T. Yégavian : [Arménie] « Tous les éléments sont réunis pour qu’un massacre se produise »

 Tigrane Yégavian (©Lydia Kasparian).

De la taille de la Belgique, l’Arménie est un petit Etat montagneux enclavé à la croisée des mondes orientaux et occidentaux. Elle est de nos jours la principale victime des velléités panturquistes et panislamiques d’Ankara et de Bakou. Tigrane Yégavian, géopolitologue spécialiste du Caucase et du Moyen-Orient, nous brosse un tableau de la situation tragique en Arménie et dans l’Artsakh. 

Tigrane Yégavian - Chercheur au Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R), professeur à l’université internationale Schiller, auteur de Géopolitique de l’Arménie, Bibliomonde, 2022.


Propos recueillis par Elias LEMRANI


Le Contemporain - Quelles sont les origines politiques et historiques des différends entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan et plus largement entre le peuple arménien et les peuples turcs ?

 

Tigrane Yégavian : Le Caucase est depuis l’aurore du XIXe siècle, une zone d’influence russe. Si le peuplement arménien atteste une continuité sans interruption depuis plusieurs millénaires en Artsakh (ex Haut-Karabagh), il n’en n’est pas de même pour le reste du territoire de la République d’Arménie située sur la route des invasions seldjoukides, turcomanes, mongoles, etc.


Au début du XXe siècle les populations arméniennes et musulmanes étaient très mélangées. Les tatares du Caucase (nom donné aux ancêtres des Azéris) constituaient une forte minorité en Arménie. De son côté Bakou était une ville cosmopolite peuplée à un tiers d’Arméniens.


Les Azéris s’appuient sur la très forte disparité ethno confessionnelle antérieure au génocide de 1915 et à la création des Etats arménien, azerbaidjanais et géorgien en 1918, pour revendiquer de larges portions du territoire arménien comme des terres historiquement azerbaidjanaises. Tout est entrepris depuis plusieurs décennies au niveau de l’historiographie de Bakou pour délégitimer la présence arménienne dans le Caucase. C’est pourquoi ils ont eu recours à une lecture révisionniste de l’Histoire, clamant qu’ils sont descendants des Albanais du Caucase, ancien peuple chrétien disparu au VIIIe siècle et dont le territoire se situait plus au nord de l’actuel Artsakh, niant ainsi leur origine centre asiatique et seldjoukide. Selon la version azérie les Arméniens de la République d’Arménie sont descendants de réfugiés de l’Arménie ottomane expulsés par le génocide de 1915, ce qui est partiellement exact, et que les Arméniens de l’Artsakh seraient des Albanais « arménisés ».

 

Le Contemporain - De quelles natures sont les nombreuses exactions azéries contre les civils arménien depuis 2020 ? Serait-ce une exagération que de dire que la situation actuelle est la poursuite du génocide de 1915 ?


Des exactions ont surtout eu lieu contre les civils et militaires capturés par l’armée azerbaïdjanaise pendant et après la guerre de 2020. De nombreux cas d’atrocités contre des soldats arméniens et yézidis de nationalité arménienne ont été l’œuvre de mercenaires islamistes syriens recrutés par l’agence turque SADAT.  On recense des cas de tortures, de mutilations, de viols et de démembrement documentés. Malheureusement les ONG arméniennes de défense des droits de l’Homme peinent à mobiliser l’attention de la communauté internationale sur la détention arbitraire de prisonniers arméniens dans les geôles du régime des Aliyev où ils subissent des sévices extrêmement graves. Ces actes de tortures sont la conséquence logique de deux processus. Tout d’abord le ressentiment causé par la conquête et l’occupation de larges portions de territoire azéri par les forces arméniennes de l’Artsakh générant l’expulsion de plus de 700.000 personnes chassées de leurs foyers. Ensuite, la haine viscérale des Arméniens qui puise ses origines dans l’hostilité des tatars vis-à-vis de la grande bourgeoisie arménienne de Bakou, détentrice de puits de pétrole. Cette arménophobie a été érigée en idéologie nationale et entretenue par le régime d’Ilham Aliyev afin de détourner les regards sur la captation des richesses du sous-sol par le clan du pouvoir au mépris de la majorité d’une population soumise à un régime répressif.


Dire que la politique d’ethnocide n’est pas une vue de l’esprit. Cela consiste à éradiquer tout vestige, toute église, pierre tombale, tout lieu de mémoire évoquant la présence arménienne répond à l’objectif suivant : un Karabagh sans arménien, de la même façon que les Arméniens du Nakhitchevan ont subi un nettoyage ethnique. La prochaine cible à présent est le Siunik, étroite bande montagneuse, et dernier verrou stratégique qui relie l’Arménie à l’Iran et empêche la jonction panturquiste. Cette politique d’éradication correspond à la poursuite du génocide de 1915, puisqu’un nettoyage ethnique est imminent dans l’Artsakh soumis à un blocus total depuis le 12 décembre 2022. Tous les éléments sont réunis pour qu’un massacre se produise, tel que l’Institut Lemkine chargé de la prévention des crimes de masses l’a rappelé à plusieurs reprises au cours de ces derniers mois.

 

Le Contemporain - Quels sont les objectifs de Bakou ? Qui sont ses principaux alliés ?


En 2020 le rapport de force a clairement changé en faveur de l’Azerbaïdjan. Bakou entend traduire sa victoire militaire de 2020 en victoire politique. Pour cela l’Azerbaïdjan poursuit une stratégie d’étranglement de l’Artsakh demeuré arménien en exerçant une pression maximale pour pousser les 120.000 Arméniens autochtones au départ et résoudre la question du statut par un nettoyage ethnique. Second objectif : l’obtention d’un corridor extraterritorial souverain reliant l’Azerbaïdjan au Nakhitchevan dans le sud de l’Arménie ; un moyen de couper l’Arménie de l’Iran et enfin, obtenir un « accord de paix » avec l’Arménie perçu comme une capitulation par Erevan, puisque Bakou exige en plus de l’abandon de tout statut pour les Arméniens du Karabagh et le fameux corridor du sud, une redéfinition du tracé frontalier, sous-entendu le grignotage de nouveaux territoires. En mai et en septembre de l’année dernière, l’Azerbaïdjan a lancé plusieurs offensives sur le territoire souverain de l’Arménie, l’armée de Bakou occupe à présent des hauteurs stratégiques et exerce une pression toujours plus forte sur Erevan afin d’obtenir ce qu’elle désire. Les Azéris peuvent compter sur le soutien total de la Turquie, de la Russie qui est intéressée par le contrôle du fameux corridor. Mais aussi du Royaume Uni, principal investisseur direct dans le pays ainsi que d’Israël, son fournisseur en drones et son partenaire stratégique. Les Israéliens considèrent l’Azerbaïdjan comme leur arrière-cour contre l’Iran où vit une population d’ethnie azérie deux fois supérieure à celle de l’Azerbaïdjan. D’où le regain de tension entre les deux pays.

 

Le Contemporain - Depuis le 12 décembre 2022, des militants azerbaïdjanais prétendument écologistes bloquent le corridor de Latchine reliant l’Arménie à l’enclave de l’Artsakh, que cherche Bakou par ce stratagème ? Quelle est la situation actuelle des habitants de l’Artsakh ? Quelle place occupe cette enclave dans le conflit ?


L’objectif de l’Azerbaïdjan est d’obtenir par la force un corridor dans le sud de l’Arménie et de pousser les 120.000 Artsakhiotes au départ en rendant leur vie quotidienne impossible.


Depuis plus de deux mois, seule la Croix-Rouge peut encore entrer au Karabakh. Les 120.000 habitants de l’enclave manquent de tout : aliments de base, médicaments, lait et couches pour enfants. Les réserves sont à sec, les gens ont des coupons de rationnement. Les écoles sont fermées, car le gaz et l’électricité sont souvent coupés. Amnesty International a publié un rapport alarmant à ce sujet. Les personnes les plus vulnérables souffrent davantage et ne peuvent être évacuées qu’au compte-gouttes via la Croix Rouge pour recevoir des soins en Arménie. L’Azerbaïdjan menace d’abattre tout avion et hélicoptère qui viendrait à se poser à Stepanakert. La population réagit avec calme et résilience, mais les mères de famille sont dans un état de stress avancé, la non scolarisation des enfants cause de sérieux dysfonctionnement qui à ce jour n’ont pas eu l’heur d’émouvoir l’UNICEF…

 

Le Contemporain - L’Arménie est membre de l’OTSC, traité qui la lie à Moscou, quelle place occupe ce dernier dans le conflit ?


L’OTSC n’est qu’un gadget aux mains de la Russie. Elle n’a de sécurité collective que le nom.


L’Arménie qui avait envoyé un contingent en janvier 2022 pour soutenir le pouvoir Kazakhstanais face aux émeutes avait déclenché en septembre de la même année face à l’offensive azérie sur son propre territoire, l’article 4 qui est l’équivalent de l’article 5 de l’OTAN. Or, aucun de ses alliés n’y a répondu car leurs intérêts penchent davantage en faveur de l’Azerbaïdjan. La Biélorussie et le Kazakhstan sont des partenaires du régime d’Aliyev et la Russie ne veut en aucun cas s’aliéner son voisin méridional par lequel transite ses exportations de gaz qui contournent les sanctions internationales. Bref, l’Arménie ne peut pas compter sur l’OTSC qui la soutient avec la corde du pendu.

  

Le Contemporain - L’ambassadrice arménienne en France, Mme Hasmik Tolmadjian, a dénoncé en septembre dernier que « toute l’attention de la communauté internationale [soit] tournée vers l’Ukraine », elle estime que l’Arménie est une « victime collatérale de l’actuel bouleversement géopolitique majeur. » Considérez-vous que l’indignation des Occidentaux est à géométrie variable ?


A l’évidence, l’Arménie fait les frais du « deux poids deux mesures » face à la mobilisation en faveur de l’Ukraine agressée par la Russie. J’y vois plusieurs explications. Tout d’abord l’appartenance de l’Arménie à la sphère d’influence russe qui rend tout transfert d’armes de la part d’un pays ami comme la France peu réaliste. Ensuite la pression de l’Azerbaïdjan qui approvisionne environ 1% de la consommation de l’UE en pétrole et gaz mais entend renforcer ses exportations. Enfin les dirigeants arméniens ont une communication inaudible contrairement à leurs homologues ukrainiens bien plus aguerris dans ce domaine.

 

Le Contemporain - L’été dernier, l’Union européenne a signé en grande pompe un accord exceptionnel avec Bakou devant doubler d’ici à quelques années ses importations de gaz naturel, qualifiant l’Azerbaïdjan de « partenaire fiable ». Peut-on considérer l’UE comme hostile à l’Arménie et allié de Bakou ? L’Arménie est-elle sacrifiée par les Européens sur l’autel de la realpolitik bruxelloise ?


L’Union Européenne se comporte comme un fossoyeur vis-à-vis de l’unique démocratie du Caucase et de la région. Madame Von der Leyen diabolise Vladimir Poutine et n’a aucun scrupule à légitimer un autre dictateur sanguinaire. Ce que souhaite l’UE c’est une désescalade à moindre frais et sur le dos des Arméniens de l’Artsakh, ce « peuple en trop »  qu’elle invite l’Arménie à « lâcher » en l’espérance d’une hypothétique promesse d’aide économique. La seule action positive menée par l’UE est l’envoi d’observateurs civils à l’initiative du président E. Macron qui sont déployés à plusieurs niveaux de la frontière côté arménien. Son mandat a été renouvelé. C’est important, mais pas assez pour stopper l’agression azérie.


Le Contemporain - Nancy Pelosi s’est l’an dernier rendu en Arménie, cela témoigne t-il d’un réel soutien de Washington apporté à Erevan ou d’une simple volonté de défier Moscou dans son pré-carré caucasien ?


Les Etats-Unis poursuivent leur politique d’endiguement et d’affaiblissement de la Russie sur ses marches caucasiennes. L’Arménie n’est pas tant récompensée pour ses efforts de démocratisation et sa position de victime, mais perçue davantage comme un « balcon sur l’Iran ». La visite de N. Pelosi a eu le mérite de braquer les projecteurs de l’actualité sur son sort, mais elle n’a pas débouché sur une aide militaire dont elle a tant besoin pour pallier la menace.

 

Le Contemporain - Yaël Braun-Pivet, présidente de l’Assemblée nationale, s’est récemment rendue en Arménie. Comment analysez-vous la posture actuelle de la France dans le conflit ? De quelle manière Paris devrait-elle agir dans le conflit entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan et sur la question des chrétiens d’Orient ? La France doit-elle armer Erevan comme elle arme Kiev ?

 

L’argument religieux ne mobilise qu’une frange de la droite française et d’association comme SOS Chrétiens d’Orient. La France est un pays ami mais pas un allié de l’Arménie. Ce sont deux choses bien distinctes. La dépendance vis-à-vis de l’OTAN, l’état de l’armée  constituent un sérieux handicap. Paris n’a aucun intérêt ni de levier pour agir militairement sans une concertation avec deux autres membres clés du conseil de sécurité : les Etats-Unis et l’Inde, cette dernière qui s’est rapprochée de l’Arménie et combat le panturquisme principal soutien de son rival pakistanais. 

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