■ Le Pape Urbain II prêchant au Concile de Clermont.
Olivier Hanne - Agrégé et docteur en histoire médiévale (Habilité à diriger des recherches). Il vient de publier Papes en guerre ! La papauté et la violence armée au Moyen Âges chez Presses universitaires Rhin & Danube.
Propos recueillis par Franck Abed
Franck Abed - Bonjour Monsieur. Merci de répondre à nos questions. En guise d’introduction, pourriez-vous définir d’un point de vue intellectuel les termes suivants : guerre et violence ?
Olivier Hanne - J’ai voulu associer l’analyse de la guerre à celle de la violence armée, car le processus par lequel la papauté accepte progressivement la guerre ne se distingue pas de celui de la coercition, c’est-à-dire de l’emploi de la force armée pour contraindre certaines populations ou cités. Or, si les deux phénomènes aboutissent au même résultat (verser le sang d’un ennemi au nom de l’Eglise), les chemins sont différents : dans le cas de la guerre, la papauté récupère les vieilles définitions romaines sur la légitimité de certains conflits (notamment en cas de légitime défense ou de vengeance de torts subis), définitions qu’elle fait évoluer jusqu’à la croisade, mais sans combattre elle-même ; en revanche, pour ce qui est de la coercition, c’est le fait de gérer la ville de Rome, puis sa région, qui pousse la papauté à justifier son propre usage des attributs de l’Etat et donc de la force publique.
Franck Abed - Dans votre ouvrage, vous évoquez le Duché de Rome, le Patrimoine de Saint Pierre et les Etats Pontificaux. Comment la Papauté s’est-elle retrouvée à la tête d’un domaine temporel ?
Entre le viiie et la fin du xe siècle, grâce à son alliance avec les Carolingiens, la papauté profite de la naissance du Patrimoine de saint Pierre (accordé à la suite de plusieurs accords en 754, 756, 774, etc.), mais ces territoires l’obligent à étatiser et militariser un grand nombre de ses fonctions. Par voie de conséquence, l’action coercitive qu’elle assume prend des connotations religieuses.
Franck Abed - Faut-il opposer une Papauté primitive hostile à la guerre physique et une Papauté des Temps féodaux encadrant la guerre et la violence ?
Franck Abed - Comment l’Eglise définit-Elle la notion de « guerre juste » ?
On a longtemps associé à Augustin une définition stricte de la guerre juste, or le corpus de texte de l’évêque d’Hippone est plus nuancé. Augustin n’a pas élaboré la guerre juste comme un concept normatif, mais comme une réflexion composite et évolutive selon ses différents textes. Une partie de ce concept lui vient de Cicéron et l’autre de ses propres réflexions. L’idée initiale est que ce type de guerre vise à venger des torts ou des injustices et qu’elle doit être menée par le souverain. Puis, les circonstances ont permis à l’Église d’élargir ces éléments, notamment contre les dangers des invasions germaniques puis contre l’islam. C’est surtout le juriste Gratien au XIIe siècle puis Thomas d’Aquin dans la Somme théologique qui en formulèrent les contours de manière précise. Elle exige l’autorité du prince, une cause juste et une intention droite (c’est-à-dire ne pas vouloir en profiter pour commettre le mal). Thomas y associe aussi des modalités particulières au cours du conflit, notamment le refus du meurtre gratuit et de la cruauté.
Franck Abed - Il est intéressant de remarquer que le terme Croisade apparaît tardivement. Au moment des événements comment étaient nommées ces expéditions militaires ?
Franck Abed - Croisades et Guerres Saintes sont-elles synonymes ?
Les guerres saintes sont celles qui, par autorité apostolique, permettent la rémission des péchés. Les croisades correspondent exactement à cette définition, à ceci près qu’elles visent spécifiquement la libération de Jérusalem ou de la Palestine, tandis que d’autres conflits ont été accompagnés par cette promesse spirituelle : guerre en Egypte, contre l’empire ottoman, au Maghreb, et même des guerres en Italie. La guerre sainte est donc plus large que la croisade, même si les lettres pontificales mélangent parfois les deux formules.
Franck Abed - Dans le même ordre d’idées, les ordres militaires se créent indépendamment de la Papauté mais ils sont encouragés par Elle. Comment expliquez-vous la naissance de ces ordres ? Etaient-ils religieux puis milliaires ? Ou inversement ?
La papauté ne fut pas à l’origine de ces ordres, elle leur donna son approbation puis s’intéressa rapidement à leur développement, car ils étaient censés relever directement du pape, qui profitait ainsi d’une véritable armée et pouvait orienter les opérations militaires, chose beaucoup plus difficile à assurer lorsque des souverains menaient leurs propres troupes. L’origine des ordres est à la fois pratique et spirituelle: ils offraient un débouché à l’enthousiasme religieux d’une partie de la noblesse militaire, laissait espérer un recrutement plus régulier de soldats entièrement voués à la Terre sainte. Mais ils constituèrent l’aboutissement d’un long processus qui, à travers la consécration de la chevalerie chrétienne, entraîna la fusion des idéaux, longtemps opposés, du moine et du chevalier, dans une spiritualité de l’action . Le fait même que plusieurs ordres comme les teutoniques, les hospitaliers ou l’ordre de saint Lazare aient eu une origine « humanitaire » (accueil des pèlerins, hôpitaux, léproseries) avant de se militariser, est le signe d’un lent glissement de l’acte religieux à l’acte guerrier.
Franck Abed - Vous analysez les Croisades tardives et les Arrière-croisades. Pourriez-vous les définir dans les grandes lignes ?
Les récits historiques se concentrent généralement sur les croisades des XIIe-XIIIe siècles, alors que depuis la chute d’Acre en 1291 jusqu’à la fin du Moyen Âge, la papauté ne renonça nullement à faire retentir l’appel de croisade. Ce qu’on appelle les « croisades tardives » ou les « arrière-croisades » n’est donc pas une forme déliquescente ou abâtardie des grandes campagnes précédentes, mais leur prolongation dans un contexte européen marqué par des crises multiformes et une autorité pontificale contestée. Elles sont rendues plus difficiles par la situation en Orient, où des pouvoirs forts se sont affirmés – les Ottomans en Anatolie et les Mamelouks en Égypte – et où les Latins ne disposent plus de bases terrestres pour se déployer. Le pape, dont la position à la tête de la chrétienté ne va plus de soi, n’apparaît plus comme l’initiateur naturel de la croisade. Il faut alors redéfinir de nouvelles stratégies, de nouveaux objectifs et essayer de trouver de nouveaux acteurs, et plus seulement les souverains comme le roi de France. On se tourne avec vers des princes de second rang (le duc de Bourgogne, le duc de Savoie, les princes de Chypre) ou vers les ordres militaires.
Franck Abed - Evoquons et mettons à l’honneur une figure féminine qui apparaît plusieurs fois dans votre ouvrage : la comtesse Mathilde. Sa vie et ses actions s’insèrent dans les querelles entre l’Empire et la Papauté. Que retenir de sa vie ? De ses idées ?
La comtesse Mathilde, morte en 1115, était une femme de caractère, veuve du marquis de Toscane, richement possessionnée en Italie et épouse du duc Godefroi de Basse-Lorraine, dont elle s’était séparée. Adhérant à la cause pontificale, elle ira jusqu’à léguer par testament l’ensemble de ses domaines toscans à l’Église romaine. En janvier 1077, elle organise à Canossa une rencontre humiliante avec le pape Grégoire VII, devant lequel l’empereur Henri IV se présente en pénitent, pieds nus et en chemise blanche. L’empereur doit demander pardon pour sauver ses États et lever l’excommunication. Bien que femme, elle est présentée comme un modèle par les clercs défenseurs de la papauté. On la compare aux personnages bibliques de Déborah et de Judith, défendant le peuple hébreu de ses ennemis. Contre l’Antéchrist que représente Henri IV, elle est le parfait « chevalier du Christ », mais elle est aussi le « chevalier très fidèle de saint Pierre qui combat virilement ». « Oubliant son sexe et pareille aux Amazones antiques, elle livra bataille, femme qu’elle était, à des colonnes d’hommes, couverts de fer », décrit le chroniqueur anglais Guillaume de Malmesbury. Le canoniste et évêque réformateur Bonizon de Sutri assume un vocabulaire martial à son propos, « elle dont l’esprit viril a renoncé à toutes les choses mondaines pour se préparer à lutter par tous les moyens contre l’hérésie ». Elle est l’une des figures historiques de l’engagement féminin dans la guerre.
Franc Abed - Aujourd’hui la Papauté a-t-elle abandonné l’idée de guerre sainte ? De violence légitime ? De guerre juste ?
L’idée de guerre sainte voit ses derniers feux lors de la bataille navale de Lépante en 1571 contre l’armada ottomane. Mais le concept a été tellement utilisé dans des contextes politiques que son efficacité et sa légitimité sont partout contestés, même au sein de la curie. En revanche, la papauté a maintenu jusqu’au XIXe siècle la légitimité de la coercition physique, notamment parce qu’elle devait veiller à sauvegarder ses États, impératif qui passait nécessairement par une force armée et une police. Au cours du XXe siècle, cette exigence a été régulièrement remise en cause par la montée du pacifisme chrétien et face aux risque d’une manipulation de la guerre juste par les différents régimes politiques. Le Catéchisme de l’Eglise catholique a ainsi renoncé à la légitimité de la peine capitale en 2018. La violence est donc devenue la dernière option, ainsi que le pape François le rappelle régulièrement, déjà contre Daech en 2014, puis en Ukraine. L’Eglise préfère donc parler de « paix juste » plutôt que de « guerre juste », ce qui était déjà l’esprit de Benoît XV dans sa magnifique encyclique Ad beatissimi apostolorum principis de novembre 1914 face à la Première guerre mondiale.
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