Franck Abed : Je n’ai pas à proprement parler de stratège préféré. J’apprécie énormément les stratèges, la stratégie, les sièges, les débarquements, les opérations combinées et tout ce qui touche à l’art de la guerre.
Je l’étudie depuis très longtemps et je ne compte pas arrêter de si tôt. Si je devais obligatoirement citer un grand stratège, je me prononcerai sans aucune hésitation pour Napoléon. Il suffit d’analyser un tant soi peu la première Campagne d’Italie (1796-1797) pour se rendre compte que cet homme est probablement l’un des plus grands capitaines de tous les temps.
Je rappelle brièvement que dans la vision stratégique du Directoire, comprendre celle de Carnot, cette armée d’Italie ne devait jouer qu’un rôle secondaire en opérant des mouvements de diversion pendant que les armées principales - Sambre et Meuse et Rhin et Moselle - traverseraient les territoires germaniques pour fondre sur Vienne.
En réalité, l’arrivée de Bonaparte, surnommé le Capitaine canon - suite aux événements de Toulon - ou le général Vendémiaire (pour avoir réprimé une insurrection royaliste le 13 vendémiaire an IV), change la donne rapidement. Son audace, sa volonté d’en découdre et d’imposer son rythme à ses adversaires, son sens stratégique et tactique aiguisé transforment les plaines d’Italie en théâtre d’opération principal pour la plus grande gloire des armées françaises.
Stendhal dès les premières lignes de la Chartreuse de Parme lui rend un magnifique hommage : « Le 15 mai 1796 le général Bonaparte fit son entrée dans Milan à la tête de cette jeune armée qui venait de passer le pont de Lodi et d’apprendre au monde qu’après tant de siècles César et Alexandre avaient un successeur ».
Le Contemporain - Quelle est votre bataille préférée ?
L’Empereur pensait, à raison me semble-t-il, qu’il suffisait d’être maître de la Manche pendant six heures pour que l’Angleterre cesse d’exister, afin de devenir maître du monde. Les armées anglaises en 1805 n’auraient guère été capables d’opposer une réelle résistance à la Grande Armée même si les combats eussent dû se tenir à quelques encablures de Londres. Les entrées napoléoniennes à Vienne, Berlin, Madrid, Moscou, pour ne citer que des faits très connus, sont là pour en témoigner.
Ceci étant dit rappelons que Napoléon se trouvait au Nord de la France avec ses soldats très expérimentés, qui voulaient vraiment en découdre contre l’ennemi héréditaire. Pendant ce temps, les Russes et les Autrichiens s’agitaient dans le centre de l’Europe, aidés dans cette mauvaise direction par le crédit anglais : le Parlement de Londres vota un financement de 1,25 million de livres sterling pour 100 000 hommes de troupes régulières mises en campagne… Les Anglais agissaient ainsi car ils connaissaient la différence de qualité intrinsèque des armées britanniques et françaises. Ajoutons qu’il est toujours préférable de faire couler le sang des troupes d’autres pays plutôt que celui de ses propres hommes.
A la mi-août, sachant qu’il ne pourrait envahir la perfide Albion, à cause de l’incurie d’un amiral, Napoléon, entendant les bruits de bottes russes et autrichiennes, décide avec son énergie et sa clairvoyance coutumières d’envoyer son armée affronter les Autrichiens avant que les Russes ne viennent à leur secours. La campagne d’Allemagne qui s’ouvrira quelques semaines plus tard deviendra prodigieuse et restera pour toujours dans les annales militaires.
Napoléon déploie avec célérité ses corps d’armées sans que les ennemis ne parviennent à en prendre connaissance. Il réussit l’exploit - par un mouvement tournant et de savantes manœuvres - à enfermer le général Mack dans Ulm : 30.000 hommes sont faits prisonniers. En moins de quinze jours, la Grande Armée avait mis hors de combat 60.000 Autrichiens dont 30 généraux. La suite de la campagne montre que Napoléon sut constamment s’adapter aux terrains et aux combinaisons des armées adverses.
En novembre 1805, après trois mois de campagne, Napoléon et ses hommes se retrouvent loin de Paris et de la France. Ils bivouaquent au cœur de l’Europe. Les communications s’avèrent donc difficiles avec la Mère Patrie. Entre-temps, les Français apprennent la victoire anglaise de Trafalgar. La démobilisation et un sentiment d’abattement auraient pu frapper la troupe et les officiers. Malgré tout, Napoléon reste serein et développe des trésors intellectuels pour piéger ses ennemis. Avant Austerlitz, tout le panel ou presque de la stratégie et de la tactique est utilisé : marches, contremarches, espionnage, intoxication de l’ennemi, pièges psychologiques, etc.
J’aimerais insister sur ce dernier point. Napoléon à la fin du mois de novembre 1805 rencontre des émissaires ennemis et leur joue - littéralement - la comédie. Il leur fait croire qu’il n’est pas sûr de combattre, leur suggérant même qu’il pourrait retraiter. Il apparaît donc hésitant. Il surjoue tel un homme en manque de confiance. Le piège mental fonctionne à merveille auprès d’individus ayant tellement hâte d’écraser cette orgueilleuse armée et ces « maudits français ».
Pour couronner le tout, Napoléon ordonne même à des détachements de cavalerie de fuir volontairement devant les ennemis après quelques accrochages pour que ceux-ci se sentent vraiment supérieurs. Le stratagème rencontre le succès escompté. En effet, les austro-russes sont persuadés de pouvoir en finir une bonne fois pour toute avec l’Empereur. Ils manquent réellement de prudence bien que certains militaires russes comme Koutouzov, pour n’évoquer que le plus connu, recommandent d’attendre les renforts prussiens. Cependant, l’autrichien Weyrother paraît réellement sûr de son coup. Il ne veut pas manquer l’occasion de terrasser « ce parvenu Corse ». Cette attitude volontairement offensive renforce Alexandre Ier dans sa détermination d’attaquer sans attendre les Prussiens.
La suite est connue. La victoire est éclatante et mémorable. Le plus important me semble-t-il, restent la bravoure des soldats français et la capacité d’adaptation que Napoléon déploya toute la journée pour livrer une prestation tactique remarquable. Rien n’effacera la gloire de la Bataille des trois Empereurs et certainement pas la culture dite de « l’effacement ».
Le Contemporain - Quel est votre théoricien militaire préféré ?
J’en ai étudié beaucoup comme vous devez vous en douter. Deux ressortent du lot selon moi : Sun Tzu et Végèce. Mais n’oublions pas Thucydide, Xénophon, Machiavel, et tous les grands militaires ayant écrit sur l’art militaire.
Sun Tzu est vraiment un théoricien militaire de premier plan. Végèce reste surtout connu pour être un compilateur exceptionnel. Il ne faut pas sous-estimer son labeur, parce qu’il convient d’être intelligent, doué, factuel, méthodique et grand lecteur pour étudier les œuvres d’autrui et en extraire la substantifique moelle. Tout le monde connaît cette fameuse maxime « qui désire la paix se prépare donc à la guerre, qui aspire à la victoire s’applique à former ses soldats, qui recherche le succès combat selon les règles et non au hasard ». Il s’agit tout simplement de bon sens.
Quant au stratège chinois, il reste célèbre pour son ouvrage L’Art de la Guerre qui exprime avec des mots communs et un style concis des idées très fortes. L’idée directrice reste de gagner la bataille en utilisant le moins de ressources possibles, tout en utilisant l’ensemble des moyens mis à disposition : ruse, espionnage, marches et contremarches, mobilité incessante, adaptation, etc.
Je produirai seulement trois citations pour présenter et résumer son ambition générale :
- « L’art de la guerre, c’est de soumettre l’ennemi sans combat »
- « Il faut feindre la faiblesse afin que l’ennemi se perde dans l’arrogance »
- « Attaque ton ennemi quand il n’est pas préparé ; apparais quand tu n’es pas attendu »
Tout est dit ou presque. Le premier extrait montre que le plus important est de gagner sans combattre, ce qui revient à décourager son adversaire de vouloir entreprendre quoi que ce soit. Le deuxième développe l’idée de la ruse qui amène l’adversaire à s’enfermer dans sa vanité et son égo. Le troisième et dernier extrait expose parfaitement une des idées chères à tous les grands commandants : attaquer l’adversaire sur son point le plus faible à un moment où il ne s’y attend pas.
Le Contemporain - Il est de notoriété publique que vous vous présentez comme un ardent défenseur de la Monarchie en France. Selon vous, en matière de Grande Stratégie, c’est-à-dire vulgairement de stratégie à l’échelle de la compétition entre les Etats, en quoi une Restauration pourrait être bénéfique à la France ou, plus généralement, en quoi la Monarchie constitue-t-elle un avantage stratégique pour un Etat ?
Il me semble évident que le pouvoir incarné dans une seule personne est plus efficace qu’un pouvoir éclaté ou dilué par la multitude. L’autre point à signaler reste qu’il faut de la continuité dans les affaires de l’Etat. Une bonne et même une excellente politique ne peuvent se mener que sur le long terme. Or dans le système républicain en France le pouvoir est susceptible de changer de mains tous les cinq ans. Sans compter le fait que bien souvent, un nouveau président consacrera une bonne partie de son mandat à défaire ce qu’a mis en place le précédent et ainsi de suite. Dans ces conditions, le pays ne peut guère avancer et être sereinement tourné vers l’avenir. De plus, dans cette République la réalité du pouvoir politique est assurée par l’appareil d’administration notoirement gangrené par les syndicats et les idéologies.
Je prendrai encore un autre exemple. Un chef d’Etat doit parfois prendre des décisions impopulaires sur le court terme mais qui se révèlent bénéfiques sur le temps long. Cependant, dans notre pays le Président n’agit pas comme il le devrait car son pouvoir dépend de la prochaine élection. Ainsi, une réforme n’est pas appliquée sous prétexte qu’elle peut déplaire au peuple, comprendre les électeurs. De fait, les sujets majeurs ne sont véritablement jamais abordés de front car il convient d’éviter de se mettre à dos son électorat… pour garder le pouvoir.
Je souhaite à présent aborder le point suivant : supposons que le Président nomme un ministre et qu’après quelques semaines ou quelques mois à la tête de son ministère, il apparaisse clairement que celui-ci est inapte à ses fonctions. Dans l’optique de la prochaine élection, car cinq ans passent très vite, le Président décidera de le remplacer par une autre personne car l’impopularité de son ministre pourrait retomber sur lui par ricochet…
En monarchie vous disposez de la dimension du temps. Comme le pouvoir du Roi ne dépend pas du vote, des instituts de sondage ou des prédateurs financiers, le Roi peut laisser en place un ministre impopulaire ou incompétent, qui rencontre des difficultés passagères. De fait, avec le temps, il s’améliorera certainement…
La Démocratie, et encore plus à l’ère des réseaux sociaux avec leur côté intrusif et immédiat, ne prend jamais en compte la dimension du temps. Les républicains démocrates sont constamment dans le court terme et l’urgence. Je dirai même qu’ils agissent très souvent dans la réaction plus qu’ils n’imposent leurs propres volontés. Nous en voyons des exemples quotidiennement. De même, quand ils donnent la direction à suivre, leurs choix sont en général catastrophiques pour les intérêts supérieurs de la France.
Le pouvoir républicain et démocrate est faible par essence : il se montre incertain et court. Il n’y a jamais de véritable responsable car tout est censé être collectif. De plus, les vérités du jour ne sont jamais celles du lendemain car il demeure enchaîné à l’humeur des foules. Ces dernières changent constamment de passions et d’intrigues. De plus, elles sont très souvent animées par un individualisme forcené. Il est impossible de bâtir sur du sable ou de faire reposer un projet de civilisation sur des chimères idéologiques.
Concrètement, le Roi travaille pour le Bien Public. Bien souvent, il est préparé depuis sa plus tendre enfance à son futur rôle de Roi. Il n’était pas rare que le Dauphin assistât à des séances du Conseil du Roi pour comprendre directement et à la source le rôle qui lui sera dévolu le moment venu. De même, la succession héréditaire assure la stabilité. Par conséquent, elle évite que le pays subisse une guerre civile tous les cinq ans. La démocratie représente la discontinuité alors que la monarchie, par essence, incarne la continuité. En toute logique, un Roi de France ne détruirait pas l’œuvre de son père et de ses aïeux. Son rôle vise le maintien de ce qui fut bon pour son pouvoir avec l’objectif avoué de transmettre à son héritier un pays pacifié.
De manière intrinsèque, la monarchie offre bien plus de garanties que la démocratie républicaine en ce qui concerne les intérêts supérieurs de la France.
Le Contemporain - La religion est un puissant moteur de l’Histoire, y compris celle de la stratégie. La Foi est-elle un réconfort voire une force dans le chaos que constituent la guerre et les méandres de la stratégie ?
La Foi n’a pas pour fonction d’être une béquille destinée à se prémunir des emportements émotionnels. D’un point de vue catholique, la Foi est la croyance en la Divine Trinité et à la Rédemption des péchés apportée par la Passion et la Résurrection de Notre Seigneur Jésus-Christ. Pour rappel, Foi vient du latin fides qui veut dire confiance. Je peux donc écrire que les catholiques ont confiance en Dieu.
Il me paraît certain qu’avoir une grande foi, ce qui signifie vivre en conformité avec les vérités et la doctrine enseignées par l’Eglise catholique romaine, permet de mieux affronter les vicissitudes terrestres et les difficultés quotidiennes. Pour être dans le concret et rester dans la thématique de notre échange, un soldat qui marche dans la boue, le froid, la neige ou le désert souffre grandement. Mais que sont ces souffrances en comparaison de Celles reçues par Notre Seigneur au moment du Portement de la Croix ou la Crucifixion ? Ainsi, j’écris sans aucune réserve que la Foi et la connaissance des Écritures permettent de bien considérer les événements de la vie à leur juste valeur.
Trop souvent, les individus se sentent accablés par des difficultés somme toute non insurmontables. Ne jamais oublier que le peuple Hébreu fut réduit en esclavage ou que nos ancêtres souffrirent grandement ne serait-ce que pour survivre. Alors quand j’entends des gens du quotidien se plaindre de banalités ou de difficultés non essentielles, je préfère ne pas m’y attarder.
De fait, avoir une grande foi permet la patience et la force dans les épreuves comme me le rappelle la récitation quotidienne du Rosaire. Ma foi me permet de ne jamais douter du bien fondé de mes convictions profondes. Perdu au milieu du désert ou abandonné au milieu de nulle part, je sais que Dieu règne sur le monde visible et invisible. Dans la tranchée à Verdun, je suis intimement convaincu que mes aïeux tenaient fermement un chapelet dans leurs mains avant de combattre. Le soir venu, ils remerciaient certainement Dieu de leur avoir accordé une journée de plus.
Être animé par la Foi de manière sérieuse et réelle permet par ricochet de ne pas succomber à la déprime, aux extrémismes en tout genre, aux mauvaises sollicitations et à la tentation de faire reposer ses valeurs sur son nombril. La Foi n’est jamais un moyen, mais toujours un but, LE But : la Vision de Dieu ex umbris et imaginibus.
Concernant la stratégie, certains livres religieux et même des passages bibliques peuvent apporter des réponses satisfaisantes. Ces dernières peuvent être même considérées comme un code de conduite : ne jamais agir sous la colère, savoir pardonner, ne pas se précipiter, rendre justice, être avare du sang des hommes, respecter l’adversaire, les morts, être prudent, patient dans les épreuves, etc.
Dans l’art de la guerre, il faut aussi beaucoup d’humilité dans la conduite des opérations. Un croyant ayant cette vérité en tête et l’appliquant commettra certainement moins d’erreurs que d’autres sombrant dans la vanité.
Le Contemporain - Comment définiriez-vous la stratégie ?
Le problème, entre autres, est qu’aujourd’hui le terme stratégie est employé de manière abusive au point que son sens premier se retrouve perdu dans les limbes. Les journalistes, les communicants, les chefs d’entreprises, les animateurs en développement personnel évoquent le terme de stratégie pour parler de stratégie d’entreprise, de communication, de carrière, de séduction, etc. Le terme de stratégie est même employé dans le vocabulaire sportif. Le point commun entre ces modes d’action multiples et variés consiste à définir des objectifs et ensuite des moyens pour y parvenir.
Cependant, et les gens sérieux en conviendront : aucune des approches précédemment décrites ne relève ou ne dépend du domaine militaire. Toutes ces personnes usent et abusent d’un vocabulaire en lui déniant son sens propre. Elles contribuent à la confusion intellectuelle et à l’affaiblissement du vocabulaire et des concepts.
L’étymologie du mot stratégie ne souffre d’aucune équivoque : la stratégie est le fait de faire avancer (ageïn) une armée (stratos). Vous le comprendrez donc aisément, je n’ai pas de définition de la stratégie à proposer. Je m’en tiens à la définition classique retenue par les plus grands.
D’une manière générale, je ne crois pas au Progrès perpétuel ou à l’Évolution Permanente. La technique et la puissance de feu ont certes grandement évolué depuis les guerres de l’Antiquité ou celles du Grand Siècle. Toutefois les fondamentaux de la guerre restent les mêmes : détruire l’ennemi, être plus fort que lui, l’amener à la table des négociations pour obtenir des avantages, etc.
Pour rappel, Thucydide, le grand historien et acteur de la Guerre du Péloponnèse, définit trois motifs impérieux pour justifier l’entrée en guerre d’une cité : « L’honneur, la crainte, l’intérêt ». Wou Tseu, le général chinois des Royaumes combattants, parle quant à lui de cinq motifs : « Renom, profit, haine, luttes intestines, famine ». En étudiant ces deux listes de motifs, nous découvrons deux réelles et fortes convergences : honneur/renom et intérêt/profit. Clausewitz a démontré, grâce à la méthode comparatiste, que la structure de la guerre procède d’une « étonnante trinité ».
De fait, toute guerre est « une interaction de trois pôles, les passions meurtrières, le calcul des probabilités militaires et la rationalité politique ». Dans trois cents ans ou dans mille ans, la guerre demeurera toujours un acte violent destiné à contraindre un adversaire à exécuter la volonté du vainqueur. Ainsi, je suis intimement convaincu que la nature profonde de l’être humain et ses motivations ne changent pas, nonobstant la déferlante technique et cybernétique subie depuis les années 2000. La forme évolue, le fond non.
Je conclus cet entretien par une citation tirée de De la guerre écrit par l’éminent Clausewitz : « Dans la guerre, tout est simple, mais le plus simple est difficile »…
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