans mon livre.
Franck Abed - Victor Hugo croyait-il en Dieu ? Quel regard portait-il sur le catholicisme ?
« Par Dieu, écrit Hugo, nous entendons l’infini vivant. Le moi latent de l’infini patent, voilà Dieu. Dieu est l’invisible évident. Le monde dense, c’est Dieu. Dieu dilaté, c’est le monde. Nous qui parlons ici, nous ne croyons à rien hors de Dieu ». Voilà qui a le mérite de répondre clairement à votre question cher Franck. Dieu et Hugo, c’est une histoire sublime. Celle d’un enfant fébrile qui ne passera jamais par les fonts baptismaux. Son père, franc-maçon, croyait en quelque chose. Sa mère, bien que vendéenne, se méfiait de tous ceux qui venait intercéder, de tous les « metteurs en scène de la Sainteté ». Comme son Quasimodo, Hugo aime Notre-Dame, sans se soucier des prêtres ou de leur catéchisme. S’il a fait son sonneur de cloches sourd c’est pour mieux le défendre du piège des sermons, des sornettes et des psaumes. Hugo-Quasimodo aime l’« église vide, désolée, en deuil, sans cierges et sans voix ». Mais il ne niait pas Dieu. Non. Loin de là. Il avait même la foi. Sa foi. Profonde et belle. Viscéralement ancrée « plus sur de l’existence de Dieu que de la sienne propre », écrit-il à George Sand.
Franck Abed - Certains critiquent le peu de constance politique de Victor Hugo. Qu’en fut-il réellement ?
Où vous pointez peu de constance, je vois une évolution. Il est né royaliste et meurt républicain. Il est l’enfant de son siècle et l’un des pères du nôtre.
Franck Abed - Vous lire, Victor Hugo le démocrate fut quelque peu choqué par les événements de juin 1848. Quelles différences existent-ils entre le pouvoir de la foule (ochlocratie) et le pouvoir du peuple (démocratie) ?
En juin 48, Paris se soulève. Encore des barricades. Encore des pavés jetés aux forces de l’ordre, à la face des bourgeois. Le Roi a décampé. Hugo est député. Il siège, discourt et vote. Comme la rue s’agite, il quitte son fauteuil et monte à l’assaut de certaines barricades. Souvenir. Tension. Il n’a rien oublié quand il rédige ses pages de son roman Les Misérables, bien des années plus tard. Il est resté marqué par la complexité de cet événement et ceux qui y prirent part.
« Il arrive quelquefois que, même contre les principes, même contre la liberté, l’égalité et la fraternité, même contre le vote universel, même contre le gouvernement de tous par tous, du fond de ses angoisses, de ses découragements, de ses dénuements, de ses fièvres, de ses détresses, de ses miasmes, de ses ignorances, de ses ténèbres, cette grande désespérée, la canaille, proteste, et que la populace livre bataille au peuple. Les gueux attaquent le droit commun ; l’ochlocratie s’insurge contre le démos ».
J’ai retenu ce mot : ochlocratie. Il vient du grec ochlos, qui veut dire la « foule », et kratos, qui est le « pouvoir ». Au pouvoir du peuple (démocratie) Hugo oppose le pouvoir de la foule (ochlocratie). Joli mot pour saisir le tumulte, la masse nébuleuse, l’expression d’une foule « qui souffre et qui saigne, écrit-il, ses violences à contre-sens sur les principes qui sont sa vie, ses voies de fait contre le droit... »
Franck Abed - Javert, l’inspecteur de police, est l’un des nombreux personnages créés par Hugo. Celui-ci n’obtient pas la rédemption. Pire, « Javert est né déchu ». N’est-ce pas la une vision terrible de l’Homme et de la vie ?
Vision fatale, oui. Tous ses grands personnages sont confrontés à leur sort. Certains font de leur mieux pour s’en affranchir, voire pour se rédimer. D’autres s’y soumettent et en crèvent. Ainsi le policier Javert, pétri de sa loi et de sa justice aveugle, voire l’archidiacre Frollo dans Notre-dame de Paris, prêtre amoureux transi, et pour beaucoup Lantenac, le héros vendéen opposé à Gauvain. J’y vois une constante dans l’œuvre de Hugo comme une opposition assez systématique entre un héros positif, nietzschéen, et son antagoniste pétris de certitudes, de vérités terribles, de lois d’airain mortelles. Ce n’est pas le doute qui tue, écrivait F. Nietzsche. c’est la certitude. Les héros négatifs de Hugo tombent tous du haut de leurs convictions.
Franck Abed - Quel est le livre de Victor Hugo que vous préférez ?
L’Homme qui rit. C’est le roman somptueux, le sommet hugolien. J’ai dévoré ce livre. Ses protagonistes sont profonds, burlesques, tragiques, pétris d’humanité. Ursus a les fulgurances d’un Diogène, trainant sa « cahute roulante », misanthrope mordant. Flanqué de son loup Homo, il arpente les foires et les ornières de la vieille Angleterre. Gwynplaine est l’enfant monstrueux, le lord clown sublime qui fait rire les foules en semant ses vérités. Dea est la déesse aveugle qui voit au fond des cœurs. Je vous le recommande.
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